La famille a regagné Paris. Le sort qui s’est acharné sur Hannah et les siens leur a laissé la vie sauve. Tania est revenue vivre avec Martha. Maxime n’a pu supporter l’idée de dormir avenue Gambetta et s’est installé un lit de fortune au premier étage du magasin. Les deux amants s’imposent cette distance, ils n’osent plus se toucher. Il leur est devenu impossible d’écarter l’image des absents, de s’aimer dans ces lieux hantés. Il leur faut attendre.
Lorsque Tania apprend la mort de Robert, elle le pleure à peine, il est déjà si loin. Elle pense même qu’elle n’aura pas à affronter son regard. Mais que se passera-t-il si Hannah et Simon reviennent de leur exil ? Elle l’affirme à Maxime, dès leur retour à Paris : elle saura s’effacer. Il lui faut le dire et elle veut y croire. Il l’écoute, silencieux, la serre dans ses bras, ils s’efforcent de chasser toute pensée de leur esprit.
Après la Libération les familles espèrent encore. À Paris on guette l’arrivée des déportés, jour après jour on se rend aux nouvelles, on consulte les listes affichées dans le hall de l’hôtel Lutétia. On passe de groupe en groupe en brandissant des photos, on pose des questions, on assiste à l’arrivée des autobus déchargeant sur’ le trottoir leur cargaison de fantômes.
A plusieurs reprises Maxime prend le métro jusqu’à Sèvres-Babylone, il en revient bouleversé. Une foule hagarde envahit les salons de réception, cohorte misérable tranchant sur le luxe des lieux. Des ombres foulent les tapis épais, errent entre les grands canapés et les miroirs, vacillent et s’accrochent au bar où peu de temps auparavant des officiers allemands levaient leurs coupes à la victoire. Chaque visage d’enfant, chaque œil creux, chaque pâleur fait tressaillir Maxime. Sous les vêtements en lambeaux des femmes il croit, chaque fois, reconnaître la silhouette amaigrie d’Hannah. Une douleur aiguë le traverse : celle de l’espoir qui se mêle à la crainte. Un mur s’est élevé, qui étouffe leurs voix, il peine à en retrouver les intonations, il a oublié le timbre clair de son fils, les murmures de sa femme. En vain il cherche à retrouver leurs rires, leurs expressions favorites, leur parfum : il a commencé à faire son deuil, Hannah et Simon ne reviendront jamais.
Il faudra du temps pour que Tania et Maxime envisagent une vie commune. Des mois, passés à déménager des meubles, remplir des valises, soulever des objets encore habités, plier des affaires imprégnées d’odeurs familières, faire place nette. Maxime ne pourra se résoudre à donner les jouets de son fils et les déposera dans la chambre de service, au sixième étage de l’immeuble où Tania et lui vont vivre désormais. C’est là que je découvrirai Sim, quand j’y accompagnerai ma mère, des années avant qu’un véritable chien, Echo, le petit bâtard noir et blanc recueilli sur les bords de la Marne, ne vienne partager notre existence.
Je vais naître dans ce quartier, habiter cette rue calme. Une des pièces de l’appartement sera transformée en gymnase, où Tania et Maxime poursuivront leur entraînement. Ils se marieront, travailleront ensemble rue du Bourg-l’Abbé, se spécialiseront dans les articles de sport, la clientèle s’y pressera. De l’autre côté du couloir Louise ouvrira de ne veau son cabinet d’infirmière. Chaque fin semaine ils se rendront au stade, dimanche soir ils participeront au dîner rituel ; chez Esther et Georges, avec le reste de hi famille. Les blessures seront moins vives, seule une douleur sourde restera tapie au fond de chacun. On ne parlera plus de la guerre, on ne prononcera plus le nom des disparus. Peu de temps après ma naissance Maxime provoquera de nouvelles tensions en faisant modifier l’orthographe de notre nom. Grinberg sera lavé de ce « n » et de ce « g », ces deux lettres devenues porteuses de mort.