CHAPITRE I
À la villa des Mouettes
CLAUDINE attendait ses trois cousins à la gare. Auprès d’elle, Dagobert, son chien, remuait la queue et manifestait une grande impatience. Il savait bien que sa maîtresse et lui allaient retrouver François, Mick et Annie, et il s’en réjouissait. La vie était toujours beaucoup plus amusante lorsque les cinq étaient réunis.
« Le train arrive, Dago ! » s’écria Claude.
Personne ne l’appelait plus Claudine, car elle faisait la sourde oreille à ce nom. Elle ressemblait à un garçon avec ses cheveux courts et frisés ; elle portait un short et une chemise à col ouvert. Son visage était bronzé, ses jambes et ses bras nus semblaient aussi noirs que ceux d’une gitane.
On entendit au loin le bruit du train ; un petit nuage de fumée blanche apparut et monta vers le ciel. Dagobert aboya. Il n’aimait pas les trains, mais il avait de la sympathie pour celui-là.
La locomotive arriva à la gare de Kernach ; bien avant que le train fût arrêté le long du quai, trois têtes s’encadrèrent dans l’une des fenêtres et trois mains s’agitèrent.
Claude répondit à ces bonjours ; un large sourire s’épanouit sur son visage. La portière s’ouvrit quelques instants avant l’arrêt du train ; un grand garçon en descendit, aidant une petite fille. Puis, vint un autre garçon, moins grand que le premier ; il portait un sac dans chaque main. Sur son dos un troisième sac. Claude et Dago l’entourèrent.
« François, Mick, Annie, votre train a du retard, nous pensions que vous n’arriveriez jamais !
— Hello ! Claude. Nous voilà enfin ! Bas les pattes, Dago !
— Bonjour, Claude. Oh ! Dago, tu es toujours aussi caressant.
— Ouah ! » répondit Dago avec joie.
Il courait de l’un à l’autre des enfants, ne sachant comment manifester son plaisir de les voir.
« Vous n’avez pas de malle, pas de valises ? demanda Claude. Seulement trois sacs ?
— Nous ne venons pas pour longtemps cette fois, hélas ! répondit Mick. Quinze jours seulement. Enfin, c’est mieux que rien !
— Aussi, vous n’auriez pas dû rester en Angleterre pendant six semaines, dit Claude avec une pointe de jalousie. J’imagine que vous êtes devenus à peu près Anglais, maintenant. »
Mick sourit et commença à parler dans un anglais rapide qui paraissait à Claude aussi obscur que de l’hébreu.
« Cela suffit ! dit-elle en lui donnant une tape amicale. Tu es toujours aussi nigaud ! Enfin je suis contente que tu sois venu. La maison est bien triste et bien solitaire sans vous tous.»
Un porteur s’approchait avec un chariot. Mick s’adressa à lui en faisant une mimique très drôle et lui parla en anglais. Le bonhomme connaissait très bien Mick et s’amusait de ses plaisanteries.
« Continue ton charabia, petit », dit-il, puis reprenant un ton sérieux : « Voulez-vous que je porte vos paquets jusqu’à la villa des Mouettes ?
— Oui, je vous en prie, répondit Annie. Cela suffit, Mick, les plaisanteries les meilleures sont toujours les plus courtes.
— Oh ! laisse-le ! s’exclama Claude. Que je suis contente d’être avec vous ! »
Elle passa un bras autour de l’épaule d’Annie et entraîna Mick de l’autre côté. « Maman a hâte de vous voir.
— Je suppose que l’oncle Henri, lui, n’éprouve aucune impatience, commenta François tandis qu’ils marchaient tous les cinq le long du quai.
— Papa est de très bonne humeur, dit Claude. Vous savez qu’il est allé en Amérique avec maman pour faire des conférences et entendre discourir d’autres savants. Maman a dit qu’il avait été très bien accueilli. »
Le père de Claude était un brillant savant, connu dans le monde entier. Dans l’intimité, c’était un homme d’un caractère plutôt difficile, impatient, coléreux et distrait. Les enfants l’aimaient beaucoup, mais gardaient de respectueuses distances. Ils soupiraient d’aise lorsque l’oncle Henri s’en allait pour quelques jours, car ils pouvaient alors faire autant de bruit qu’ils voulaient, monter et descendre les escaliers, jouer à toutes sortes de jeux.
« L’oncle Henri va-t-il rester à la maison ? demanda Annie que son oncle effrayait.
— Non, répondit Claude, papa et maman vont en voyage en Espagne. Nous serons tout seuls.
— Formidable ! s’écria Mick. Nous pourrons passer toute la journée en costume de bain.
— Et Dago pourra manger avec nous ! Le pauvre, il a été bien maltraité toute cette semaine, on l’a chassé de la salle à manger car il avalait toutes les mouches qui s’approchaient de lui. Papa ne peut pas supporter de voir Dago gober une mouche.
— Pauvre chien ! dit Annie en caressant la tête frisée de Dagobert. Il pourra croquer toutes les bestioles qu’il voudra, nous ne lui dirons rien.
— Ouah ! répondit Dago avec reconnaissance.
— Hélas ! nos vacances seront si courtes que nous n’aurons pas le temps de vivre beaucoup d’aventures », murmura Mick avec regret, tandis qu’ils pénétraient dans le jardin des Mouettes.
Les coquelicots avaient fleuri dans l’herbe, et la mer, au loin, brillait, aussi bleue que les bleuets.
« Deux semaines à peine, poursuivit Mick, et il nous faudra retourner en classe. Enfin j’espère qu’il fera beau ! Je veux me baigner six fois par jour. »
Un moment plus tard, ils se retrouvèrent tous assis autour de la table de la salle à manger. Tante Cécile avait préparé un très bon goûter, elle était enchantée de revoir ses neveux et sa nièce.
« Maintenant Claude va être contente, dit-elle en leur souriant. Elle était toute triste, la semaine dernière. Veux-tu un autre croissant, Mick ? Prends-en deux tout de suite, tu as l’air d’avoir faim !
— Merci, dit Mick, c’est délicieux. Où est l’oncle Henri ?
— Dans son bureau, répondit la tante. J’irai le chercher dans une minute. J’ai l’impression qu’il ne mangerait pas de toute la journée, si je n’allais pas le chercher, et si je ne le tirais pas de force jusqu’à la salle à manger.
— Le voici ! » s’écria François en entendant les pas rapides de son oncle.
Soudain la porte s’ouvrit. L’oncle Henri apparut ; il tenait un journal à la main et semblait très absorbé. Il ne vit même pas les enfants.
« Regarde, Cécile ! cria-t-il, regarde ce que les journalistes ont osé imprimer ! J’avais pourtant donné l’ordre qu’on ne publie pas cela. Les bandits ! Les imbéciles ! Les…
— Henri ! s’écria sa femme. Que t’arrive-t-il ? Regarde, les enfants sont là ! »
Mais l’oncle Henri ne vit pas les enfants, tant il était préoccupé par l’article du journal.
« La maison sera envahie par des reporters qui voudront me voir et connaître tous mes projets ! dit-il en élevant la voix. Ecoute un peu ce qu’ils osent écrire, sans la moindre discrétion : « Le fameux savant poursuit ses expériences chez lui, à la villa des Mouettes ; c’est là que se trouvent tous ses dossiers, tous ses carnets de notes et les plans de ses prochains livres. Deux nouveaux cahiers, écrits en Amérique, ainsi que d’étonnants schémas sont rangés dans son bureau personnel à Kernach. » Je te dis, Cécile, que nous aurons une horde de journalistes ici !
— Mais non, mon cher Henri, ne t’inquiète pas ! De toute façon nous partons pour l’Espagne. Assieds-toi et prends un peu de thé. Tu n’as pas encore souhaité la bienvenue à François, Mick et Annie. »
L’oncle Henri s’assit en grognant.
« Je ne savais pas qu’ils venaient, dit-il en prenant une biscotte beurrée. Tu aurais pu me le dire, Cécile.
— Je te l’ai dit trois fois hier et deux fois ce matin ! »répondit sa femme.
Annie serra doucement la main de son oncle qui était assis près d’elle.
« Tu es toujours le même, oncle Henri ! Tu ne te souviens jamais que nous allons arriver ; veux-tu que nous repartions tout de suite ? »
Son oncle la regarda et lui sourit. Sa mauvaise humeur ne durait jamais longtemps. Il dit bonjour aussi à François et à Mick.
« Vous voilà de nouveau ici, dit-il. Allez-vous être capables de garder le manoir pendant que je serai en voyage avec votre tante ?
— Bien sûr ! s’exclamèrent les trois enfants.
— Personne n’osera approcher ! dit François. Dagobert nous aidera. Je mettrai une pancarte : « Attention, chien méchant ».
— Ouah, ouah ! » approuva Dago, qui paraissait enchanté.
Soudain, une mouche tourna autour de lui ; il la happa. L’oncle Henri sursauta.
« Veux-tu une autre tartine, papa ? demanda aussitôt Claude. Quand partez-vous pour l’Espagne, maman et toi ?
— Demain ! répondit tante Cécile avec fermeté. Ne prends pas cet air, je t’en prie, Henri, tu sais parfaitement que tout est arrangé depuis des semaines ! D’ailleurs, tu as besoin de vacances !
— Tu aurais pu m’avertir que le départ était fixé à demain ! dit son mari d’un air indigné. J’ai encore des tas de choses à faire !
— Henri, je t’ai dit des dizaines de fois que nous prenions l’avion le 3 septembre. Moi aussi j’ai besoin de vacances, ajouta-t-elle d’un ton décidé. Les quatre enfants seront très bien ici avec le chien. Ils aiment beaucoup leur indépendance. François est grand maintenant et peut prendre la responsabilité des autres. »
Dagobert goba encore une mouche et l’oncle Henri bondit de sa chaise.
« Si ce chien recommence… ! »
Sa femme l’interrompit aussitôt.
« Tu vois, tu es horriblement nerveux, mon ami ! Cela te fera du bien de partir. Alors, souviens-toi que nous quittons la maison demain. Je ne m’inquiète pas pour les enfants, il ne peut rien leur arriver. »
Tante Cécile se trompait, bien sûr. Tout pouvait arriver lorsque le Club des Cinq était livré à sa fantaisie !