Un matin, peu avant mon dix-huitième anniversaire, le téléphone a sonné. Après avoir répondu mon père a raccroché, le regard absent, la main encore appuyée sur le récepteur. Il nous a annoncé la nouvelle d’une voix calme, puis s’est penché pour caresser Echo venu se coucher à ses pieds. Il est resté incliné un long moment, sa main ébouriffant la fourrure de son chien, puis s’étant enfin redressé il est parti enfiler son manteau. Il a accepté que je l’accompagne.

La voisine qui aidait Joseph pour ses courses et son ménage nous a fait entrer. Sur la table recouverte d’une toile cirée j’ai vu une assiette vide, un verre à demi rempli, une serviette chiffonnée. J’ai suivi mon père jusqu’à la chambre où j’allais voir mon premier mort. Mon grand-père reposait dans son lit, la tête rejetée en arrière, le teint cireux, la bouche ouverte. Mon père l’a contemplé puis s’est tourné vers moi pour me dire qu’il était heureux que son père soit mort dans son sommeil. La plus belle façon de quitter ce monde, a-t-il ajouté. Je me suis approché du visage de Joseph, j ’ai touché sa joue du dos de ma main, sa peau était glacée. Quel rêve l’avait emporté ? Avait-il su qu’il disparaissait ?

 

Nous avons enterré Joseph au Père Lachaise. Nous nous sommes dirigés vers le carré juif où mon grand-père allait reposer à côté de sa femme. J’ai découvert la tombe de Caroline, à deux pas de l’appartement de Joseph, à quelques minutes de l’avenue Gambetta. Encore une question que je n’avais jamais posée. Lors de nos balades parisiennes mon père m’avait souvent emmené rendre visite aux morts les plus célèbres du Père-Lachaise, mais jamais nous n’avions fait le détour par le carré juif. Pourquoi serait-il allé se recueillir devant la dalle où était gravé le nom de sa mère ? Il portait ses morts en lui : ceux qui lui avaient été les plus chers n’avaient pas de sépulture, leur nom n’était inscrit sur aucun marbre. À plusieurs reprises, lorsque nous étions passés devant le bâtiment du columbarium, il m’avait fait part de sa volonté d’être incinéré. Maintenant seulement je pouvais comprendre la véritable raison de son choix.

 

À peine arrivé à la maison mon père a saisi Echo dans ses bras et s’est approché de la fenêtre. Il l’a ouverte et s’est avancé sur le balcon pour rester un long moment à contempler la rue puis il s’est enfermé comme à son habitude dans le gymnase.