Je me suis si longtemps cru le premier, le seul. J’aurais aimé naître des amours de mes parents à Saint-Gaultier, au retour de leurs promenades nocturnes, dans leur petite chambre sous les toits. Moins éprouvés que d’autres par la guerre, les humiliations et les crimes des envahisseurs, ils comparaient ce séjour à une période de grandes vacances. J’imaginais qu’un aiguilleur bienveillant avait détourné de Saint-Gaultier le long convoi de deuils, de souffrances, d’abominations, et que sa sinistre cargaison n’avait pas transité par les rues paisibles de la petite localité. La guerre, réduite aux informations diffusées par les voix nasillardes des chroniqueurs, n’avait déployé ses horreurs que dans les postes de T.S.F. et les images d’épouvante étaient restées bien à l’abri sous les couvertures des manuels d’histoire.

 

De retour à Paris, Maxime et Tania ont retrouvé le magasin intact mais constaté avec dépit l’opulence des commerçants voisins. Ceux qui n’ont pas été obligés de fuir ont bâti de véritables fortunes, profitant de la rareté de la concurrence et de l’extraordinaire hausse des prix. Louise les a attendus, elle a veillé sur leurs biens comme s’il s’était agi des siens. Elle a survécu aux épreuves, aux humiliations.

 

Les premières années d’après-guerre se révèlent moins confortables que celles de leur retraite de l’Indre : l’approvisionnement est difficile, la marchandise leur parvient au compte-gouttes, il faut laisser aux industries le temps de se remettre en route. Les métiers à tisser de la vallée de l’Aube tournent jour et nuit, les usines peinent à honorer leurs carnets de commandes. La nourriture n’encombre pas leur table, les tickets de rationnement sont encore en vigueur. Maxime et Tania reprennent cependant leurs habitudes, la clientèle se presse de nouveau dans le magasin et tous deux retrouvent le chemin des bords de Marne pour se consacrer comme autrefois à leur entraînement.

 

Quelques années plus tard, les blessures du pays paraissent cicatrisées. Tania insiste de nouveau auprès de Maxime, elle désire cet enfant depuis si longtemps. Mais il se montre encore réticent. Leur vie à deux lui apporte tant de joies, son désir pour Tania ne souffre d’aucune lassitude et les mêmes hésitations qu’auparavant le font reculer : il ne veut pas partager sa femme. Plus tard il dira en souriant, parlant de ma conception, que cet enfant lui a échappé.

 

Lorsque enfin ma venue s’annonce, Tania voit avec bonheur son ventre s’arrondir, mais dès l’accouchement les choses se compliquait On en est à parler de forceps, voire de césarienne. Enfin le résultat de l’union des deux athlètes est là, recueilli dans un linge : bien différent de celui dont ils ont rêvé, c’est un enfant fragile qu’il faut arracher à la mort...

 

J’ai survécu, grâce aux bons soins des médecins et à l’amour de ma mère. Mon père m’a aimé aussi, je veux le croire, surmontant sa déception, trouvant dans les soins, l’inquiétude, la protection, de quoi nourrir ses sentiments. Mais son premier regard a laissé sur moi sa trace et régulièrement j’en ai retrouvé l’éclair d’amertume.