17

Acquaviva prenait son café accompagné de toasts au bacon au bord de la piscine de l’Akwa Palace. Les serveurs commençaient à s’habituer à cet original qui dédaignait ainsi les bienfaits de la climatisation et s’appuyait ses huit longueurs de bassin avant de déjeuner. Ils lui apportaient chaque matin une pile de journaux nationaux et français qu’il feuilletait avec attention. Dans la presse camerounaise, il s’attardait sur les noms d’hommes qu’il avait connus trente ans plus tôt. Certains occupaient des postes importants, mais il pouvait s’agir de parents ou d’homonymes. Il se promit d’interroger Kimbé. Par une curieuse coïncidence, son téléphone portable se mit à sonner à cet instant, et il s’agissait justement d’un appel du capitaine. Acquaviva croyait vaguement au caractère scientifique de la transmission de pensée. Pendant un certain temps, il s’était intéressé aux expériences que la CIA avait effectuées sur ce sujet.

— Commandant Acquaviva ?

— Affirmatif.

— Capitaine Kimbé.

Le ton de l’officier camerounais était celui du rapport militaire, ce qui n’était pas pour déplaire à Acquaviva.

— J’avais reconnu votre voix, capitaine. Vous avez du nouveau ?

— Votre hypothèse est exacte : l’individu se cache chez Romain Sanchez. Sanchez s’est rendu à Yaoundé pour lui acheter des faux papiers. Je viens moi-même d’arriver sur place. Je crois savoir à qui Sanchez s’est adressé. L’individu va très probablement tenter de quitter le territoire national sous une fausse identité. Il faut donc agir vite, mais je ne vous conseille pas d’intervenir au domicile de Sanchez. Cela risquerait de créer des complications pour tout le monde, y compris pour vous, commandant.

— Ce n’était pas mon intention.

— Nous pourrions bien sûr envoyer des personnes de confiance pour l’arrêter chez Sanchez. Mais vous savez ce que c’est, il y a toujours des bavards.

— Je vous reçois cinq sur cinq, capitaine. Mon intention est d’agir quand l’individu aura quitté le domicile de Sanchez, par exemple à l’aéroport ou pendant le trajet. Mais je suppose que Sanchez va l’accompagner et sa présence est gênante.

— C’est un problème que je suis en mesure de régler, commandant. C’est pour ça que je suis à Yaoundé. J’ai l’intention de rencontrer l’homme qui a fourni les papiers.

— Je vois. C’est une bonne initiative.

— N’est-ce pas ? Mais cette initiative entraîne aussi des frais.

— Nous pourrons en discuter tranquillement à votre retour, capitaine. Quand pensez-vous rentrer ?

— J’espère être de retour dans l’après-midi.

— Alors appelez-moi et nous pourrons régler tous les détails.

Acquaviva rangea son téléphone et se renversa dans son fauteuil d’osier en s’étirant. Il était à la fois satisfait de voir qu’on avançait enfin et inquiet des exigences de l’officier camerounais. Celui-ci risquait de se montrer gourmand. Acquaviva n’avait guère le choix : son commanditaire le harcelait et Kimbé le savait ou s’en doutait. Dupin l’appelait deux fois par jour car lui aussi était régulièrement relancé par son client qui craignait une fuite ou une bavure. Plus le temps passait, plus le risque grandissait. Acquaviva avait imposé son tarif. Tout compris. Les frais supplémentaires seraient pour lui, car Dupin ne reviendrait pas sur ce tarif. Premier désagrément. Seconde préoccupation, il n’était pas impossible que le capitaine Kimbé se sente pousser des ailes et devienne à son tour un problème. Derrière ses marques de respect, on devinait une certaine insolence. Kimbé avait des liens de parenté avec le ministre de la Santé qui bénéficiait des largesses du labo impliqué dans cette affaire d’expériences médicales. Acquaviva et le Camerounais travaillaient donc en principe pour les mêmes patrons. Ils avaient un objectif commun : éliminer Assamoa. Mais une fois cet objectif atteint, tout pouvait arriver. Surtout dans un État africain où la France avait perdu de son influence. Acquaviva avait pour habitude d’envisager tous les cas de figure.

 

Quand Kimbé entra dans le bar du Hilton d’un pas décidé, Kana ne put maîtriser complètement sa réaction, car il ne s’attendait pas du tout à cette visite. Son interlocuteur, un commerçant venu quémander un passe-droit pour agrandir son magasin au détriment de la voie publique, remarqua cette réaction, s’en étonna mais se conduisit comme si de rien n’était.

— Pourrions-nous reprendre cette conversation un peu plus tard, cher ami ? proposa le fayman sans juger bon de fournir une explication.

Le commerçant fut contrarié, mais il s’appliqua de nouveau à ne rien laisser paraître. Il se retira avec un sourire forcé. D’autorité, Kimbé prit sa place.

— Comment vont les affaires, mon gros ?

Cette familiarité teintée d’agressivité ne laissait rien présager de bon.

— Difficiles.

Kimbé, du bout des doigts, caressa la manche du costume de soie.

— On dit pourtant que tu as les mbourou grave[36].

— On dit beaucoup de choses. Mais ça a le goût de te voir[37].

— Et j’ai fait la route pour toi, mon gros.

Cette information ne rassura pas le fayman.

— Je suis très flatté, mon frère.

— Nous ne sommes pas frères, même pas cousins ni du même village. Il va falloir que tu me donnes une bonne raison de te protéger.

Que voulait ce flic ? De l’argent ? Un des principaux problèmes que rencontrait le fayman dans la conduite de son commerce était la dispersion du pouvoir. Même un général ou un ministre ne pouvait le protéger que contre leurs subordonnés directs, et encore, mais pas contre les autres généraux ou les autres ministres. Il fallait sans cesse jongler entre des autorités et administrations rivales qui, toutes, voulaient leur part du gombo.

— Beaucoup d’amis bien placés me protègent déjà, risqua néanmoins Kana. Des capos de la police et de l’armée me doivent des services.

Kimbé posa ses coudes sur la table et appuya son menton sur ses poings fermés pour fixer le fayman.

— Et tu penses que ces capos vont dire au capitaine Kimbé ce qu’il doit faire ? Et que le capitaine Kimbé va obéir ?

— Je n’ai pas dit ça.

— Mes informateurs me disent que tu as vendu des faux ndan[38] à un Bosniaque qui a commis des crimes et des délits graves. Atteinte à la sûreté de l’État. Tu vas pouvoir exercer tes talents à Kondengui[39]. Malin comme tu es, je suis sûr que tu seras nommé président de ta cellule. Tu pourras monter une équipe de foot.

— Je ne rencontre pas directement mes clients. Je ne fournis que des boss.

— Les boss te protégeront pour sauver leurs fesses. C’est sûr. Compte là-dessus, mon gros.

Kimbé se pencha pour saisir la figurine en ivoire qui pendait au cou de Kana.

— Ce n’est pas non plus Job[40] ou la Vierge Marie qui viendront te tirer de là !

Ce geste pouvait être considéré comme une offense. D’autant que Kimbé était béti et Kana bassa. Le fayman partageait les préjugés les plus répandus : les Bassas sont particulièrement doués pour le sport, tandis que les Doualas font d’excellents commerçants et les Bétis de redoutables soldats. Pourtant il n’accordait pas une grande importance à ces questions ethniques. Surtout, il avait appris à se maîtriser et à dissimuler ses sentiments. Cette volonté de l’humilier ne parvint pas à effacer son inusable sourire.

— Ne mêlons pas la religion à nos affaires, capitaine.

Kimbé se décida à lâcher la figurine.

— Tu connais la théorie des dominos ? Si ton copain de l’ambassade tombe, tu tombes avec lui. Un coup de téléphone aux Français, et hop !

— Les Français n’aiment pas le scandale, c’est mauvais pour le commerce.

— Quand ils n’ont pas le choix, ils font le ménage. Et moi, tu imagines ? Si je boucle une affaire pareille, on sera obligé de me donner une promotion, même si ça ne plaît pas à tout le monde. Je serai au moins nommé colonel. Mon nom sera dans tous les journaux. Tu vois les gros titres et l’annonce au vingt heures de CTV : le capitaine Paul Kimbé démasque un réseau de faussaires. Avec en sous-titre : Kana, le cerveau du réseau, un ancien champion de foot, avait un complice haut placé à l’ambassade de France. Et tu devines aussi la suite : incident diplomatique, l’ambassadeur est convoqué par le ministre des Affaires étrangères, on le rappelle à Paris pour qu’il donne des explications… Tu apprendras tout ça par la télé de la prison, s’il y en a une à ta disposition. Tu risques d’y rester un certain temps. Tes femmes et tes enfants vont s’ennuyer. On va saisir ta Mercedes et ta belle villa.

Kana pointa le doigt sur la poitrine de l’officier.

— Mais toi, capitaine Kimbé, tu as la solution pour éviter tout ça. Il te faut seulement une motivation, j’ai tout faux ?

— La motivation, je ne dis pas non. Mais il faut que tu m’aides à coincer ce Bosniaque.

— Tu n’as qu’à arrêter ce type. Je ne défends pas les criminels. Je cherche seulement à aider de braves gens qui veulent tenter leur chance en France ou rejoindre leur famille.

— C’est ce que j’ai l’intention de faire, mais j’ai besoin de ta collaboration, mon gros. Ça restera entre nous, bien entendu.

Le fayman s’inclina, une main sur la poitrine.

— Alors, capitaine, tu me dis ce qu’il faut faire et je le fais. Parole de Kana. Moi, je ne demande qu’à aider les forces de l’ordre.

Kimbé expliqua à Kana ce qu’il attendait de lui et le quitta sans avoir abordé la question du gombo. Le fayman en conclut que ce n’était pas sa priorité. Dans l’espoir de trouver un moyen de pression sur l’officier, il appela plusieurs de ses relations pour essayer d’en savoir un peu plus. Il n’avait pas eu affaire à Kimbé depuis des années et n’avait pas suivi sa carrière. On lui répondit que c’était un personnage fort dangereux dont il fallait se méfier comme de la peste, ce qui ne lui apprit pas grand-chose. Un correspondant lui révéla que Kimbé fréquentait une église évangéliste et comptait parmi les nombreux neveux par alliance du ministre de la Santé, lequel passait pour un ami très proche du président. Kimbé avait été détaché des forces armées. Il émargeait désormais à l’un des services spéciaux qui grouillaient autour des centres de pouvoir et occupait un poste dans la garde présidentielle. Un autre correspondant lui rapporta que Kimbé avait été formé aux techniques de renseignement militaire par des mercenaires sud-africains et qu’il avait torturé de ses propres mains une demi-douzaine d’individus considérés à tort ou à raison comme subversifs. Même si cette réputation était nourrie de ragots et d’exagérations, tout cela faisait du capitaine un très gros poisson. Trop gros pour Kana.

Une des qualités du fayman était son sens aigu du rapport de forces. Il savait plier et même encaisser les humiliations sans broncher, mais n’oubliait rien.

 

Sanchez fit une brève apparition à son bureau, serra des mains, passa quelques coups de fil, puis rentra chez lui vers onze heures, un paquet sous le bras. Il choisit un sac de voyage et le remplit de vêtements, de linge et d’objets divers.

— Ce ne serait pas crédible que tu te présentes à la douane les mains dans les poches. Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai beaucoup trop d’affaires. Nous ne savons plus où les mettre. Mais pour les chaussures, il y a un problème : nous ne faisons pas la même pointure.

Il envoya Josyane acheter des mocassins et une paire de baskets à la taille d’Assamoa. Celle-ci s’acquitta de cette tâche sans exprimer son irritation. Romain dépensait beaucoup trop d’argent pour ce type, mais le départ de l’hôte indésirable n’était plus qu’une question d’heures et cela l’aidait à faire bonne figure.

— Un petit cadeau, annonça Sanchez.

Assamoa ouvrit la boîte qu’il avait rapportée de son bureau et déballa un téléphone portable d’un modèle sophistiqué.

— J’ai fait établir l’abonnement au nom de ton passeport. Ainsi Michel Bissegui existe pour de bon : on peut même lui téléphoner. C’est un abonnement international, tu pourras m’appeler de Paris. Parle tout de même à mots couverts, on ne sait jamais. Et n’hésite pas à contacter mes amis de ma part.

Le portable de Sanchez se mit à sonner.

— Romain Sanchez ?

— Lui-même.

— Gabriel Kana. Comment allez-vous, cher ami ?

La voix du fayman était mielleuse.

— Il y a un problème ?

— Oui. Mais rassurez-vous, nous allons le régler. Vous ne m’aviez pas dit que votre ami quittait le territoire national ces jours-ci. Et notre ami commun ne me l’avait pas dit non plus.

— Il me semblait que c’était clair.

— Nous avons omis une petite formalité. Notre rencontre a été si rapide que je n’ai pas eu le temps…

Sanchez mit la main sur l’appareil pour s’adresser à Assamoa qui l’observait d’un œil inquiet.

— C’est le type… Enfin la relation de Ferdinand.

Il retira sa main.

— Je vous écoute.

— Oui, comme je vous le disais. Il y a une petite formalité supplémentaire : le visa. Un citoyen français a besoin d’un visa pour entrer dans le pays. Ce visa est établi avant le départ par l’ambassade camerounaise. Il est tamponné à l’arrivée. Ce tampon doit figurer sur le document à la sortie du pays.

— Je sais cela, mais…

Sanchez plaça de nouveau sa main sur le micro du portable et se tourna vers Assamoa.

— Fais voir ton passeport.

Il feuilleta le document.

— Il y a le visa et le tampon. Où est le problème ?

— Le tampon a été changé. Celui qui figure sur le passeport n’est plus utilisé à la date d’entrée indiquée. Mes collaborateurs l’ignoraient. Nous avons fait très vite. Ce sont des choses qui arrivent. On vient seulement de me prévenir… Mais nous allons régler ce problème, cher ami. Nous avons un correspondant à Douala qui va s’en occuper dans les meilleurs délais. Il va prendre contact avec vous de ma part. N’ayez aucune inquiétude.

— Autrement dit, si mon ami s’était présenté hier soir à l’aéroport, il aurait eu des ennuis à cause de ce tampon.

— À condition que le fonctionnaire remarque ce détail. Nos fonctionnaires ne sont pas toujours très attentifs à ce genre de chose, surtout à la sortie du pays.

— Mais le fonctionnaire français, lui, l’aurait vu à Roissy.

— C’est peu probable, car la différence entre les deux tampons ne se distingue pratiquement pas à l’œil nu. Mais je préfère ne pas faire courir ce risque à votre ami. Bien entendu, je prends en charge les frais supplémentaires. Je ne voudrais pas que vous imaginiez que je cherche à vous arnaquer d’une façon ou d’une autre.

— Je n’imagine rien de ce genre. Comment…

— C’est très simple. Mon correspondant à Douala va vous envoyer un coursier. Vous lui remettrez le passeport et il vous le rapportera avant l’heure du départ. Ça ne prendra pas longtemps. Si vous êtes d’accord, nous allons donner votre numéro de portable au coursier pour qu’il vous appelle.

— Alors j’attends son appel.

Sanchez coupa la communication et se versa un verre de whisky.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Assamoa.

— Une histoire de tampon qui a changé. Ils se sont trompés. Ça me paraît un peu bizarre.

À l’expression d’Assamoa, il comprit qu’il allait inutilement affoler son ami.

— Enfin ce sont des choses qui peuvent arriver.

Il fut tenté d’appeler Ferdinand N’Gaye pour lui demander son avis, mais décida d’attendre de le rencontrer au bureau. Ils avaient déjà beaucoup trop utilisé le téléphone. Or, Sanchez savait que des techniciens de son entreprise avaient formé des membres des services spéciaux et les avaient aidés à mettre sur pied des dispositifs d’interception des communications par cellulaires. Un fils de ministre pouvait figurer sur la liste des individus mis sur écoute. Et lui aussi, au titre de cadre supérieur d’une grande entreprise étrangère. Sans compter ce Gabriel Kana dont la police ne pouvait ignorer l’existence.

Sanchez consulta sa montre.

— Il faut tout de même que je retourne au bureau. Je me suis déjà absenté toute la journée d’hier, ça commence à faire beaucoup.

— J’espère que tu n’auras pas d’ennuis avec ton patron à cause de moi.

— Je me suis inventé des rendez-vous et on me fait confiance. À mon niveau, personne ne contrôle. Mais il ne faut pas non plus trop tirer sur la ficelle…

Josyane accueillit cette déclaration par une petite moue. Il ne manquerait plus que Romain perde son poste à cause de ce type.

Un portable sonna de nouveau.

— C’est encore le mien, constata Sanchez.

Cette fois, la voix était jeune et inconnue.

— Monsieur Sanchez ? Bonjour patron, c’est le coursier, je viens chercher un pli de la part de monsieur Kana.

— Je suis au courant. Je vais prévenir le gardien pour qu’il vous laisse entrer.

Il lui donna l’adresse et l’étage, puis partit pour son bureau après avoir embrassé Josyane. Quand la fillette qui surveillait l’enceinte ouvrit le portail, du volant de sa Range Rover Sanchez remarqua un jeune homme en T-shirt blanc qui attendait de l’autre côté. Il devina qu’il s’agissait du coursier et baissa sa vitre.

— C’est toi qui viens d’appeler de la part de monsieur Kana ?

— Oui patron.

— Alors c’est au troisième. Ma femme t’attend. Et n’oublie pas qu’il faut me rapporter le pli avant vingt heures.

— Je sais patron. Faut pas t’inquiéter pour ça.

Sanchez redémarra. Dans son rétroviseur, il vit le garçon s’élancer vers l’entrée de l’immeuble.

Théodore gravit l’escalier au pas de course, sonna et se retrouva devant Josyane. À son regard, il devina qu’elle l’avait reconnu. Mais le Français lui avait dit de ne pas s’en inquiéter, que tout était prévu, et en effet la jeune femme lui remit l’enveloppe sans poser de question. Il redescendit au même rythme, se fit ouvrir la petite porte par la fille du gardien et courut rejoindre Acquaviva qui l’attendait dans la Toyota. Il grimpa dans le 4 x 4 et lui remit l’enveloppe. Acquaviva examina le passeport.

— Michel Bessegui. Ça fait plus arabe qu’africain. Je n’aurais pas choisi un nom pareil, mais il y a des Norafs blacks…

— C’est quoi, patron, des Norafs ?

— Des Nord-Africains. Marocains, Tunisiens, Algériens. Ils sont Arabes dans la majorité des cas, mais il y a aussi des Berbères et des gens originaires d’Afrique noire, surtout dans le Sud. C’est un peu compliqué pour toi…

Théodore médita un instant ces explications.

— La meuf canon, c’est elle qui m’a donné l’enveloppe. Elle m’a reconnu, je crois, mais elle n’a rien dit.

— Ce n’est pas un problème. Contente-toi d’exécuter mes ordres, petit.

Ce mystère intrigua Théodore pendant un bon moment, mais il n’interrogea pas Acquaviva car il avait compris qu’il participait à une mission secrète, comme James Bond. Ce rôle le remplissait de fierté et il savait que, dans une opération de ce genre, chacun doit tenir sa langue pour rester en vie.

 

Peu après le passage du coursier, la climatisation tomba en panne, comme cela arrivait régulièrement. L’installation n’avait été ni changée ni sérieusement entretenue depuis l’époque où les Américains chargés de diriger la construction du pipeline occupaient l’immeuble. Sachant que ses voisins allaient très certainement alerter l’entreprise censée assurer la maintenance, Josyane ne jugea pas nécessaire de le faire. Une heure s’écoula sans que celle-ci ne donne signe de vie, de sorte que la moiteur humide qui enveloppait Douala envahit rapidement l’immeuble, plongeant ses habitants dans la torpeur. La chaleur devint très vite assez difficile à supporter pour les privilégiés habitués à bénéficier de la fraîcheur artificielle.

Josyane s’était mise à l’aise. En short et débardeur, elle paraissait presque nue. Assamoa était gêné. La jeune femme vidait cannette sur cannette et ne cessait de râler.

— On étouffe. Ce sont vraiment des incapables. Cette négligence est insupportable ! J’ai déjà demandé dix fois à Romain d’intervenir auprès du syndic pour qu’il change de société, mais il doit toucher un bon gombo !

Assamoa hocha la tête.

— Si tu avais été, comme moi, enfermée avec vingt personnes sous un toit en tôle ondulée, tu saurais ce que c’est que d’étouffer pour de bon, ma sœur !

Il regretta aussitôt cette réplique. Provoquer ainsi la compagne de Romain, alors qu’il n’avait plus que quelques heures à passer en sa compagnie, était stupide. À son étonnement, la réaction de Josyane ne fut pas agressive.

— Question d’habitude sans doute. Moi, je me suis habituée à la clim.

Et au confort d’une vie oisive, songea Assamoa.

— Oui, l’homme s’habitue à tout, dit-il.

Josyane se redressa.

— Bon, je vais faire un tour.

C’était la présence continuelle d’Assamoa, tout autant que la chaleur, qu’elle ne supportait pas. Cet incident lui fournissait un prétexte pour s’éclipser. Elle alla enfiler une robe et sortit. Dans l’escalier, elle croisa une voisine, l’épouse d’un ancien ministre de la Santé. En short rose, T-shirt à l’effigie du président Biya et babouches, la grosse femme, dont le crâne était hérissé de bigoudis, braillait à tue-tête.

— Tu les as appelés ?

— Bien sûr, mentit Josyane.

— Il faut que tout le monde engueule ces chiens verts pour qu’ils se bougent le cul !

— Tu as raison.

— Ils ont dit qu’ils allaient venir tout de suite, mais ce sont des allocataires[41]. C’est comme pour le téléphone et la télé. Ça ne marche jamais. Je peux te dire que du temps des Américains, ça marchait.

Josyane échappa à la voisine, sauta dans un taxi et se fit conduire au Glacier moderne. L’agréable fraîcheur qui régnait dans l’établissement fit courir un frisson de plaisir sur sa peau. La vision du visage fermé du capitaine Kimbé, qui l’attendait dans un box, dissipa immédiatement cette sensation.

— Tu es en retard, petite madame.

— J’ai été retenue par des techniciens qui sont venus réparer la climatisation de mon immeuble.

— C’est bien possible, mais je n’aime pas qu’on me fasse attendre.

Elle risqua une œillade.

— Pardonne-moi, capitaine, j’ai fait tout ce que tu m’avais demandé et je suis prête à continuer.

L’officier ignora cette familiarité.

— Je l’espère bien. Alors, écoute-moi attentivement. Ce soir, c’est toi qui vas accompagner le Bosniaque à l’aéroport.

— Ce n’est pas possible. Romain voudra venir.

— Ton régulier ne sera pas en état de conduire, parce que tu vas lui faire avaler ça.

Un petit objet brillant apparut entre le pouce et l’index de Kimbé.

— Cette capsule contient deux cachets que tu mettras dans un verre de bière quand il rentrera. Il aura soif, crois-moi, comme tout le monde, surtout si la clim est en panne.

L’idée que le capitaine était à l’origine de la panne traversa l’esprit de Josyane, mais elle se dit qu’elle était absurde. Le premier geste de Romain, à son retour, était presque toujours de se payer une bière, avec ou sans clim.

— Et cette drogue…

— Elle va seulement l’assoupir. Il n’y a aucun risque pour sa santé. Ton homme se sentira un peu vaseux pendant quelques heures, comme s’il avait bu ou qu’il était épuisé. Il mettra ça sur le compte de la fatigue et de la chaleur. Peut-être qu’il s’endormira complètement ou bien qu’il se sentira seulement assoupi ou engourdi, mais il te demandera lui-même d’emmener le Bosniaque.

— Et s’il veut appeler un taxi ?

— Tu diras que ce n’est pas la peine et que tu vas l’emmener. Tu as ton permis ? Tu as déjà conduit la Range Rover ?

— Oui, Romain me laisse le volant de temps en temps quand nous allons à Kribi.

Alors, il n’y a pas de problème. Exécution.

— Et ces cachets… Il faut mettre les deux ?

Kimbé parut irrité.

— Je t’ai déjà dit que c’est la bonne dose. Si tu en mettais davantage, ça pourrait devenir dangereux. Un seul, il se sentirait peut-être assez en forme pour conduire et risquerait l’accident. Je te répète que c’est absolument sans danger. Ce n’est pas un poison, mais un puissant somnifère. Si ça t’intéresse, c’est du GHB. Tu en as entendu parler ?

— Vaguement.

La drogue des violeurs. Les victimes ne se souvenaient de rien à leur réveil. Ça n’avait rien de particulièrement rassurant. En dépit de la fraîcheur ambiante, une goutte de sueur perla sur le front de la jeune femme. Elle l’essuya avec son index.

Kimbé l’observait, la tête légèrement penchée.

— Petite madame, tu ne me fais pas confiance. Si tu préfères, nous pouvons encore changer de tactique et envoyer un commando pour arrêter le type tout de suite.

— C’est bon. Je lui donnerai les cachets.

— Ensuite, tu devras oublier ce qui se passera à l’aéroport. Quoi qu’il arrive, tu diras à Sanchez que tu as quitté le Bosniaque quand il a franchi la douane.

Un malaise diffus envahit la jeune femme.

— Quoi qu’il arrive…

— Oui, quoi qu’il arrive. Tu n’as pas à en savoir plus. Et dis-toi bien une chose. Cet individu est un criminel et, en suivant mes ordres, tu sers la justice de ton pays. Si tu n’obéis pas, tu te rends complice de ses crimes car tu l’as caché pendant plusieurs jours. Ce serait idiot de désobéir : non seulement tu ne sauverais pas ce criminel, mais tu mettrais ta famille et ton homme en danger. Ceux qui aident les ennemis de l’État et de la loi doivent savoir que la punition qui s’abattra sur eux sera terrible.

Kimbé prononça ces paroles avec la fermeté et la conviction d’un prédicateur évoquant les flammes de l’enfer. Comme dans l’église évangéliste dont il suivait les offices avec assiduité.

Ce discours aux accents proches du fanatisme glaça Josyane.

— Je ferai ce qui sera nécessaire. Je suis une bonne citoyenne, crut-elle bon d’ajouter.

Le regard de Kimbé se fit pour la première fois bienveillant.

— Je savais que tu étais une fille intelligente, mouna[42].

 

Gombo
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