Aussi longtemps que possible, j’avais retardé le moment de savoir : je m’écorchais aux barbelés d’un enclos de silence. Pour l’éviter je m’étais inventé un frère, faute de pouvoir reconnaître celui qui s’était à jamais imprimé dans l’œil taciturne de mon père. Grâce à Louise j’apprenais qu’il avait un visage, celui du petit garçon que l’on m’avait caché et qui ne cessait de me hanter. Blessés à jamais de l’avoir abandonné à son sort, coupables d’avoir construit leur bonheur sur sa disparition, mes parents l’avaient maintenu dans l’ombre. Je ployais sous la honte dont j’avais hérité, comme sous ce corps qui avait exercé la nuit sa tyrannie sur le mien.
J’ignorais qu’au-delà de mon torse étroit, de mes jambes grêles, c’était lui que mon père contemplait. Il voyait ce fils, son projet de statuaire, son rêve interrompu. À ma naissance, c’était Simon que l’on avait déposé encore une fois dans ses bras, le rêve d’un enfant qu’il allait former à son image. Ce n’était pas moi, balbutiement de vie, brouillon dont n’émergeait aucun trait reconnaissable. Avait-il pu dissimuler sa déception aux yeux de ma mère, avait-il pu s’arracher un sourire attendri en me contemplant ?
Tous mes proches savaient, tous avaient connu Simon, l’avaient aimé. Tous avaient en mémoire sa vigueur, son autorité. Et tous me l’avaient tu. À leur tour, sans le vouloir, ils l’avaient rayé de la liste des morts comme de celle des vivants, répétant par amour le geste de ses assassins. On ne pouvait lire son nom sur aucune pierre, il n’était plus pro– noncé par personne, pas plus que celui d’Hannah, sa mère. Simon et Hannah, effacés à deux reprises : par la haine de leurs persécuteurs et par l’amour de leurs proches. Aspirés par ce vide dont je n’aurais pu m’approcher sans risquer le naufrage. Un silence rayonnant, soleil noir qui ne s’était pas contenté d’absorber son existence mais avait aussi recouvert toute trace de nos origines.
Simon. J’étais sûr que j’avais marché moins tôt que lui, prononcé mes premiers mots des mois après les siens. Comment aurais-je pu me mesurer à lui ? Troublé par le plaisir que je retirais de cette défaite, j’en cultivais la satisfaction morbide : je capitulais devant mon frère, mon ventre contre le matelas, son pied sur ma nuque.
Et c’est Louise qui m’avait fait le rencontrer. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre son fantôme apparût dans cette brèche, qu’il surgît de ces confidences. Ma découverte du petit chien de peluche l’avait arraché à sa nuit et il était venu hanter mon enfance. Sans ma vieille amie, peut-être n’aurais-je jamais su. Sans doute aurais-je continué à partager mon lit avec celui qui m’imposait sa force, ignorant que c’était avec Simon que je luttais, enroulant mes jambes aux siennes, mêlant mon souffle au sien et finissant toujours vaincu. Je ne pouvais pas savoir qu’on ne gagne jamais contre un mort.