19

Le portable de Frémieux se mit à vibrer dans la poche de sa veste, alors qu’il lisait un article du Quotidien du médecin assis à l’arrière de sa limousine. Il ne confiait le numéro de ce portable qu’à sa famille et à un très petit nombre de collaborateurs.

— Jean-Noël Frémieux ?

— Lui-même.

— AB Conseil.

— Ah, un instant, je vous prie.

Il ordonna à son chauffeur de s’arrêter, pour que la communication ne risque pas d’être coupée.

— Je vous écoute.

— Notre affaire est réglée au mieux de vos intérêts. Nous avons eu un petit pépin technique, mais ça ne concerne pas directement l’opération. Vous ne devriez plus en entendre parler.

— C’est parfait. Vous serez réglé comme convenu.

Le PDG replia son portable, le rangea dans sa poche, ferma les yeux et laissa aller sa tête contre le rembourrage du siège de cuir. Il éprouvait un intense soulagement.

— Ça ne va pas, monsieur le président ? Vous ne vous sentez pas bien ? s’inquiéta le chauffeur qui l’observait dans le rétroviseur.

— Au contraire, Gilles, je ne me suis jamais senti aussi bien !

— Alors, il vaudrait peut-être mieux repartir, nous ne sommes pas très bien garés. Nous gênons la circulation.

— Encore un instant.

Il reprit son portable et composa le numéro de la directrice de la communication.

— Solange ? Vous avez le feu vert pour le lancement du Virsac. Je redoutais quelques petites complications, mais tout est réglé.

 

— Champagne ! commanda Acquaviva.

La serveuse apporta une bouteille et fit mine de la déboucher. Acquaviva s’en empara et examina l’étiquette, sous le regard impressionné de Théodore.

— Sois gentille, petite, c’est du champagne que j’ai demandé, pas du mousseux tiède. Je ne suis pas encore assez bourré pour me faire fourguer n’importe quoi.

La serveuse repartit avec sa bouteille et alla raconter cet incident à la patronne du Perroquet vert, une impressionnante matrone moulée dans une robe dorée, qui officiait derrière son comptoir. Celle-ci jaugea ce Blanc décidé à claquer ses francs CFA, puis lui concocta un petit numéro de charme et vint en personne lui présenter une bouteille de grande marque.

— Vous allez goûter d’abord et si ça ne vous convient pas, je vous en proposerai une autre.

Elle déboucha cérémonieusement la bouteille et versa un peu de champagne dans une flûte sans en perdre une goutte. Acquaviva goûta et hocha la tête.

— Celui-là me semble correct.

— Vous êtes à Douala pour affaires ?

Acquaviva vida la flûte.

— On peut dire ça.

La patronne remplit les flûtes des deux clients tout en observant Théodore.

— Et ce garçon est sans doute votre guide ?

Ce qui était une façon élégante de remarquer qu’il avait embauché un boy. Théodore, qui avait senti le mépris de la patronne, n’était pas dupe.

— Mon assistant, précisa Acquaviva, en adressant un clin d’œil au jeune homme.

Théodore trempa prudemment ses lèvres dans le champagne. Le goût le surprit mais lui plut.

— Et vous êtes dans quelle branche, si ce n’est pas indiscret ?

— Le conseil. Je procède à des audits, je règle des situations délicates…

— Ah… Et vous êtes de Paris ?

— Comment avez-vous deviné ?

— J’ai travaillé plusieurs années à Paris. Chef de rang au Wepler de la place Clichy. Vous connaissez ?

— Affirmatif.

— Donc je sais distinguer l’accent d’un Parisien de celui d’un Marseillais.

Elle montra la salle qui commençait à se remplir.

— Hélas, nous ne voyons pas beaucoup de Français en ce moment. On dirait que les expatriés boudent notre établissement et notre quartier. Ils se montent la tête avec les histoires de délinquants. On peut aussi bien se faire détrousser à Bonapriso, boulevard Ahidjo ou place de la Poste.

Nouveau clin d’œil d’Acquaviva à son compagnon.

— Je veux bien vous croire. Même l’aéroport n’est pas sûr d’après ce qu’on m’a dit.

La patronne prit appui des deux mains sur leur table et se pencha vers eux, exhibant une poitrine spectaculaire.

— Je vous envoie la petite avec la carte. Nous avons des soles qui sortent de l’eau et du poulet kedjenou comme mon chef est seul à savoir le faire. Les musiciens vont bientôt arriver. Et, si vous avez envie de compagnie, n’hésitez pas. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente soirée et un agréable séjour à Douala.

— Elle est top, mais elle veut te composer, avertit Théodore après le départ de la patronne.

— Ne t’en fais pas. Je ne suis pas né de la dernière pluie.

Ils optèrent pour le poulet kedjenou. Acquaviva buvait comme un trou. Théodore, qui n’avait pas oublié sa mésaventure lors de leur première sortie, restait plus prudent. Il avait le sentiment de vivre la grande vie, celle des agents secrets qu’on voit dans les séries américaines. Mais il ne perdait pas de vue pour autant que cette existence était dangereuse et parfois très courte. Le professionnalisme dont ce Blanc venait de faire preuve en exécutant le Bosniaque montrait qu’il s’agissait d’un personnage redoutable, même s’il jouait pour le moment les gentils patrons. Il ignorait quelles étaient ses intentions à son égard et n’accordait qu’une confiance limitée à ses déclarations rassurantes. Un homme capable de tuer aussi froidement devait aussi savoir mentir. Le garçon décida de demeurer sobre, d’une part pour rester prêt à faire face à toute éventualité, d’autre part pour ne pas s’endormir bêtement s’il se retrouvait dans le lit d’une fille. Sa mission accomplie, libéré de la tension qui avait accompagné sa préparation, Acquaviva donnait en revanche l’impression de se lâcher complètement. Il semblait en veine de confidences.

— Tu sais que j’ai vécu pendant plusieurs années ici ?

— J’avais compris que tu étais déjà venu, patron, parce que tu causes le camfranglais.

— Je cause aussi un peu le bassa, le bamiléké et le douala. Et j’ai occupé un poste important, si tu veux savoir, mais ça commence à dater. Plus personne ne se souvient de moi et plus personne ne me reconnaît. Pour le genre de boulot que je fais maintenant, ça vaut mieux. Tu ne crois pas ?

— Pour sûr, patron.

— J’ai même été conseiller du président Ahidjo[45]. Tu sais qui c’est, au moins ?

— Forcément que je le connais, il y a plein de rues à son nom, et on l’apprend à l’école.

— Je peux te dire que ce pays avait plus de gueule à cette époque-là. C’était plus propre, il n’y avait pas autant de voleurs et l’aéroport n’était pas aussi déglingué qu’aujourd’hui. C’est une honte de laisser un aéroport dans cet état.

— Je sais pas, patron. Je connais pas les aéroports, mais tu as sûrement raison.

Autour d’eux, les convives se mirent à applaudir la chanteuse qui venait de monter sur la scène, en compagnie d’un guitariste et d’un percussionniste. Elle attaqua une mélodie lente et langoureuse.

— Tu comprends ce qu’elle chante, alors, si tu parles toutes les langues ?

— Je sais qu’elle chante en douala, mais je ne comprends pas grand-chose. C’est trop vieux. J’ai oublié. Je saisis quelques trucs : « on a sekele toute la nuit », je sais ce que ça veut dire ! Tout a changé depuis mon époque, mais pas ça…

La chanteuse enchaîna sur un rythme plus entraînant. Des couples se mirent à danser. Acquaviva commanda une seconde bouteille de champagne.

— Aujourd’hui, la mode c’est l’afro funk. L’aéroport est tout pourri mais on a quand même la Star Academy. Ça existait pas, dans ton temps, patron ?

— Non, ça n’existait pas. Et moi, je faisais la guerre. Ça n’est pas le premier Bamiléké que j’envoie rejoindre ses ancêtres. On en a zigouillé un bon paquet, à l’époque. On ne leur faisait pas de cadeau, mais ils ne nous en faisaient pas non plus. Faut reconnaître que c’étaient des bons guerriers, moi j’ai toujours respecté mes ennemis, en Indo comme en Algérie et en Afrique. Mais on n’était pas vraiment à égalité. Eux, ils avaient des vieilles pétoires rouillées et nous on avait des avions pour leur balancer du napalm. C’est la vie : la guerre, ça n’est pas un match de foot. Et s’ils avaient gagné, vous auriez eu les Russes, eux c’étaient des braves types, mais leurs chefs étaient cocos. Tu me diras, aujourd’hui vous avez les Chinois. Alors je ne sais pas si vous avez gagné au change.

Acquaviva parlait sans arrêt.

— L’Afrique est dans la merde. Vous avez voulu virer les Français, vous l’avez cherché.

— J’ai viré personne, protesta Théodore, mollement.

— Je sais, tu es un brave gars. À mon avis, ce que tu devrais faire, c’est monter un petit commerce peinard, avant que les Chinois aient pris toute la place. Malin comme tu es, tu pourrais faire ta pelote. Dans le temps, tu aurais pu t’engager dans l’armée, mais maintenant ils donnent des galons aux fils et aux neveux des ministres. À mon époque, le gars qui avait des couilles montait en grade, tu aurais pu devenir adjudant-chef, peut-être même lieutenant en fin de carrière.

L’idée de s’engager n’avait même pas effleuré Théodore.

— J’ai pas peur, mais j’aime pas obéir.

Acquaviva lui flanqua une tape sur l’épaule.

— Pourtant tu as très bien appliqué mes consignes.

— C’est pas pareil quand c’est toi qui donnes les ordres, patron.

— Eh oui, pour se faire respecter des hommes, il faut…

Acquaviva interrompit sa phrase pour observer deux filles qui se dirigeaient vers leur table en se déhanchant au rythme de la musique.

— On peut vous tenir compagnie ?

Sans attendre de réponse, elles s’attablèrent avec eux. Acquaviva réclama une troisième bouteille et des verres. Théodore constata que la plus belle des deux filles s’était ostensiblement rapprochée du Français. Lors de leur première sortie au Perroquet vert, il n’avait pas remarqué ce genre de détail. Cette fois, rien ne lui échappait. Il éprouvait une sensation étrange. Celle d’être à la fois dans cette boîte en compagnie de ce Blanc et de ces deux filles, et en même temps celle d’observer la scène de l’extérieur, comme s’il se trouvait au cinéma ou devant la télévision. La lucidité avec laquelle il analysait sa situation le surprenait. Il avait l’impression de voir son cerveau fonctionner sous ses yeux pour lui livrer toutes sortes de fichiers bien rangés, à la manière d’un ordinateur. Il s’interrogea sur les effets de l’alcool. Certaines drogues aiguisent les sens, pourquoi pas le champagne ?

La main de sa voisine se posa sur sa cuisse, l’arrachant à cet état second.

— Tu me fais danser ?

Il consulta Acquaviva du regard.

— Va danser, mon garçon, amuse-toi. Moi, je ne danse bien qu’au lit !

Cette assertion fit éclater de rire l’autre fille, qui se rapprocha encore davantage du Blanc.

Théodore se lança sur la piste. Sa cavalière frotta son bassin contre le sien, puis se retourna pour rouler des fesses.

— Le makossa, j’aime trop.

— C’est top, dit le jeune homme en posant ses mains sur ses hanches.

Elle l’écarta d’une petite tape sur le bras.

— Eh là, on danse, on ne touche pas !

Elle le chauffa ainsi pendant tout le morceau, se rapprochant, le frôlant puis s’écartant.

— Alors, comment il se débrouille, ce garçon ? demanda Acquaviva à leur retour.

— Il a des progrès à faire. Faut faire passer la musique dans ton corps, petit frère.

En temps habituel, cette remarque aurait vexé Théodore. Il posa à son tour sa main sur la cuisse de sa voisine.

— Avec toi, je vais apprendre vite, ma sœur.

Cette réplique provoqua une crise d’hilarité des deux filles.

— C’est un malin ! dit celle qui avait jeté son dévolu sur le Blanc.

— Je vais monter avant d’être complètement HS, annonça Acquaviva.

Les deux filles, qui touchaient un pourcentage sur les boissons, échangèrent des moues de déception.

— Tu ne veux pas danser et boire encore un peu ?

— Nous allons monter une bouteille là-haut, annonça Acquaviva.

Théodore se retrouva au lit dans les bras de la fille. Tout en lui faisant l’amour, il entendait les rires d’un couple que ne couvrait pas complètement le vacarme de l’orchestre. Il éprouva de nouveau cette sensation de dédoublement, comme si son cerveau se détachait de son corps. Ces ébats ne provenaient pas de la chambre d’Acquaviva qui se trouvait du côté opposé. Le Blanc était sans doute plus discret, ou bien ronflait-il déjà sous l’emprise de l’alcool. S’il s’endormait, la fille allait très probablement en profiter pour le taxer. Ces pensées continuèrent à tourner dans la tête du jeune homme jusqu’à l’instant de l’orgasme. Il reprit ses esprits très vite, allongea le bras pour attraper son pantalon et y prendre quelques billets qu’il tendit à la fille.

— Tu peux retourner danser et te lever un chaud-gars.

Elle lui caressa le visage.

— Tu ne veux pas que je reste avec toi, petit frère ? Tu n’as pas jembe[46] ?

— No problem, ma sœur, tu es top bonne !

Rassurée sur ses compétences, la fille enfila sa robe, fit disparaître les billets et abandonna son jeune client.

 

Théodore resta un instant allongé, les mains sous la nuque, puis se rhabilla et, profitant d’une pause de l’orchestre, alla plaquer son oreille contre la paroi. Il n’entendit pas le moindre bruit. Après avoir renouvelé deux fois l’expérience, le garçon sortit de la chambre, pieds nus, et, prudemment, tourna la poignée de la porte d’en face.

Acquaviva n’avait pas tiré le verrou, ou bien la fille était partie en laissant la porte ouverte.

Cette seconde hypothèse lui parut la plus vraisemblable. Néanmoins, c’était une faute indigne d’un professionnel de ce niveau. Le Français baissa dans l’estime du jeune homme.

Il ne s’était pas trompé : la fille avait disparu. Acquaviva dormait la tête enfoncée dans un coussin. Il ne s’était même pas déshabillé.

Théodore retint son souffle et marcha jusqu’à la chaise où le Blanc avait accroché sa veste. Il la tâta, sentit le renflement du portefeuille, ce qui semblait indiquer que la fille ne l’avait pas dépouillé. Sans doute l’avait-il chassée avant de s’endormir. Mais où avait-il pu mettre son arme ? Il ne l’avait tout de même pas gardée sur lui pendant qu’il appuyait la fille.

Prudemment, Théodore glissa la main sous le lit, puis sous l’oreiller que le Français serrait dans ses bras. Un sentiment de victoire l’envahit quand ses doigts rencontrèrent la crosse métallique du Ruger. Délicatement, il dégagea le revolver, puis il l’examina et constata que le réducteur de son avait été dévissé.

Acquaviva n’avait pas bronché. Son souffle était régulier.

Théodore saisit l’arme à deux mains, visa la nuque d’Acquaviva. Malgré la musique, les convives et le personnel risquaient d’entendre une détonation, car la salle du restaurant se trouvait juste en dessous de la chambre.

Après avoir hésité quelques instants, il prit le second oreiller et le plaça au-dessus de la tête du Blanc, comme il l’avait vu faire dans des téléfilms. À l’instant où l’oreiller toucha son crâne, Acquaviva se mit à remuer et fit le geste de chasser une mouche. Théodore eut un mouvement de recul, puis constatant que le Blanc dormait toujours profondément, il se rapprocha et pressa la queue de détente. Sous l’impact, Acquaviva se cambra, se souleva en prenant appui sur sa main droite, puis retomba lourdement et demeura immobile.

Théodore essuya soigneusement l’arme avec une serviette prise dans le cabinet de toilette et la posa à côté du lit. Il s’empara du portefeuille d’Acquaviva, de sa montre, de la carte magnétique de l’Akwa Palace, des clefs de la Toyota et d’une liasse de billets. Au moment de sortir, il changea d’avis et alla ramasser le revolver qu’il glissa dans son jean, sous sa chemise. Pour quitter le Perroquet vert, il évita la grande salle et emprunta un petit couloir qui donnait sur une courette. Il ne croisa qu’une serveuse chargée d’un lourd plateau qui ne lui prêta pas attention.

 

Après avoir parcouru un dédale de petites ruelles entourées de baraques de planches couvertes de tôle ondulée, il retrouva la rue de la Joie où se pressait une foule de fêtards dans une cacophonie étourdissante. Il passa devant la Toyota, mais résista à la tentation de prendre le volant, non seulement parce qu’il ne savait pratiquement pas conduire mais parce qu’il n’ignorait pas que le premier contrôle de mange-mille lui serait fatal. Les policiers et les gendarmes rôdaient toujours en nombre dans ce quartier de boîtes de nuit où chaque passant représentait un gombo potentiel.

Il avisa un skinbender qui venait de déposer une femme devant le Caméléon, un concurrent du Perroquet vert, et lui demanda de le conduire avenue Ahidjo. Le conducteur, qui pilotait une Suzuki flambant neuve, toisa son jeune client. Voyant qu’il était bien habillé, il l’invita à grimper derrière lui.

— Termine le tableau[47], mon pote ! commanda Théodore.

Il le questionna ensuite sur sa moto. Tout en se faufilant habilement dans la marée de véhicules, le conducteur se lança dans des explications détaillées sur les qualités et les défauts de son engin. Il lui fallait se retourner et crier pour se faire entendre de son passager. Théodore se fit déposer à trois cents mètres de l’Akwa. Il régla la course, sans marchander.

— Elle en pète, ta bécane. Où ça s’achète, une top machine comme ça ?

Le skinbender lui tendit un petit rectangle de carton.

— C’est ma carte de visite. Pour les bons clients. Si tu veux une occase valable, je te présente un vendeur. Tu m’appelles sur mon portable et on se retrouve devant la poste.

— Ça roule, je t’appelle.

Comme d’habitude une petite foule de vendeurs à la sauvette et de changeurs de monnaie en djellabas blanches se pressait sous les arcades de l’hôtel. Théodore hésita un instant puis renonça à pénétrer dans l’hôtel comme il en avait eu l’intention pour fouiller la chambre du Blanc. Les risques étaient trop grands.

Le garçon comprit qu’il était revenu à la case départ : la rue, son domaine. L’aventure, la grande vie, tout cela était terminé. Il éprouvait à la fois du soulagement, de l’amertume et une certaine exaltation. Le coup n’était pas aussi beau qu’il l’avait espéré, mais il lui rapportait tout de même un bon paquet de fric, des vêtements neufs, une Breitling et un revolver. Théodore savait qu’il n’était pas prudent de conserver l’arme car le meurtre du Français allait déclencher une enquête poussée avec autopsie, étude balistique, analyse ADN. Beaucoup de gens avaient vu la victime en sa compagnie, à commencer par la patronne, les serveuses et les putes du Perroquet vert. Mais ces témoignages n’aideraient pas beaucoup les mange-mille. Des milliers de jeunes pouvaient correspondre à la description qu’elles feraient de lui. À tout hasard, il inventa une histoire au cas où il se ferait arrêter : un autre Blanc avait tué Acquaviva sous ses yeux et l’avait menacé de mort s’il parlait. Un homme mystérieux, grand et sportif, avec des Ray-Ban teintées, genre James Bond. D’ailleurs Acquaviva était très certainement un agent secret et il était plus logique pour les flics de penser qu’il avait été abattu par un de ses concurrents que par son guide. Sauf bien sûr s’ils retrouvaient la montre et le flingue sur lui. Il pourrait prétendre s’en être emparé après le meurtre mais les enquêteurs le tabasseraient jusqu’à ce qu’il avoue car ils avaient besoin d’un coupable. Il savait aussi que peu de suspects résistent au traitement qu’on leur fait subir au commissariat central de Douala. Toutes ces idées tournaient dans la tête de Théodore tandis qu’il s’éloignait de l’Akwa.

La sagesse l’emporta. Après avoir vérifié que personne ne l’observait, il jeta le revolver dans l’un des trous béants qui fissuraient la chaussée. Quant à la montre, rien ne prouvait qu’elle avait appartenu au Blanc, il décida de la vendre. De toute manière, le premier policier qui l’arrêterait la lui volerait s’il la voyait à son poignet. Un simple coup d’œil permettait de savoir qu’il ne s’agissait pas d’une fausse.

Théodore emprunta une rue adjacente puis entra dans un bistro où il commanda une bière, au comptoir. Il la paya sur-le-champ et en but une rasade avant d’aller s’enfermer dans les toilettes pour compter sa fortune. Entre ce que lui avait donné Acquaviva et ce qu’il avait grappillé depuis le début de leur collaboration, ça lui faisait un peu plus de quatre cent mille francs CFA et sept cent cinquante euros. Il remit la liasse à sa place, coincée dans sa ceinture sous sa chemise, et retourna au comptoir écluser sa bière. Il ignorait combien il pouvait tirer de la montre qui, hélas, n’était pas en or. Il songea à la bande du cimetière dont il avait partagé le sort pendant plusieurs mois. Elle était en cheville avec un trafiquant qui lui rachetait ses larcins. Il s’agissait le plus souvent d’accessoires prélevés sur des véhicules en stationnement, comme les essuie-glaces que Théodore avait tenté de voler au Français, et non d’objets de valeur. Néanmoins, ce type ne les avait jamais dénoncés.

Théodore n’avait aucune envie de retrouver ses anciens compagnons, en particulier la fille à qui il avait fait toutes sortes de promesses stupides. Ils ne jouaient plus dans la même division. Les autres voudraient savoir ce qu’il avait fait avec ce Blanc, ils lui demanderaient comment il avait réussi à se procurer de beaux vêtements. Ils se douteraient qu’il avait été payé par le Français, exigeraient un partage et le dépouilleraient. Il lui fallait donc se débrouiller pour rencontrer seul le receleur. Celui-ci traînait parfois dans une échoppe du quartier de la poste.

Théodore traversa la ville à pied et fit deux fois le tour de la place de la Poste avant de trouver son homme qui bavardait avec une femme occupée à manœuvrer une photocopieuse disposée en plein air sur une table pliante. C’était un petit bonhomme maigre et chauve qui se donnait des airs importants. Il posa sur lui un regard condescendant.

— C’est à quel sujet ?

— Une affaire.

— Un instant. Tu vois bien que je suis occupé. Ce sont des documents officiels.

La femme termina ses opérations et tendit au petit chauve des photocopies qu’il plia en quatre et fit disparaître dans une de ses poches. Il paya la femme, récupéra sa monnaie et se tourna vers Théodore qui attendait patiemment.

— Tu n’as pas intérêt à me faire perdre mon temps, gamin.

Néanmoins, après avoir embrassé sur les joues la propriétaire de la photocopieuse, il accepta d’aller s’attabler avec le garçon dans une gargote abritée par une bâche. Sans prononcer un mot, Théodore lui tendit la montre.

Le bonhomme la prit, la plaça à la hauteur de ses yeux, puis tira de la poche de poitrine de sa chemise une paire de lunettes qu’il utilisa à la manière d’une loupe pour examiner les deux faces de la Breitling.

Théodore retenait son souffle.

— C’est une vraie, fabriquée en Suisse, crut-il bon de préciser.

— Tu crois que je ne suis pas capable de reconnaître une chinoise ?

— Alors, si tu t’y connais, tu dois voir que c’est une vraie.

Le receleur posa la montre sur la table.

— C’est une vraie, mais elle n’est pas toute jeune. Regarde : il y a une rayure ici.

— Quelle importance ? Les anciennes ont encore plus de valeur. Ce sont des pièces de collection.

— Ça dépend lesquelles. Et une rayure, ça peut se reconnaître… Elle va être très difficile à vendre.

Théodore faillit reprendre la montre, mais il maîtrisa sa colère. La palabre faisait partie du jeu.

— Je peux facilement trouver un Blanc qui me la prendra, mais j’avais pensé à toi, parce que tu as toujours été réglo avec nous.

Le petit homme chauve se radoucit.

— Je ne te conseille pas de la vendre à un étranger. Les étrangers n’y connaissent rien, ils croiront que c’est une fausse et se méfieront. Tu es trop jeune pour inspirer confiance. Moi, si tu me la laisses en dépôt, je la vendrai au meilleur prix et je me contenterai d’une commission de vingt-cinq pour cent.

— Non, c’est comptant ou rien du tout.

— Dans ce cas, c’est moi qui prends tous les risques, donc ma marge doit compenser. Tu comprends ça ? Ce sont les lois du commerce. Je ne peux pas te proposer plus de cinquante mille.

Théodore fit mine de reprendre la montre.

— Elle ne partira pas à moins de deux cent mille.

— Tu n’es pas raisonnable, petit. Regarde le bracelet : il est tout usé. Je vais être obligé de le changer pour la vendre.

La négociation se poursuivit ainsi pendant un bon quart d’heure au terme duquel ils se mirent d’accord sur cent vingt mille francs CFA.

— Il faut que j’aille chercher du liquide, annonça le receleur.

Une bouffée de méfiance envahit Théodore. Ce type pouvait lui tendre un piège. Revenir avec des complices costauds ou même avec un flic. Le receleur devina ses réticences.

— Tu n’as rien à craindre. Si je voulais te voler, la montre serait déjà dans ma poche. Je suis un homme d’affaires, pas un voleur. Si je me mets à voler mes partenaires, je suis grillé, le business est terminé pour moi. Tu piges ?

Ce raisonnement ne convainquit Théodore qu’à moitié. Pourtant, il accepta ce marché et conserva la montre jusqu’à ce que le receleur revienne avec la somme promise.

Marché conclu, ils trinquèrent. Le receleur régla les bières, ce qui confirma Théodore dans l’idée qu’il s’était fait rouler.

— Tu as tout de même fait une bon deal.

Le receleur lui adressa un clin d’œil.

— Toi aussi, petit. Personne ne t’aurait donné plus à Douala. Crois-moi. Je connais les prix du marché et la cote de tout ce qui se vend et s’achète dans le pays : les montres, les lecteurs DVD, les voitures et tous les accessoires qui vont avec.

— Bon, d’accord, c’est réglé, mais rends-moi un service. Une lueur de méfiance s’alluma dans l’œil du petit homme.

— Quel genre de service ?

— Tu causes mieux que moi pour négocier. Je voudrais acheter une moto pour faire skinbender. Une bonne occase.

— No problem, man ! Tu as le spécialiste des motos en face de toi. Tu cherches quel modèle ?

 

Gombo
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