10

Assamoa commença par prendre une douche. Il en avait grand besoin. À New Bell, on ne pouvait pas espérer se doucher plus d’une fois par semaine, dans le meilleur des cas, et encore, quand il y avait de l’eau. Une eau jaunâtre empestant le chlore. En se frictionnant, il se sentit revivre. Il choisit un flacon de shampoing, au hasard, dans une armoire qui contenait des quantités invraisemblables de produits de beauté, dont beaucoup de grandes marques françaises. Après s’être séché, il enfila le caleçon, le jean et le T-shirt que Sanchez avait déposés, bien pliés, sur le rebord du lavabo. Son ami lui avait aussi apporté une paire de sandalettes. Ainsi vêtu, il s’observa dans la glace et constata que ces opérations lui donnaient une apparence présentable mais n’avaient pas suffi à lui rendre sa bonne mine.

Au sortir de la salle de bains, il croisa Josyane dans le couloir. Elle le frôla. Un parfum raffiné lui chatouilla les narines. La jeune femme portait une robe de soie blanche très habillée et très décolletée, des boucles d’oreilles de la dimension de petites statuettes et des talons hauts.

Elle lui adressa un sourire ambigu.

— Comment ça va, cousin ?

— C’est vrai que nous sommes cousins…

— Alors, puisque nous sommes cousins, le mieux est de nous tutoyer.

Lui qui était d’ordinaire bavard ne trouvait pas ses mots. Six mois de prison avaient suffi pour lui faire perdre l’habitude de s’adresser en homme libre à d’autres individus libres. La présence de cette jolie femme le mettait mal à l’aise. Il avait tout de suite éprouvé le sentiment qu’elle profitait de Romain et le manipulait.

— Il ne te manque rien ? Tu as trouvé ce qui te fallait dans la salle de bains ?

— Pas de problème.

— Nous allons t’abandonner. Il y a une soirée au club des expats. Nous sommes invités. Romain ne t’a pas prévenu ?

Peut-être le lui avait-il dit. Il ne s’en souvenait plus. Les événements s’étaient enchaîné si vite depuis son évasion qu’il avait du mal à faire de l’ordre sous son crâne.

— Eh bien, bonne soirée, alors.

— Si tu as faim, tu trouveras de quoi manger dans le frigo.

Après un nouveau sourire distant, elle enroula autour de son cou un long foulard de soie rouge qui tranchait sur sa robe blanche et s’éclipsa dans un joli balancement de hanches, laissant son parfum flotter dans son sillage, sans doute certaine de l’effet qu’elle produisait sur son hôte.

Assamoa courut jusqu’à la fenêtre. Il eut le temps de voir Sanchez ouvrir la porte de la Range Rover à sa compagne qui grimpa dans la voiture avec des mines de princesse. Le gardien referma le portail après le passage du 4 x 4. Quand il tourna la tête en direction de l’immeuble, Assamoa recula précipitamment.

Au fond, il n’était pas fâché de se retrouver seul. Ça ne lui était pas arrivé une seule fois depuis que les gendarmes étaient venus l’arrêter. La promiscuité permanente qui régnait en prison était sans doute une des choses qu’il avait eue le plus de mal à supporter. Le silence aussi était inhabituel et agréable, mais déroutant. À Tcholliré comme à New Bell régnait un brouhaha continuel ponctué de cris, de bruits de pas, de grincements et de claquements de portes, de hurlements, de chants et de musiques variées aussi. Dans cet appartement, on n’entendait que le ronflement de la climatisation. En prêtant l’oreille, il perçut aussi le bruit d’un téléviseur ou d’un poste de radio qui provenait d’un étage supérieur. Cela lui donna l’idée d’allumer la télé. Il remplit une soucoupe de cacahuètes et de biscuits apéritif, se versa une lampée de vodka et alla s’installer dans un confortable canapé, en face du petit écran. Sur CRTV, la chaîne officielle, la première dame du pays inaugurait un centre d’accueil pour enfants. À son habitude, elle faisait un étalage de toilettes invraisemblables. Robe gitane, bustier léopard moulant et énormes lunettes de soleil fantaisie, à la manière des touristes américaines de Miami ou de Hawaï. Assamoa nota que, cette fois, elle s’était fait défriser les cheveux et teindre en rousse. Il lui sembla aussi qu’elle avait éclairci son teint. À moins que ce ne soit un effet de l’éclairage et de la mauvaise qualité de l’image. Décidément, non seulement cette femme lui avait valu six mois de cauchemar, mais elle le poursuivait !

Il zappa et tomba sur une chaîne française qui évoquait les embouteillages et la pollution du ciel parisien. Le spleen envahit Assamoa quand il lui sembla identifier le boulevard Saint-Germain. Quelle mouche l’avait piqué de quitter la France pour revenir vivre dans ce pays où, au fil des ans, tout allait de mal en pis ? Un pays où tout se déglinguait à vue d’œil, le revêtement des trottoirs, les façades des édifices publics et la moralité des élites autoproclamées. Qu’avait-il donc espéré en lançant, sa feuille de chou ? Faire réagir ses concitoyens ? Ceux-ci étaient beaucoup trop accaparés par la lutte pour leur survie quotidienne pour s’intéresser à son discours moralisateur. Sans doute, en privé, ils ricanaient des lubies du couple présidentiel. Tous se gondolaient en racontant la dernière blague salace qui courait sur le compte de la maman du peuple camerounais. Mais en public, aucun ne se serait risqué à prendre la défense d’un petit journaliste suffisamment stupide pour écrire ce que tout le monde disait en cachette. Surtout quand le naïf scribouillard se mêlait de dénoncer la dilapidation des fonds publics. Personne n’avait levé le petit doigt quand on l’avait jeté dans un cul-de-basse-fosse. Alors pourquoi avait-il refusé de saisir les perches qu’on lui tendait ? S’il avait accepté de mettre un peu d’eau dans son vin, il profiterait aujourd’hui comme les autres des largesses gouvernementales, toucherait des subventions, serait invité à la télé et à la radio où il pourrait pontifier à son aise. Bref, il ferait partie des gens qui comptent, au lieu d’en être réduit à demander l’asile à un vieux copain qui l’avait certainement oublié depuis longtemps et devait probablement se demander comment se débarrasser de lui le plus vite possible. Sans doute pouvait-il se consoler en songeant qu’il avait su conserver sa dignité et son honneur, mais quantité de gens dignes et honorables peuplaient les cimetières.

Assamoa zappa encore pendant quelques minutes, puis se lassa. Il éprouvait l’impression d’avoir déjà vu toutes ces émissions, comme si elles étaient diffusées en boucle depuis des années. Il éteignit le téléviseur et alla choisir un disque. Il se décida pour Parker : Relaxin’ at Camarillo. Il mit le lecteur en marche, se versa une nouvelle rasade de vodka, retourna s’installer sur le canapé et ferma les yeux. Le son envoûtant du saxo l’enveloppa. Le Bird, ça c’était quelque chose ! Assamoa songea qu’il aurait dû naître Américain. Il serait peut-être devenu jazzman, politicien, journaliste ou écrivain. Au moins, dans ce pays, il y avait suffisamment d’espace et de fric pour réussir sans se prostituer. Même pour les Noirs. On pouvait s’exprimer sans se faire aussitôt jeter au trou, dans la mesure où ça ne dérangeait quasiment personne, contrairement à un pays africain de dix millions d’habitants qui fonctionnait comme un village gouverné par des clans de despotes imbus de leur autorité.

Puis il eut honte de ces pensées qui contredisaient tout ce qu’il avait toujours défendu, et, pour cuver sa honte, alla de nouveau remplir son verre. Pour éviter d’avoir encore à se déplacer, il rapporta la bouteille et la posa sur le sol, à côté du canapé, à portée de main. Ses pensées dérivèrent vers d’autres rivages, tandis que Parker attaquait My Melancholy Baby. Les femmes. La dernière fois qu’il avait possédé une femme. En prison, l’épuisement et la démoralisation avaient chassé le désir. Au point qu’il s’était demandé s’il aurait encore envie de faire l’amour à sa sortie. Son sexe donnait maintenant une réponse concrète à cette douloureuse question. Pour s’en assurer, il le tâta au travers de son jean. Puis, sous l’effet de la fatigue et de l’alcool, bercé par le saxo de Parker, il s’endormit béatement.

Les premiers rayons du soleil qui filtraient par la moustiquaire le réveillèrent. Il lui fallut quelques instants pour comprendre qu’il ne se trouvait plus en prison mais allongé sur le canapé d’un confortable salon. Il tendit l’oreille et perçut une voix. Un inconnu parlait de la vente du droit de pêche dans les eaux territoriales camerounaises aux chalutiers chinois. Il présentait cet accord commercial comme bénéfique pour le pays. Le ton et le débit monocorde étaient ceux d’un présentateur radio. Assamoa se leva, s’étira et se dirigea vers la cuisine d’où provenait la voix.

Sanchez était attablé devant un bol de café. Il coupa le son du poste de radio à l’arrivée d’Assamoa.

— Bien dormi ?

— Eh bien… je me suis écroulé sur ton canapé.

— Nous avons vu ça en rentrant hier soir. Nous n’avons pas voulu te déranger. Tu devais être crevé, après toutes ces émotions.

— Plutôt, oui. Et j’ai bu un coup de trop…

— Nous avons vu ça aussi. Tu as bien fait.

— Votre soirée s’est bien passée ?

— Chiante, comme d’habitude. Je déteste ce genre de mondanités. Ici, les expatriés s’emmerdent, alors ils n’arrêtent pas d’organiser des sauteries de ce genre. Ma fonction m’oblige à y assister de temps en temps. Mon patron est président d’une association.

— Et tu n’as pas eu l’occasion de rencontrer quelqu’un qui…

— J’y ai pensé, figure-toi. Mais ça demande une certaine discrétion et il y avait trop de monde. On ne pouvait pas parler à quelqu’un cinq minutes en tête à tête sans être dérangé. Mais, dans ma boîte, il y a quelqu’un qui peut peut-être t’aider. As-tu entendu parler de Ferdinand N’Gaye ?

— N’Gaye ? C’est un nom assez répandu.

— C’est le fils du ministre Paul N’Gaye et aussi le numéro deux de Nova Telecom.

— Rafraîchis ma mémoire. Il est ministre de quoi, ce Paul N’Gaye ?

— Ministre d’État au Développement industriel. Avant les élections, il était aux Eaux et Forêts.

— Il fait sans doute partie de la clique du président. Ou de ses alliés. Pourquoi m’aiderait-il ?

— Pour me rendre service. Nous avons de bonnes relations. Tu crois qu’il pourrait te dénoncer ?

— Je n’en sais rien. Tu devrais le connaître mieux que moi. Ce n’est pas parce qu’il a la même couleur de peau et la même nationalité que moi que je connais sa psychologie !

— Non, bien sûr. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais tu aurais pu avoir entendu parler de son père.

— Avec le nombre de ministres que nous avons, ça n’est pas évident ! Il vient d’où ce bonhomme ? De quelle région ?

— J’ai cru comprendre qu’il est du littoral.

— Un Douala, alors… Moi, je suis Bamiléké. Je n’y accorde pas d’importance particulière. Il y a des gens pour qui ça compte. Mais la solidarité marche surtout entre gens du même village. De toute façon, s’il est du littoral, ça ne peut pas jouer… Si tu lui en parles, il faut que tu le fasses très prudemment, sans dire que je loge chez toi. Et je vais être franc avec toi : s’il m’aide pour te rendre service, il risque de te demander un autre service en échange. C’est l’usage, pour les fils de ministres comme pour tout le monde. Sauf si vous êtes vraiment amis.

— Ce n’est pas le cas.

— Alors prévois une contrepartie. Il ne te la demandera peut-être pas directement. Il faudra que tu agisses avec beaucoup de subtilité, sinon tu risques de le vexer. Surtout un fils de ministre habitué à être traité avec tous les honneurs.

— Il n’est pas prétentieux : il ne met jamais en avant la situation de son père.

— Méfie-toi tout de même.

Sanchez se leva, alla chercher un bol et le plaça devant Assamoa.

— Je me fais toujours du café assez fort le matin, ça ne te dérange pas ? Sinon, je peux te faire du thé.

— Le café, c’est parfait. Le tien est fameux.

— Aussi bon que la vodka ?

Ils éclatèrent de rire tous les deux, redevenus les complices qu’ils avaient été quand ils draguaient les mêmes filles à la cité U.

Cette digression aidait Sanchez à réfléchir. Une contrepartie ? Quel genre de contrepartie pouvait demander un fils de ministre ? L’embauche d’un parent ou d’une relation ? Peut-être, mais il n’avait pas besoin de lui pour ça. Il pouvait aussi lui demander son aide pour faire aboutir un projet qui le placerait en porte-à-faux vis-à-vis de son patron. Cela demandait réflexion.

Sanchez vida son bol de café et se leva.

— Ce n’est pas tout. Il faut que je sois au bureau pour neuf heures.

— Vous êtes matinaux, dans ta boîte.

— Mon patron est un ancien militaire. Il lui arrive de fixer des réunions à huit heures.

— Et le fils du ministre se pointe à l’heure ?

— À l’heure pile. C’est un type très ponctuel.

— Alors c’est vraiment un cas ! Je te revois quand ?

— Pas avant ce soir. Je suis pris toute la journée. Tu auras Josyane pour te tenir compagnie. Ne te montre pas aux voisins et n’oublie pas de te présenter comme un cousin quand le petit viendra faire le ménage. Je crois qu’il passe ce matin.

Sanchez le gratifia d’une tape sur l’épaule et d’un clin d’œil.

En dépit des recommandations de son ami, Assamoa ne résista pas à l’envie de pointer son nez sur le balcon. De toute manière, après le passage du boy, tout le monde saurait qu’un parent logeait chez Sanchez. Ça ne servait pas à grand-chose de se planquer. À tout hasard, il prit une paire de lunettes noires qui traînaient sur une table et les plaça sur son nez.

Comme d’ordinaire, le ciel de Douala était lourd. Un plafond de nuages gris planait très bas au-dessus de la ville. La chaleur n’était pas encore accablante et, à cette heure, les moustiques vous laissaient en paix. Dans la cour, au pied de l’immeuble, deux gamins jouaient au foot avec un ballon en plastique, tandis que la fille du gardien s’employait à verrouiller le portail avec une longue barre de fer. Une bâche en toile grise recouvrait la piscine. Les barbelés qui coiffaient le mur d’enceinte rappelaient de façon assez désagréable l’établissement d’où Assamoa venait de s’évader. À l’extérieur de la résidence s’élevaient, sur la gauche, une série de baraques dont l’une faisait office de garage, sur la droite, une tour de construction récente dont le revêtement commençait à se lézarder. Au loin, on apercevait une large avenue, des palmiers et des villas blanches. Assamoa n’avait jamais mis les pieds à Bonapriso et il s’attendait à un quartier plus luxueux. C’était tout de même ici que résidaient une bonne partie des colons français avant l’indépendance et que vivaient encore beaucoup de privilégiés, expatriés comme Sanchez ou nouveaux riches camerounais. Quant aux véritables maîtres du pays, ils habitaient des villas inaccessibles, entourées d’enceintes protégées par des caméras vidéo et des gardes armés, plantées parfois au milieu de la brousse ou d’un quartier pauvre. Sans parler des palais du président : le guide du peuple camerounais en possédait un dans chaque ville importante. On disait même qu’une Rolls avec chauffeur l’attendait en permanence dans celui de Buea, l’ex-capitale administrative de la colonisation allemande, bien qu’il n’y mettait jamais les pieds.

Assamoa contempla un instant le spectacle de la rue puis regagna l’intérieur de l’appartement.

Il alla se soulager tranquillement aux toilettes, en parcourant un vieux numéro de Paris Match, puis prit une nouvelle douche, avec le sentiment de profiter d’un luxe inouï qui confinait au gaspillage.

Apparemment, Josyane dormait toujours. Il n’osa donc pas mettre un disque, pourtant l’envie le tenaillait. La veille, Parker avait ranimé son goût pour la musique. Il se contenta d’examiner à nouveau la collection de Sanchez, puis prit une pile de journaux, dont des exemplaires du Monde encore sous bande, et alla s’installer dans la cuisine. Il lisait un article consacré aux événements de Côte d’Ivoire, en sirotant du café froid, quand des bruits de pas le firent sursauter. Il se retourna et se retrouva face à un gamin très grand et très maigre. Une longue cicatrice boursouflée courait le long de son bras gauche. Il devait avoir quatorze ou quinze ans.

— Bonjour, je suis Jean-Christophe, le cousin de Josyane, annonça-t-il.

Utiliser son véritable prénom était plus malin que de s’en inventer un autre, au risque de se couper. Le gosse semblait intimidé.

— Je suis Daniel. Je fais le ménage.

— Je le sais. On m’a prévenu. Ne t’occupe pas de moi. Fais ton travail, petit.

Le garçon se mit à l’ouvrage avec une certaine ardeur. Assamoa l’observa et ne put s’empêcher de le questionner.

— Alors, comme ça, tu viens du Congo ?

— Oui monsieur.

— Tu n’as pas de famille ici.

— Non monsieur.

— Tu n’es pas très bavard.

Le gosse demeura silencieux. Assamoa n’insista pas. Après tout, il n’était pas en reportage sur la situation des réfugiés congolais.

Une bonne heure s’écoula. Josyane fit son apparition sur le coup de dix heures trente. Ses yeux étaient encore gonflés de sommeil. Sa robe de chambre bâillait, laissant apercevoir la pointe de son sein gauche. Assamoa s’efforça de détourner son regard du large mamelon brun, légèrement plus clair que le reste de la peau de la jeune femme. Josyane se déplaça jusqu’à la cuisine en traînant ses pieds nus avec nonchalance.

— J’ai trop pétillé[12] hier. Ils nous ont finis ! Et toi aussi, mon cousin, tu n’y as pas été de main morte avec la vodka.

Elle émit un rire aigu qu’Assamoa se crut obligé d’accompagner d’un ricanement poli. Cette femme ne lui plaisait pas.

Josyane se fit du thé, qu’elle but en silence, puis elle donna toute sorte de consignes au Congolais sur un ton autoritaire. Celui-ci répondait « Oui, madame » en inclinant servilement la tête.

Josyane alla ensuite s’enfermer dans la salle de bains, d’où elle ressortit coiffée, maquillée et vêtue d’une salopette à bretelles blanches et d’un T-shirt rose. Elle allait toujours nu-pieds.

Le gamin, qui semblait avoir ses habitudes, se confectionna un sandwich avec une portion de baguette et du jambon, prit une pomme, enfouit le tout dans son sac, salua sa patronne et son prétendu cousin, et s’éclipsa. Assamoa commençait lui-même à avoir faim.

— Tu ne manges pas ? demanda-t-il à Josyane.

— Non, je te l’ai dit, hier ils m’ont finie. Prends ce que tu veux dans le frigo. Ce soir je ferai du poisson. J’imagine que ça fait un bail que tu n’as pas mangé de sole.

Ce fut la seule allusion qu’elle fit à son séjour en taule.

Assamoa, dans l’ignorance du fonctionnement de la cuisinière et ne voulant pas demander l’aide de la maîtresse des lieux, se contenta, comme le jeune Congolais, d’un sandwich au jambon et d’un morceau de fromage. Il arrosa le tout d’une cannette de bière. Sanchez en entreposait une douzaine de packs dans une buanderie attenante à la cuisine. À l’issue de ce repas frugal, il ne put résister devant une papaye que ses hôtes réservaient peut-être pour le dîner. Il rangea consciencieusement tout ce qu’il avait utilisé et retourna s’installer dans le salon avec des numéros du Monde.

Josyane vint se planter devant lui.

— Il faut que je te dise une chose, cousin. J’attends de la visite et je préfère qu’on ne te voit pas. Alors sois gentil, quand tu entendras sonner, va t’enfermer dans notre chambre.

— Pas de problème. Je comprends très bien. Je suis désolé de t’imposer ma présence.

— Mais non, mais non, du moment que tu es un ami de Romain, tu fais partie de la famille.

En dépit de son ton enjoué, elle ne parvenait pas à donner le change. Assamoa affecta néanmoins de prendre ces belles paroles pour argent comptant. Il se replongea dans la lecture du Monde. Quand il entendit tinter la sonnerie de la porte d’entrée, il alla docilement se réfugier dans la chambre du couple, ses journaux sous le bras. Le Congolais l’avait si bien rangée qu’il n’osa pas s’installer sur le lit bien que l’unique siège, une chaise en bois brut, ne soit guère confortable. Des bruits de voix lui parvinrent sans qu’il puisse distinguer les paroles. Il tenta de se concentrer sur sa lecture, mais la curiosité fut la plus forte. Il traversa la chambre et le couloir sur la pointe des pieds pour aller coller son oreille contre la porte qui donnait accès au salon. Cette fois il entendit distinctement Josyane.

— Non, n’insiste pas. Ce n’est pas possible.

— Et pourquoi donc ? Ton régulier ne va pas rentrer avant ce soir. Je suis bien placé pour le savoir.

La seconde voix était masculine et jeune. C’était celle d’un Camerounais, pas d’un étranger.

Assamoa s’accroupit pour regarder à travers le trou de la serrure, mais son champ de vision se limitait à la télévision, un pan de mur et un coffre en bois.

— Allons libère-moi les lasses[13]. J’ai envie de te saccager. Je me sens très en forme, ce matin. Tu n’as pas envie ?

— Mais si, j’ai très envie moi aussi, mais ce n’est pas possible maintenant. Que vont dire les voisins si tu restes trop longtemps ?

— Tu n’as pas dit ça l’autre jour.

— C’était l’autre jour. S’ils te voient une fois, ça va. S’ils te voient tout le temps, ils vont savoir. Il vaut mieux qu’on se retrouve ailleurs.

— Comme tu voudras.

Assamoa entendit encore quelques chuchotements, puis il aperçut un homme grand et mince vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon clair. L’inconnu se dirigeait vers l’entrée, de sorte qu’il lui tournait le dos. Puis ce fut la salopette blanche de Josyane qui se rapprocha dangereusement de la porte. Il n’eut que le temps de faire demi-tour. Elle apparut à l’instant où il s’asseyait sur la chaise.

— Tu peux sortir, mon cousin, l’alerte est terminée.

Elle s’approcha de lui pour le regarder sous le nez. Il se composa une expression neutre.

Elle leva un doigt.

— Toi, mon cousin, tu as écouté derrière la porte. Ce n’est pas bien.

— Mais…

— Ne proteste pas. Je t’ai entendu. On ne peut rien me cacher. Donc maintenant tu connais mon petit secret. Mais moi, je connais aussi le tien.

 

Gombo
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