J’allais bientôt devoir traverser le couloir, retrouver l’agitation du magasin. Je n’étais plus le même et ceux que j’allais rejoindre, à quelques mètres du cabinet de Louise, s’étaient transformés eux aussi. Derrière les masques qui venaient de tomber demeuraient deux souffrances insoupçonnables. Alertés par ma pâleur, mes parents se sont inquiétés, je les ai rassurés d’un sourire. Je les ai observés, ils n’avaient pas changé. Le silence allait persister et je n’imaginais pas ce qui pourrait me décider à le rompre. À mon tour je cherchais à les protéger.
Les semaines suivantes j’allais multiplier mes rendez-vous avec Louise, poursuivre mon enquête. Mon amie ouvrait un à un de nouveaux chapitres : ces événements dont j’avais appris les détails dans mon livre d’histoire, l’Occupation, Vichy, le sort des juifs, la ligne de démarcation, ne se réduisaient plus aux titres en gras d’un manuel scolaire, ils s’animaient soudain, photos en noir et blanc qui retrouvaient leurs couleurs. Mes parents les avaient traversés, ils en avaient été marqués bien davantage que je ne l’avais cru.
Hannah surgissait de la nuit, première épouse de Maxime, avec ses yeux pâles, son teint de porcelaine. Mère inquiète et tendre, veillant sur son fils unique. Plus mère que femme, dirait Louise pour excuser Maxime, pour ne pas accabler Tania.
J’apprenais à connaître Simon : fierté de son père, cœur de sa mère, graine de champion aux muscles déliés, conquérant dès son plus jeune âge. Et lorsque la voix de Louise se brisait, je restais insensible : je ne parvenais pas à m’apitoyer. Ce qu’elle me disait de Simon provoquait en moi une colère sourde dont je me sentais déjà coupable. J’essayais de me figurer sa détresse, son corps devenu semblable au mien grelottant sous l’étoffe grossière, ses côtes saillantes, son enfance réduite à cette poignée de cendres soufflée par le vent de Pologne. Mais je ressentais la morsure d’une jalousie féroce lorsque Louise évoquait les traits, le corps si bien dessiné du double parfait de Maxime, couvé par le regard admiratif de son père.
Après avoir vécu toutes ces années sous l’ombre d’un frère, je découvrais celui que mes parents m’avaient caché. Et je ne l’aimais pas. Louise m’avait brossé le portrait d’un enfant séducteur, sur de sa force, semblable en tous points à celui qui m’écrasait chaque jour. Et cette image, conscient de l’horreur de mon désir, j’aurais voulu la livrer aux flammes.