Esther et Louise sont installées à une table, à côté du bar. Hannah et Simon un peu plus loin, près de la fenêtre. La salle est vide, ils sont les seuls clients du café, on entend le tic-tac d’une grosse comtoise, le patron nettoie son zinc en bavardant avec le passeur. Tout paraît si calme, un avan-goût de cette liberté qui les attend à quelques kilomètres à peine. L’homme leur a conseillé de se séparer afin que leur groupe n’attire pas l’attention. Après avoir remisé leurs bagages à l’extérieur, dans un appentis, il est allé leur chercher des boissons. Il a repéré les horaires des tours de garde, sait à quel moment l’attention des veilleurs se relâchera. Il leur a dit qu’il faudrait faire vite, récupérer les sacs et courir dans l’obscurité d’un petit chemin dont il connaît chaque pierre. Prévenu que l’on allait marcher de nuit dans la campagne, Simon serre son petit chien contre lui et boit la limonade que l’homme lui a servie. Hannah ne touche pas à sa tasse, elle fixe le ciel étoile au-delà de la fenêtre, de temps à autre, comme absente, elle caresse les cheveux de son fils. Esher et Louise la regardent de loin, avec anxiété. Simon demande à aller aux toilettes, on lui indique le chemin, Hannah veut se lever pour l’accompagner mais d’un geste il lui signifie qu’il est assez grand pour se débrouiller seul. Au passage il confie son chien à Louise. Elle sourit, regardant s’éloigner vers le fond de la salle le petit homme autoritaire et charmeur.

 

Soudain on entend crisser les freins d’une automobile. Des pas claquent dans la nuit et la porte du restaurant s’ouvre sur trois officiers en uniforme. Louise et Esther se sentent blêmir, instinctivement Louise cache le petit chien sous la table, puis porte la main à sa poitrine pour s’assurer qu’aucun fil de l’étoile décousue n’y est resté accroché. Hannah ne réagit pas à l’entrée des hommes. Le dos du passeur se contracte, accoudé au bar il porte son verre à ses lèvres et fixe les rangées de bouteilles. Deux des hommes restent en faction près de la porte, le troisième se dirige vers Louise et Esther et leur demande leurs papiers. Elles maîtrisent le tremblement de leurs mains, sortent leurs cartes d’identité de leur sac. Au moment où Louise se lève, l’épaisse semelle de sa chaussure orthopédique heurte le pied de la chaise. L’homme dit quelque chose en allemand à ses deux collègues qui lui répondent en riant. Le patron du café tente une plaisanterie, le passeur se force à sourire. L’officier ne réagit pas et plonge son regard dans les yeux des deux femmes après avoir contemplé leurs photographies. Il leur rend leurs papiers, contrôle ceux du passeur puis se dirige vers Hannah qui ne s’est pas détournée de la fenêtre. Une fois près d’elle il tend une main autoritaire et la jeune femme plante ses yeux dans les siens. Louise et Esther retiennent leur souffle, elles la voient fouiller dans son sac, contempler ses papiers, les poser en évidence sur la table avant d’en sortir d’autres qu’elle tend à l’homme, sans lâcher son regard.

Décontenancé, l’officier hausse les sourcils. À peine a-t-il jeté un œil sur le document qu’il aboie un ordre. Esther et Louise, paralysées, comprennent ce qui vient de se passer. On entend alors un trottinement sur le parquet de la salle, Simon vient de sortir des toilettes et se précipite vers sa mère. Louise voudrait lui faire signe de se taire, de se diriger vers elle, mais il est trop tard L’homme interroge Hannah du regard. Sans hésiter, d’une voix calme elle répond : « C’est mon fils. »

 

Hannah et Simon quittent le café, encadrés par les trois hommes. Tout s’est joué en quelques secondes. Hannah est déjà loin, le regard perdu. Simon suit sa mère et longe la table des deux femmes sans leur adresser la parole. Sur son passage Louise se dresse mais une main ferme posée sur son épaule la force à se rasseoir : celle du passeur, qui la foudroie du regard. Les officiers n’ont rien vu, la porte se referme sur la nuit noire, on entend démarrer la voiture et c’est de nouveau le silence. Esther et Louise s’effondrent mais le passeur ne leur laisse pas le temps de réfléchir, il est pâle, le front luisant de sueur : c’est maintenant ou jamais. Il faut partir, ramasser les affaires dans l’appentis et emprunter le sentier qui mène vers la liberté, elles se chargeront des sacs de la mère et de l’enfant. En se levant Louise cogne un objet sous la table : le chien de Simon. Le petit garçon est parti sans son compagnon, lui rendre les aurait condamnées, de toute façon elle n’y a même pas songé. Elle le presse contre son visage, le mouille de ses larmes.

L’homme les bouscule, les fait sortir en hâte. Esther fait peur à voir, le trait de crayon gras qui souligne ses yeux a coulé, lui dessine des cernes verdâtres, son épaisse chevelure rousse accentue sa pâleur. La nuit est fraîche malgré la saison, le ciel constellé d’étoiles. Louise serre le petit chien contre sa poitrine, elle se dit que Simon a eu raison de le protéger avec le manteau tricoté par Hannah.

 

Une heure plus tard elles sont en zone libre. La campagne est agitée de murmures, les herbes ondulent au passage de chats en maraude, on entend le hululement d’un rapace. Elles avancent sur une route déserte, baignée par la clarté de la lune, cherchant un abri pour attendre le lever du jour. Louise imagine le tableau pitoyable que doivent offrir leurs deux silhouettes : un fantôme blafard au maquillage ruisselant, qui étouffe des sanglots, et une pauvre Juive claudicante, un sac dans chaque main, un chien en peluche coincé sous le bras. De l’autre côté de la ligne une voiture file dans la nuit, balayant de ses phares la route hostile. Vers quel cauchemar conduit-elle ses passagers, une femme hagarde et un petit garçon qui, de son œil inquiet, tente de percer l’obscurité ? Louise et Esther partagent la même pensée : elles ont échoué dans la mission qui leur a été confiée. Comment pourront-elles affronter l’arrivée à Saint-Gaultier, annoncer la nouvelle aux hommes qui les attendent ?