13

Au bord de la piscine déserte de l’Akwa, Acquaviva prenait son petit déjeuner. Avec son café noir, il avala une bonne demi-douzaine de gélules diverses. Il avait la gueule de bois. De temps à autre, son foie lui rappelait son existence. Mais diable, il n’avait pas tous les jours l’occasion de prendre une bonne cuite en Afrique. La veille, il s’était copieusement bourré la gueule au Perroquet vert en compagnie du gamin. Cette bringue lui avait rappelé sa jeunesse quand il faisait escale dans les bars pendant les permissions. Évidemment, il ne tenait plus aussi bien l’alcool qu’à vingt-cinq ans. Plusieurs putes avaient essayé de lui mettre le grappin dessus, mais il les avait chassées sans ménagement. Chaque chose en son temps. Avant de partir, il en avait réquisitionné une pour Théodore et l’avait payée d’avance. En règle générale, il savait se contrôler, même quand il avait bu. Il essayait pourtant de se souvenir de ce qu’il avait pu raconter au cours de cette beuverie, pour s’assurer qu’il n’avait pas été trop bavard, quand la sonnerie de son portable le fit sursauter. En cette heure matinale, un silence quasi absolu régnait autour de la piscine, de sorte que le tiit-tiit de l’appareil retentissait comme un véritable carillon.

Il identifia la voix de Dupin. Miracle de la technique, il l’entendait comme s’il se trouvait à dix mètres de lui. Il songea, avec une once de nostalgie, que, lorsqu’il crapahutait dans la brousse à la recherche des maquisards de l’UPC ou traquait les fells dans les djebels, il ne disposait pas d’un matériel aussi sophistiqué. Il fallait trimballer à dos d’homme de lourds postes de radio de campagne. Pas étonnant que les jeunes générations soient de plus en plus ramollies.

— Tu m’entends ?

— Bien sûr que je t’entends ! Cinq sur cinq.

— Alors qu’est-ce que tu attendais pour répondre ? Acquaviva éluda. Ses états d’âme ne concernaient pas Dupin.

— Je ne peux encore rien te dire de précis, mais on avance assez vite.

— Je l’espère. C’est pour ça qu’on te paie. Pas pour te faire bronzer et t’envoyer des petites Blacks.

— Si tu venais ici, tu verrais qu’on n’a pas tellement l’occasion de bronzer.

C’était vrai, le ciel de Douala était couvert. Néanmoins, au bord de cette piscine, on aurait pu croire qu’il se payait du bon temps.

— C’est comment, Douala ?

— Complètement déglingué. Ce pays pourrit sur pied depuis qu’on l’a abandonné.

— Bon. Tiens-nous au courant. Quoi d’autre ?

— Ça tombe bien que tu m’appelles. Je voudrais que tu fasses des recherches sur un type du nom de Romain Sanchez. C’est un expatrié qui est directeur du marketing, ou quelque chose comme ça, chez Nova Telecom.

— Qu’est-ce que ce type vient faire dans notre histoire ? Ne va pas foutre la merde. Nova Telecom, c’est une grosse boîte. C’est même une très grosse boîte.

— Peut-être, mais j’ai besoin d’infos sur ce type. Le mieux, c’est que tu me faxes un petit rapport à l’hôtel. Ou que tu me l’envoies par mail. Rédige ça de façon discrète.

— Ça va, je connais mon boulot.

— Alors j’attends ton rapport sur Sanchez.

Il coupa aussitôt la communication afin de montrer à Dupin que, même s’il le payait, il ne devait pas se considérer comme son supérieur. Sa gueule de bois le mettait de mauvaise humeur et il ne pouvait pas encaisser ce petit planqué. Il commanda du café, le sirota pendant une dizaine de minutes, puis composa le numéro de portable de Kimbé.

— Capitaine Kimbé ? Commandant Acquaviva.

— Vous êtes matinal, commandant.

— Vous n’auriez pas retrouvé notre gus, par hasard ?

— Non. Pour être franc, personne ne se soucie de lui. Vous avez lu les journaux ?

— Pas encore.

— Il y a une grève des avocats et une manifestation prévue pour aujourd’hui devant le palais de justice. Tout le monde est mobilisé. Le président en personne suit l’affaire. Assamoa n’intéresse pas grand monde à part vos amis, commandant.

— Qu’est-ce qu’ils veulent, les avocats ?

— Un avocat s’est fait tabasser par un commissaire de police qui s’envoyait sa femme. Ou le contraire. C’est peut-être l’avocat qui était le chaud de la légitime du commissaire. En tout cas, l’avocat est à l’hôpital et ses confrères font leur cirque. Ils veulent des excuses publiques du ministre et des sanctions. Quinze jours après la nomination du gouvernement, ça fait désordre.

— Je vois. Donc rien pour moi ?

— Rien du tout. En revanche, personne n’ignore que vous avez été visiter New Bell. Les informations circulent très vite. Le directeur de l’administration pénitentiaire et le ministre de la Justice vont s’imaginer que vous travaillez pour un de leurs concurrents.

— Et alors ? Ils ne vont pas me coller au trou ?

— Ils risquent de vous faire surveiller et peut-être de vous expulser du territoire national. Soyez prudent. Moi, officiellement, je ne vous connais pas.

— Autrement dit, le laissez-passer que vous m’avez vendu ne vaut rien ?

— Il est parfait pour les situations courantes. Pas si un ministre vous prend dans son collimateur. Chez nous, ce n’est pas comme en France, en dehors du président, il n’y a pas d’autorité centrale unique. Chacun n’en fait qu’à sa tête. Alors soyez discret, en ce moment les Français n’ont pas la cote.

— Vous me l’avez déjà dit, capitaine. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai d’autres appuis.

Il rappela Dupin.

— J’ai mis quelqu’un sur Sanchez, lui annonça celui-ci.

Acquaviva constata avec satisfaction que le ton du numéro deux d’AB Conseil était devenu plus respectueux. Ils avaient besoin de lui et ne pouvaient pas le remplacer au pied levé.

— Ça va prendre combien de temps ?

— Difficile à dire. Pas plus de vingt-quatre heures, peut-être beaucoup moins.

— Dis à ton gars qu’il se grouille. Je ne pourrai peut-être pas rester trop longtemps ici. Il faut que tes clients prévoient de faire intervenir un type important au cas où j’aurais des ennuis. J’imagine qu’ils ont des huiles dans leur manche.

— Ils ont probablement des contacts avec le ministre de la Santé. Mais ils ne veulent surtout pas apparaître directement.

— J’avais compris. Dis-leur qu’ils n’ont pas intérêt à me laisser tomber. Tu sais que je couvre toujours mes arrières.

— Qu’est-ce que tu insinues ?

— Rien du tout : je te parle en clair.

Il coupa la communication, comme il l’avait fait quelques instants plus tôt. Menacer ainsi ses commanditaires revenait à enfreindre les règles du jeu. Acquaviva n’avait pas pour habitude de se comporter ainsi. Mais son foie douloureux avait provoqué cet accès de mauvaise humeur. Pendant toute sa carrière il avait risqué sa peau pour que des politiciens corrompus et des civils pleins aux as tirent les marrons du feu. En Algérie comme en Afrique noire, il avait servi de chair à canon à ces gens-là. Ses états de service lui procuraient à la fois de la fierté et de l’amertume. Ce matin-là, l’amertume dominait. Il sentait mal cette mission. L’Afrique avait changé.

Acquaviva se défoula sur le serveur.

— Ton café est dégueulasse.

— Ce n’est pas moi qui le choisis, patron. C’est du café d’importation.

— De mon temps, on en produisait du bon dans ce pays.

— Oui, mais il paraît qu’on l’exporte, plaida le malheureux larbin, visiblement dépassé par les mystères de l’économie moderne.

Acquaviva renvoya le serveur et se leva. Déplier sa longue carcasse le fit souffrir. L’arthrose sans doute. Étrange. La veille, quand il avait parcouru ses huit longueurs de bassin, il se sentait jeune et en pleine forme. Aujourd’hui, son corps et les excès de la veille lui rappelaient douloureusement son âge. Il monta dans sa chambre se laver les dents et prit son revolver et son holster, qu’il rangeait dans une petite mallette soigneusement verrouillée, puis alla trouver le réceptionniste.

— Vous avez un annuaire ?

— J’ai celui de Camtel. Je ne sais pas s’il est à jour. Il y a surtout les entreprises…

Acquaviva feuilleta le bottin. Le nom de Sanchez n’y figurait pas. Il nota le numéro de Nova Telecom et celui de la Camtel sur un calepin, puis rendit l’annuaire au réceptionniste.

— Demandez au groom d’aller chercher ma voiture.

Il sortit et huma l’air humide de Douala. Le soleil faisait une timide percée au travers de la couche de nuages blancs, mais la chaleur n’était pas encore écrasante. Théodore l’attendait sous les arcades de l’Akwa. Le gamin palabrait avec un vendeur de faux stylos Mont-Blanc.

— Bonjour patron, t’en veux un ?

— Surtout pas. Les vrais fuient, alors les faux…

Le camelot voulut insister, mais Théodore le chassa. Sa situation d’auxiliaire d’un riche étranger lui donnait de l’autorité. En quarante-huit heures, il s’était transformé. Acquaviva le remarqua.

— Tu es beau comme un astre, aujourd’hui. À propos, la fille d’hier était bonne ?

Théodore, aussi ivre que son patron, s’était endormi dès qu’il s’était allongé et n’avait pas touché à la pute que lui avait offerte Acquaviva. Le matin, il s’était réveillé dans un lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des mois. Mais la fille avait disparu. Une vieille femme lui avait servi un copieux petit déjeuner avant de le mettre à la porte.

— Géant patron. Je l’ai appuyée trois fois, mentit-il.

— Bon, alors il va falloir se remettre au boulot.

— Pas de problème.

Les yeux du gamin brillaient.

— Ça te botte, hein ?

— Oui, patron, le travail me plaît.

Le groom de l’Akwa arriva au volant de la Toyota. Acquaviva lui abandonna quelques francs CFA et fit monter Théodore dans le 4 x 4. En se croisant, le gamin et l’employé de l’hôtel échangèrent des regards hostiles.

— Voilà le programme de la journée. L’homme que je cherche s’est peut-être caché chez un type du nom de Sanchez. Ou bien Sanchez l’a aidé à trouver un endroit pour se cacher. Il faut donc que je commence par trouver Sanchez.

— Sanchez, c’est l’homme qui est sur la photo de Divas ?

— Tu es très malin. C’est lui en effet. Je sais donc qu’il travaille chez Nova Telecom, mais je n’ai pas son adresse.

Il composa le numéro de la Camtel et demanda les renseignements.

— Je voudrais le numéro et l’adresse de Romain Sanchez, à Douala. Vous avez ça ?

— Je regrette, monsieur, nous n’avons pas de Sanchez à Douala.

Acquaviva rangea son portable.

— Je m’en doutais un peu. Voilà ce qu’on va faire. Tu vas te présenter chez Nova Telecom et tu diras que tu as un colis pour monsieur Sanchez.

— Un colis pour monsieur Sanchez. D’accord, ce n’est pas compliqué.

— Ce n’est pas tout. Tu expliqueras que c’est un colis lourd et encombrant, qu’il vaut mieux que tu le livres chez lui, mais que tu n’as pas son adresse.

— Et si ça ne marche pas ?

— Tu reviendras me voir et nous aviserons. OK ?

— Et le colis ?

— Nous allons nous en occuper. Où peut-on acheter quelque chose de lourd, comme une machine à laver ou un frigo ?

— Il y a plein de magasins qui en vendent : Niki, Score, Fokou… Mais je ne pourrai pas porter un frigo tout seul.

— Tu ne vas pas le porter tout seul. Tu accompagneras seulement les livreurs.

— D’accord patron. Alors, on va chez Fokou ? Ce n’est pas loin. Je vais vous montrer le chemin.

La circulation était fluide. Dix minutes plus tard, Acquaviva rangea sa Toyota sur le parking du magasin.

— Écoute-moi bien, Théodore. Tu vas acheter une machine à laver, payer en liquide et dire que ton patron veut qu’on la livre tout de suite. Et tu acceptes de payer un petit supplément. Pas trop, pour que ça n’ait pas l’air bizarre.

Le gamin cligna de l’œil.

— Compris, patron. Je négocie.

— Bon, ça coûte combien une machine à laver ?

— Prenez plutôt un frigo, patron. C’est moins cher.

— Un frigo, si tu préfères. Je m’en fous. Tu le fais livrer au nom de Romain Sanchez. Tu te souviendras ?

— Pas de problème.

Acquaviva glissa une liasse de billets au jeune homme et planta son regard dans le sien.

— Ne songe pas à garder ce fric. Je te retrouverai et je suis capable d’être très méchant. Tu ne ferais pas une bonne affaire. Je te donnerai beaucoup plus si tu fais bien ton travail.

Théodore n’avait jamais eu une somme pareille entre les mains. La tentation de filer avec cette liasse l’avait immédiatement assailli. Sortir par une autre porte du magasin suffisait pour disparaître. Le vieux Blanc bluffait. S’il avait du mal à trouver un prisonnier évadé de New Bell et même à obtenir l’adresse d’un autre Blanc, comment pourrait-il le retrouver, lui, dans une ville de cinq millions d’habitants ? Néanmoins, ses menaces l’impressionnaient et ses promesses lui mettaient l’eau à la bouche. Il chassa l’idée de voler son patron pour se concentrer sur sa tâche.

Dès qu’il eut franchi le seuil du magasin, il sentit peser sur lui les regards soupçonneux des vigiles, des colosses en uniforme bleu. Il se dirigea résolument vers un vendeur en chemisette blanche.

— Bonjour, je viens acheter un frigo pour mon patron.

Le vendeur le dévisagea avec circonspection.

— Il t’a dit quel modèle il voulait ?

— Non, il m’a chargé de choisir.

— Pourquoi n’a-t-il pas envoyé sa femme ?

— Sa femme est morte. Mon patron est français.

La perplexité s’effaça du visage du vendeur pour faire place à un sourire aimable, comme si ce deuil et cette nationalité pouvaient expliquer ce comportement inhabituel.

— Bon, quelles dimensions ? Nous avons des frigos de cinquante à plus de deux cents litres.

— Je pense que cent litres devraient lui suffire, improvisa Théodore qui ignorait que la contenance d’un réfrigérateur se mesurait en litres.

Le vendeur lui montra plusieurs modèles dont il vanta les qualités avec éloquence.

— Et comment ton patron compte-t-il payer ? Nous n’aimons pas beaucoup les règlements à la livraison, car il arrive que des gens nous donnent des chèques en bois.

Théodore se demanda ce que pouvait bien être un chèque en bois, mais il se garda d’interroger le vendeur.

— Mon patron m’a donné l’argent pour payer, mais il veut qu’on le livre tout de suite.

— Eh là, mon garçon ! Tu crois que ton patron est notre seul client ?

— Non, mais tous tes clients ne sont pas comme mon patron.

Le ton du vendeur devint agressif.

— Qu’est-ce qu’il a de différent des autres, ton patron, à part la couleur de sa peau ? Il croit que parce qu’il est français, il peut passer avant les autres ?

— Il peut encore acheter ailleurs, chez Niki ou chez Score…

Le vendeur se radoucit.

— Il ne trouvera pas le même choix. Et il doit comprendre que c’est justement parce que nous sommes les meilleurs que nous sommes surbookés.

— Je ne voulais pas dire que mon patron se croit supérieur aux autres, seulement qu’il est prêt à offrir une petite motivation parce qu’il est pressé.

— Dans ce cas, nous pouvons peut-être trouver un terrain d’entente.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent encore pour établir le montant du gombo. Au terme de ces palabres, Théodore compta soigneusement les billets un par un, les remit au vendeur en échange d’un bon d’achat et d’un certificat de garantie en bonne et due forme, puis il repartit en compagnie d’un géant en salopette bleue qui, à l’aide d’un chariot élévateur, chargea un lourd carton dans une petite camionnette portant le sigle du magasin.

Le livreur le fit monter à côté de lui.

— Il habite où, ton patron ?

— Il faut d’abord passer à son entreprise. C’est un homme important. Il est directeur de Nova Telecom.

Le livreur ne parut pas particulièrement impressionné.

— Tu sais, mon gars, je livre toutes sortes de gens, tous les jours. La semaine dernière, j’ai même livré un ministre qui a acheté une télé aussi grande que l’écran du Wari[23].

Théodore savait que le livreur exagérait car un appareil de cette dimension n’aurait pas tenu dans sa camionnette, mais il se garda de contredire l’employé. Il jeta un œil dans le rétroviseur d’aile. La Toyota d’Acquaviva les suivait. Quand ils arrivèrent devant le siège de Nova Telecom, Théodore demanda au chauffeur de l’attendre.

Un vigile surveillait l’entrée.

— Je viens pour une livraison, annonça Théodore en brandissant son bon de commande et sa facture.

Une élégante réceptionniste le fit patienter cinq minutes tandis qu’elle poursuivait une conversation téléphonique qui ne semblait pas avoir de rapport évident avec sa fonction.

— Que veux-tu, petit ?

— C’est une livraison pour monsieur Romain Sanchez, annonça-t-il en prononçant le nom le plus distinctement possible.

— C’est du matériel de bureau ?

— Non, c’est un frigo.

— Un frigo ? Tu es bien sûr qu’il a commandé un frigo et qu’il a demandé de le livrer ici ? Montre-moi ton papier.

Théodore lui tendit le bon de commande. La réceptionniste ajusta ses lunettes.

— Oui, c’est bien Sanchez. Mais ça m’étonnerait qu’il ait demandé qu’on lui livre un frigo ici.

— Eh bien, vous avez peut-être son adresse…

— Son adresse ? Tu crois qu’on donne les adresses des directeurs comme ça ?

Devenue méfiante, la réceptionniste se leva, contourna son bureau et alla jeter un coup d’œil dans la rue où le livreur attendait, bras croisés, adossé à sa camionnette. Elle retourna s’asseoir derrière son bureau et décrocha son téléphone.

— Bon, je vais appeler monsieur Sanchez.

Romain rédigeait un e-mail à l’adresse de son fils quand l’appel lui parvint.

— Des livreurs de chez Fokou disent que vous avez commandé un réfrigérateur.

— Un réfrigérateur ? Je n’ai pas commandé de réfrigérateur.

Il faillit raccrocher immédiatement, puis songea que l’initiative venait peut-être de Josyane. Elle s’était plainte à diverses reprises du mauvais fonctionnement du frigo.

— Bon, écoutez, je suis en plein travail. Qu’ils voient avec ma femme.

La réceptionniste écrivit le numéro et le nom de la rue sur une feuille de papier qu’elle tendit à Théodore, puis lui parla sur le ton qu’on emploie pour s’adresser à un enfant ou à un demeuré.

— Bon, c’est à Bonapriso. Vous allez régler ce problème avec l’épouse de monsieur Sanchez.

Théodore sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Il avait rempli sa mission.

Il courut jusqu’à la Toyota d’Acquaviva.

— J’ai l’adresse ! Qu’est-ce qu’on fait du frigo ?

À sa grande surprise, Acquaviva parut irrité.

— Je ne t’avais pas dit de venir te montrer à côté de cette voiture ! Retourne dans la camionnette.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? On le livre ?

— Mais oui, tu le livres. Tu me raconteras ensuite. Note tous les détails chez Sanchez. Essaie de voir si le clergyman est là.

Le livreur prit la direction de Bonapriso sans poser de questions, en homme habitué aux caprices des clients. Quand ils parvinrent devant le mur d’enceinte de l’immeuble où résidait Sanchez, il émit néanmoins un petit sifflement.

— Dis donc, il est bien gardé, ton Blanc !

— De nos jours, ça vaut mieux, dit Théodore. Et ton ministre, celui à qui tu as livré une télé, il ne prend pas de précautions ?

— Oh, lui, ce n’est pas pareil, il a sa garde personnelle. Ils m’ont fouillé trois fois avant de me faire rentrer.

Théodore descendit et alla frapper sur le portail métallique. Une petite fenêtre s’ouvrit dans laquelle s’encadra le visage d’une gamine.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Les magasins Fokou. Je viens livrer un frigo pour monsieur Sanchez.

La fillette observa la camionnette.

— D’accord, je vais vous faire entrer. C’est au deuxième à gauche.

Elle déverrouilla le portail, retira la barre métallique. Le livreur roula jusqu’au pied de l’immeuble.

— Attends-moi encore une seconde.

Théodore gravit les deux étages quatre à quatre et alla sonner à la porte de gauche.

Une jeune femme en jean blanc moulant et débardeur apparut. Théodore crut se trouver en face d’un mannequin directement sorti des pages de Divas. Il en eut le souffle coupé.

— Nous venons livrer le frigo, réussit-il à articuler.

— Un frigo ? Tu as dû te tromper d’étage. Nous n’avons pas commandé de frigo.

— Je suis bien chez monsieur Sanchez ?

— Oui, mais nous n’avons pas commandé de frigo. Théodore lui tendit le bon de livraison.

— C’est bien son nom ?

— Oui, c’est son nom. Mais nous n’avons pas commandé de frigo. Combien de fois faut-il que je le répète ?

— Il a pourtant été payé.

— Bon, alors montez-le. Vous pouvez emporter le vieux ?

— Bien sûr.

— Non, finalement ce n’est pas la peine, je vais trouver quelqu’un que ça intéressera.

Théodore redescendit.

— Alors ? demanda le livreur.

— C’est bon, on peut y aller.

Le livreur chargea le carton contenant le réfrigérateur sur un diable qu’il fit rouler jusqu’à l’ascenseur. Il semblait doté d’une force peu commune. Josyane lui demanda d’installer le frigo dans la cuisine. Théodore pénétra à sa suite dans l’appartement dont le mobilier, la décoration et surtout les dimensions l’impressionnèrent. La cuisine aurait suffi à elle seule à abriter confortablement une famille nombreuse. Il s’appliqua à enregistrer chaque détail. Josyane leur offrit à boire. Elle les invita à s’asseoir sur des bancs de bois sombre assortis à une table massive. Tandis qu’elle décapsulait des boîtes de bière, Théodore tendit l’oreille. Il lui sembla distinguer des bruits de pas provenant d’une autre pièce.

Après leur avoir glissé un billet à chacun, la maîtresse de maison les renvoya.

— Ce n’est pas normal qu’elle t’ait donné le même pourboire qu’à moi, alors que j’ai tout fait, maugréa le livreur.

— D’abord, tu as déjà eu une motivation, ensuite, moi j’ai le ticket avec cette nga. Tu n’as pas vu comment elle me regardait ? Si tu n’avais pas été là, je l’appuyais dans sa cuisine.

— Je croyais que c’était ta patronne.

— Mon patron, c’est son Blanc. Seulement pour l’entreprise, pas pour la maison, improvisa Théodore.

Le livreur parut se contenter de cette explication.

— Je te dépose en route ?

Théodore déclina la proposition. Il attendit que la camionnette de Fokou ait disparu à l’angle de la rue Njonjo et courut rejoindre Acquaviva qui l’attendait au volant de la Toyota.

— Monte.

Le garçon s’installa dans le 4 x 4, sans dissimuler son excitation.

— La nga du Sanchez, je suis sûr que c’est une sacrée pionceuse[24] ! La star !

Acquaviva lui adressa un sourire complice.

— Alors, comme ça elle t’a tapé dans l’œil ?

— Je veux, patron !

— Et tu l’as tellement reluquée que tu n’as rien remarqué d’autre ?

— Je peux vous dire tout ce qu’il y a dans la maison, même la marque de la télé.

— Et le clergyman ?

— Je ne l’ai pas vu, mais il y avait un autre zombie dans une chambre derrière, j’en suis sûr. Et ça n’était pas Sanchez puisqu’il est à son bureau. Mais c’était peut-être le chaud de la nga.

— Parce que tu crois qu’elle s’appuie un autre gus pendant les heures de bureau ?

— Ça, c’est sûr, patron, elles le font toutes. Surtout les femmes des Blancs.

— Elles auraient bien tort de se priver. Mais ça ne nous dit pas si le clergyman est là. Pour livrer le frigo, je suppose que tu es entré dans la cuisine.

— Et même dans le salon. Elle nous a payé des bières. Il y avait deux tasses sur la table. Elle les a retirées. Elle prenait peut-être le thé avec son chaud.

— Ou avec le clergyman…

— Alors, on fait quoi, patron ?

— Ce soir, rien. Tu as quartier libre. Demain, tu vas traîner dans le coin. Tu observes le balcon de Sanchez, les fenêtres de son appartement. Peut-être que le clergyman prendra le frais et que tu l’apercevras.

— Vous croyez qu’il est là ? Vous avez une intuition, comme Derrick ?

— Dans les films, les flics fonctionnent à l’intuition. Dans la vie, ils travaillent de façon méthodique. Ils examinent toutes les possibilités, une par une. Il est possible que le clergyman se cache chez Sanchez.

— Compris, patron. Je vais observer.

— Tu vas aussi essayer de tirer les vers du nez de la fille du gardien. Quand elle sort, tu trouves un prétexte pour lui parler, tu rigoles avec elle, tu la dragues.

— Elle est un peu jeune.

— Fais comme tu le sens. Surtout, ne lui fais pas peur. Je veux un rapport précis. Demain à midi, tu me retrouveras à l’Akwa. Je dirai au réceptionniste qu’il te laisse monter.

— C’est parti.

Acquaviva regarda Théodore s’éloigner. Le garçon se déplaçait avec grâce. À certains moments, on aurait pu croire qu’il dansait.

 

Gombo
titlepage.xhtml
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html