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L’air de Douala était chargé d’électricité. Une foule de jeunes gens avait envahi la place Deido. Des garçons torse nu exhibaient leurs muscles en vociférant et en brandissant des bâtons et diverses armes improvisées. Quelques-uns tentaient d’escalader les sculptures métalliques pour observer les alentours. D’autres entassaient des parpaings, du gravier et des planches ramassées sur un chantier pour édifier une barricade en travers de l’avenue. Massés sur les trottoirs, les passants et les habitants du quartier assistaient au spectacle. Certains encourageaient bruyamment les jeunes émeutiers, d’autres les incitaient à la prudence. Tout ce monde refluait en désordre quand montait la rumeur de l’approche des forces de l’ordre.
Un camion renversé et deux voitures abandonnées par leurs propriétaires avaient été réquisitionnés pour renforcer la barricade. Une partie des automobilistes avaient pu faire demi-tour à temps, mais un grand nombre s’étaient fait coincer dans cette nasse, de sorte que le vacarme produit par les cris, les coups de klaxon, le hululement des sirènes de police et les rugissements des moteurs des deux-roues lancés à toute allure entre les véhicules immobilisés était indescriptible.
— Ils arrivent ! cria un des jeunes juché sur une forme métallique noirâtre censée représenter une nymphe.
Il tendit le bras et pointa le doigt en direction des gros cars verdâtres bloqués eux aussi par le gigantesque embouteillage. Tous les regards se portèrent dans cette direction. Deux files de policiers casqués progressaient en effet vers la place. Leur lourd équipement et surtout leurs boucliers ralentissaient leur marche. Au passage, ils flanquaient sans raison des coups de matraques sur les véhicules qui les gênaient, comme si leurs propriétaires étaient responsables de la situation et avaient la faculté de les dégager. Des conducteurs protestaient par des insultes, mais la plupart acceptaient cette brimade sans broncher car quelques récalcitrants avaient déjà été extirpés sans ménagement de leurs voitures, traînés sur la chaussée et matraqués. Les protestations ne faisaient qu’exciter davantage les policiers qui transpiraient à grosses gouttes dans leurs tenues anti-émeute et se défoulaient sur les pare-brise, les phares et les rétroviseurs, quand ce n’était pas sur les conducteurs eux-mêmes. Avant de les lâcher dans l’avenue, leurs chefs les avaient généreusement approvisionnés en boîtes de bière qu’ils avaient éclusées dans leurs cars grillagés.
L’émeute avait commencé tôt le matin par des disputes et des bousculades au marché New Deido. Des femmes avaient renversé les étals de marchands qui avaient doublé leurs prix depuis le début de la semaine, puis elles étaient parties en cortège dans les rues où elles s’étaient jointes à des chauffeurs de taxis et de camions en colère contre la hausse du prix de l’essence. Quelques magasins comme le supermarché chinois de l’avenue Ahidjo avaient été pillés sans que la police ne montre son nez. En fin de matinée, les skinbenders, qui avaient des comptes à régler avec la police, s’étaient mis de la partie et avaient commencé à dresser des barricades. Les forces de l’ordre semblaient avoir disparu de Douala jusqu’à ce que des groupes compacts de policiers s’installent à proximité de l’entrée du lycée de Bependa, interdisant la sortie des élèves et des professeurs comme l’entrée de tout élément extérieur ; le bruit avait couru que des militants du SDF[56] avaient l’intention de tenir un meeting dans l’établissement. Un affrontement avait alors opposé la police aux parents d’élèves venus aux nouvelles et plusieurs personnes avaient été blessées ou à moitié asphyxiées par les gaz lacrymogènes.
En début d’après-midi, le ministre de l’Intérieur avait lancé un appel au calme et annoncé que les factieux manipulés par l’opposition seraient sévèrement réprimés. Pourtant des groupes composites avaient continué à parcourir la ville en tous sens, hurlant des slogans hostiles au président Biya et à son épouse. Au passage, les manifestants avaient cassé des vitrines et renversé des voitures jugées trop luxueuses. Un peu plus tard, des militaires et des unités d’élite de la garde présidentielle, des géants en uniforme noir, long poignard sur la hanche, avaient pris position en plusieurs points du port, pour prévenir le pillage des entrepôts où toutes sortes de marchandises s’entassaient parfois pendant des mois dans des containers, au risque de pourrir sur place, soit parce que les importateurs n’avaient pas payé un gombo suffisant aux autorités, soit par incurie bureaucratique.
Deux hélicoptères tournaient maintenant au-dessus de la ville, provoquant les huées des émeutiers qui brandissaient leurs bâtons vers le ciel.
Théodore atteignit la place Deido au moment où les policiers en tenue anti-émeute débarquaient de leurs cars. Il venait de déposer un client dans le quartier de Bonateki. Un jeune gars au front ceint d’un bandeau blanc le força à s’arrêter, l’air menaçant.
— Eh bombo, où tu vas comme ça ? Tu sais pas que c’est la tcham avec les m’bérés[57] ?
— Dépose-moi[58], tu veux ? Je vais voir ma mère.
— Essaie pas de me composer ! Tu verras ta mère plus tard. Pose ta bécane et viens te battre avec nous, si tu as des couilles !
À cet instant, une grenade lacrymogène explosa à une dizaine de mètres d’eux, dégageant une épaisse fumée blanche qui piqua d’abord les yeux et les narines de Théodore. Il se plia en deux et se mit à tousser, avec l’impression que sa poitrine allait éclater. Autour de lui les jeunes gens toussaient et crachaient. Les plus avisés portaient des lunettes de motard et avaient noué un foulard humide sur leur nez. Une seconde grenade explosa plus loin, sur un trottoir où s’étaient massés des curieux qui refluèrent en désordre, puis une troisième fracassa la vitrine d’un magasin. En riposte, une pluie de projectiles s’abattit sur les policiers. Des badauds rendus furieux par les tirs de grenades se joignirent aux émeutiers en lançant à leur tour tout ce qui leur tombait sous la main. Une brique frappa le casque du premier policier de la file qui s’effondra comme une chiffe molle. Ses collègues reculèrent, sans même tenter de lui venir en aide. Encouragés, quelques dizaines de jeunes chargèrent à leur tour. Théodore les vit foncer entre les voitures, puis revenir en brandissant victorieusement le casque, le bouclier et la matraque du policier blessé. Un immense cri de joie parcourut la foule. Théodore, qui avait retrouvé son souffle, hurlait lui aussi. Il se mit comme les autres à frapper dans ses mains et à scander : « Papa Biya, rentre en Suisse[59] ! » et « Chantal, ça gâte, ça gâte, va poster ailleurs[60] ! » Le jeune homme en oubliait sa bécane.
Il y eut encore deux tirs de grenades, dont l’une fut ramassée et relancée par un émeutier avant d’avoir explosé, puis les policiers remontèrent dans leurs cars. Les plus audacieux des manifestants se massèrent alors autour d’un car de police isolé, tentèrent en vain d’arracher les grillages qui protégeaient les ouvertures, puis martelèrent les portières à coups de planches et essayèrent de crever les énormes pneus avec des couteaux et des clous. Le car démarra brusquement en marche arrière, poursuivi par la foule, puis réussit à se dégager, non sans avoir heurté et endommagé plusieurs véhicules.
Les émeutiers n’eurent pas le temps de savourer leur victoire. Une nouvelle rumeur parcourut la foule. « Les Bétis ! » Une rangée d’une douzaine de géants en uniformes noirs avançaient vers eux. Leur pas était régulier et souple. Leurs bras se balançaient lentement, en cadence, le long de leurs corps, comme à la parade lorsqu’ils défilaient devant le président. On distinguait à peine les courts pistolets mitrailleurs qui barraient leurs poitrines et les poignards fixés le long de leurs cuisses. Leurs regards dissimulés par des lunettes teintées restaient rivés sur les émeutiers, ils ne tournaient pas la tête dans tous les sens comme des poulets affolés, comme le faisaient les policiers ordinaires. Théodore remarqua qu’un civil les commandait, un homme qui devait mesurer un bon mètre quatre-vingts mais dont le crâne rasé n’arrivait pourtant qu’à l’épaule des colosses.
Les manifestants qui s’étaient avancés dans le boulevard de la Réunification pour attaquer le car de police se figèrent, puis commencèrent à reculer, quelques-uns s’enfuirent à toutes jambes.
Théodore, qui avait suivi le mouvement, voulut à son tour tourner les talons, mais il s’aperçut que ses membres ne lui obéissaient plus. La peur le figeait sur place. Comme tous les habitants de la capitale portuaire, il avait eu connaissance des innombrables rumeurs qui couraient sur la férocité des hommes de la garde présidentielle, leur force quasi surnaturelle, leur courage, leur mépris du danger et de la mort. On racontait parfois qu’ils avaient vendu leur âme au diable en échange de l’invincibilité au cours de mystérieuses cérémonies, et que des sorciers les avaient plongés dans des bains qui les rendaient invulnérables. On disait aussi qu’ils faisaient eux-mêmes courir ces histoires pour terroriser leurs ennemis. Quand il avait entendu ces ragots, Théodore avait ri et avait traité de crétins superstitieux ceux qui les colportaient. Mais maintenant, face à ces géants, il avait l’impression de voir avancer une armée de zombies ou de démons, comme dans les films d’horreur.
Le capitaine Kimbé, qui dirigeait le détachement, leva la main.
— Halte !
Le rang de géants s’immobilisa. Les Bétis détachèrent leurs armes, se placèrent en position de tir, pistolet-mitrailleur à la hanche.
— Descendez-moi ces bâtards ! Feu à volonté ! commanda Kimbé.
Sans marquer la moindre hésitation, la garde présidentielle ouvrit le feu, à hauteur d’homme.
Théodore, qui se trouvait seul au milieu de la place, une trentaine de mètres devant les émeutiers, fut le premier frappé par la mitraille qui s’abattit sur la foule. Un peu plus tard, un policier le fouilla et s’empara du portefeuille contenant sa carte d’identité, l’acte de vente de sa moto et les douze mille francs CFA qu’il avait gagnés dans la matinée en transportant ses clients. Le policier chercha la moto dans l’espoir de la récupérer mais elle avait disparu.
Quand on ramassa le cadavre du garçon, à la tombée de la nuit, on ne réussit pas à l’identifier, de sorte que son nom ne figura pas dans la liste des victimes des émeutes que publia la presse.