Épilogue
Comme chaque samedi après-midi, la foule déambulait dans les allées de Parly II. Des gens entre deux âges, calmes et bien mis dans l’ensemble, rien à voir avec les hordes tapageuses et bigarrées qui déferlaient dans les centres commerciaux populaires des Halles ou de la Défense. Néanmoins, Sanchez avait horreur de ce lieu, de cette ambiance, de cette petite musique insipide et de ces annonces débitées par des voix féminines aussi chaleureuses que des machines à laver ou des autocuiseurs en promotion. Impossible pourtant d’échapper à ces courses hebdomadaires qui faisaient la joie de Josyane. Depuis trois ans qu’ils étaient rentrés en France, elle ne s’était pas encore lassée. Cette fois, la présence de la cousine Noémie alourdissait encore la corvée. Noémie avait débarqué à Roissy deux jours plus tôt. Son vol avait eu deux heures et demie de retard et les Sanchez avaient dû l’attendre dans l’aéroport bondé. La compagnie camerounaise, qu’elle avait choisie par mesure d’économie, avait une fois encore mérité son surnom d’« Air peut-être »…
Il fallait donc loger la cousine, la nourrir, l’écouter, lui donner la réplique, la trimballer un peu partout et choisir un cadeau pour chaque membre de la famille.
Sanchez retroussa sa manche pour jeter un coup d’œil à sa montre. Cela faisait maintenant plus de deux heures qu’ils parcouraient ces allées. Ce décor et cette musique diffusée continuellement par des haut-parleurs disséminés un peu partout lui semblaient si mièvres qu’il en venait à regretter les rues de Douala, ses marchés, les foules bruyantes, les commerçants qui faisaient hurler leurs sonos ; même la moiteur dont il avait pourtant souffert lui semblait préférable à cet univers aseptisé. À son retour en France, ses économies et ses primes d’expatrié lui avaient permis d’acheter une maison Kaufman & Broad dans un lotissement pour semi-riches de l’Ouest parisien. Comme lui, ses voisins étaient, pour la plupart, des cadres supérieurs. S’ils avaient des préjugés à l’encontre des couples mixtes, ils ne le montraient pas : Josyane fréquentait régulièrement plusieurs femmes du quartier. Ces dames s’entendaient pour garder les enfants, les accompagner à l’école, se recommander des femmes de ménage, de nouveaux instituts de beauté et des émissions télé.
Sanchez parlait de temps à autre de reprendre un poste dans un pays lointain, en Amérique latine par exemple, mais Josyane ne voulait pas en entendre parler. Elle menait désormais, la vie dont elle avait toujours rêvé et qui lui revenait de droit, du moins en donnait-elle l’impression.
La naissance des jumelles avait beaucoup modifié leurs rapports. Leurs relations sexuelles étaient devenues routinières et presque aussi fades que ces vitrines semblables à toutes celles qu’on pouvait trouver dans n’importe quelle galerie marchande, mais qui suscitaient pourtant l’émerveillement de la cousine Noémie. Sanchez se demandait parfois si son épouse – ils étaient passés devant le maire pour faciliter la naturalisation de Josyane – avait un amant, plusieurs peut-être, mais cela semblait difficile dans ce lotissement où on ne pouvait recevoir quelqu’un ou lui rendre visite sans que tous les habitants soient au courant. De toute manière, cette question ne le torturait pas.
Après avoir consulté sa montre, Sanchez soupira puis poussa le landau dans lequel les jumelles étaient placées face à face pour rejoindre les deux cousines qui étaient déjà passées à la vitrine suivante. De l’autre côté de la galerie, il remarqua un homme en fauteuil roulant accompagné d’une adolescente très BCBG avec sa jupe bleue, son chemisier blanc et ses petites couettes. L’infirme paraissait la soixantaine. Des lunettes teintées à monture en or dissimulaient son regard. Sa courte brosse de cheveux blancs, son menton carré lui donnaient l’allure d’un militaire.
Le ruban rouge fixé à sa boutonnière confirma l’intuition de Sanchez.
Soudain, alors que Josyane et sa cousine élevaient la voix pour commenter, en camfranglais émaillé de douala, les qualités et les prix des différents modèles de chaussures exposés dans la vitrine, l’infirme tourna la tête dans leur direction. Avec habileté, il fit pivoter son fauteuil, traversa la galerie, s’approcha des deux cousines et pointa le doigt dans leur direction.
— Camerounaises, n’est-ce pas ?
Josyane plaça ses poings sur ses hanches, retrouvant un peu de ses airs provocants d’autrefois.
— Eh oui, comment avez-vous deviné, cher monsieur ? Pour ma part, je suis Française, mais je suis en effet d’origine camerounaise et cette personne arrive tout droit de Douala.
— C’est ma foi vrai, dit la cousine. Vous avez l’œil, vous savez reconnaître les Camerounaises !
— Je peux même vous dire que vous êtes du littoral, je me trompe ?
Impressionnée, la cousine lui décocha un large sourire.
— Ce monsieur-là, il connaît le Cameroun !
Sanchez se tenait un peu en retrait et écoutait distraitement cette conversation qui retardait encore le moment du départ.
L’infirme hocha la tête. Un léger tremblement, une sorte de tic qu’on ne remarquait qu’à courte distance, agitait sa lèvre inférieure, mais il s’exprimait sans le moindre bégaiement.
— Oui, on peut dire que je connais le Cameroun.
— Vous avez vécu en Afrique ?
— Assez longtemps, oui.
La cousine balança la tête en levant les yeux au ciel.
— Mais vous avez préféré rentrer dans votre pays, n’est-ce pas ? Je vous comprends, aujourd’hui, c’est la pagaille complète chez nous. Encore la semaine dernière, il y a eu des émeutes et le gouvernement est incapable de rétablir l’ordre.
La cousine était bavarde comme une pie. Impossible de l’arrêter.
— C’est plus calme à Paris que chez nous, ça c’est sûr ! Et vous avez davantage de jolies choses dans les magasins. C’est peut-être pour ça que vous êtes rentré, cher monsieur ?
La prolongation de cette conversation irritait de plus en plus Sanchez. Si l’inconnu n’avait pas été infirme, la cousine l’aurait probablement dragué, car elle avait plus d’une fois répété à Josyane qu’elle aimerait elle aussi se trouver un Français. Josyane avait bien entendu rapporté ces propos à son mari. Elle lui avait même demandé s’il ne connaissait pas quelqu’un qu’il serait possible d’inviter à la maison pendant le séjour de Noémie.
L’infirme souleva ses lunettes pour dévisager la jeune femme, puis de la main il montra ses jambes paralysées. Une lueur de tristesse mêlée de nostalgie passa dans son regard.
— Pas exactement, j’ai eu un accident du travail.
Son regard croisa brièvement celui de Josyane. Puis sur une brusque inspiration, Acquaviva rabattit ses lunettes sur son nez, fit pivoter son fauteuil, alla rejoindre sa petite-fille de l’autre côté de la galerie et s’éloigna.