J’ai longtemps été un petit garçon qui se rêvait une famille idéale. À partir des rares images qu’ils me laissaient entrevoir j’ai imaginé la rencontre de mes parents. Quelques mots lâchés sur leur enfance, des bribes d’informations sur leur jeunesse, sur leur idylle, autant de parcelles sur lesquelles je me suis jeté pour construire mon improbable récit. J’ai dévidé à ma façon l’écheveau de leur vie et, de même que je m’étais inventé un frère, j’ai fabriqué de toutes pièces la rencontre des deux corps dont j’étais né, comme j’aurais écrit un roman.
La pratique du sport, leur passion commune, avait réuni Maxime et Tania : mon histoire ne pouvait commencer que dans le stade où je les accompagnais si souvent.
L’Alsacienne étend ses terrains de sport, sa piscine et ses gymnases en bordure de Marne. On arrive devant sa grille surmontée d’une cigogne métallique après avoir longé les berges parsemées de guinguettes. Le dimanche on se presse vers ces dancings flanqués de restaurants où l’on déguste des assiettes de friture accompagnées d’un petit vin blanc acide. Des garçons en bras de chemise et des filles en robes fleuries s’y enlacent au son de l’accordéon et se dévêtent au plus fort de l’été pour plonger dans l’eau fraîche. L’insouciance des baigneurs et les exclamations des danseurs contrastent avec les souffles et les soupirs des ascètes en maillots blancs, tout à leur discipline, qui affichent leur concentration sur les pelouses du stade.
Maxime est le fleuron de cette troupe, il brille dans le gymnase, terrasse ses adversaires à la lutte gréco-romaine, effectue sans effort la croix de fer aux anneaux. Il a une revanche à prendre : il a commencé à travailler très jeune dans le commerce de bonneterie de son père. Les faibles moyens de Joseph, émigré roumain, ne lui ont pas permis d’assurer à ses trois enfants de longues études. Les deux aînés se sont contentés de leur sort, mariés très jeunes ils répètent sans s’en émouvoir la trajectoire paternelle. Mais Maxime, le cadet, aurait voulu devenir médecin ou avocat, un de ces métiers qui autorisent à faire précéder son nom d’un titre. On l’aurait appelé docteur ou maître, ce qui aurait fait oublier la consonance étrangère de son patronyme. On y flaire le déracinement, on éprouve la tentation d’en rouler les « r », il y flotte des relents de cuisine d’Europe centrale, reliefs trop accusés aux yeux de ce jeune homme aux ambitions de dandy. Amoureux de Paris, il veut s’y fondre, en adopter les modes, s’imprégner du parfum d’insouciance qui y règne.
Préféré de sa mère Caroline, disparue alors qu’il était encore enfant, il aime séduire. Il s’habille avec goût, porte des chemises sur mesure. Il veut briller et le premier achat important qu’il se permet est celui d’une voiture décapotable : chromes et sièges de cuir. Il sillonne Paris, coude à la portière, cheveux au vent, guettant le regard des passantes ralentissant aux files d’attente des stations de taxis pour proposer à quelque inconnue de l’accompagner. Très tôt il a vu se refléter dans les yeux des jeunes femmes le charme de son visage.
Au hasard de ses promenades automobiles en bord de Marne il a longé les grilles du club. Impressionné par l’ardeur de ces garçons et de ces filles, il s’est aussitôt inscrit et a commencé à pratiquer différentes disciplines pour atteindre son idéal de perfection.
En quelques années la musculation et les agrès lui ont dessiné la stature dont il rêvait : sa carrure d’athlète fait oublier ses origines.