20
Gabriel Kana avait passé une nuit pénible. Sa troisième femme, une yoyette de dix-sept ans offerte par son chef de village de père en échange d’une recommandation, n’avait réussi ni à lui faire retrouver le sourire ni à le mettre en train pour l’amour. Il l’avait chassée sans ménagement vers une heure du matin, pour aller se faire consoler par sa première femme, la seule qui le comprenait. Elle l’avait cajolé comme un enfant, lui avait prodigué des conseils avisés, mais il n’avait toujours pas trouvé le sommeil. Le coup de fil que lui avait passé Kimbé dans l’après-midi l’obsédait. Le capitaine lui avait rappelé qu’il attendait son gombo. L’humiliation que lui faisait subir l’officier avait ouvert une plaie que seule la vengeance pourrait refermer définitivement. Car, si le fayman avait appris à plier et même à faire profil bas quand il avait affaire à trop forte partie, il n’oubliait jamais.
— Ce porc ne perd rien pour attendre, murmura-t-il entre ses dents, tandis que sa deuxième épouse aidée d’une de ses filles lui servait une copieuse part de ndolé.
Celle-là valait surtout pour ses qualités de cuisinière. Chacune à sa place.
— Mange donc au lieu de ruminer !
Mais l’affaire lui avait aussi coupé l’appétit. Après avoir éclusé une JPI et donné une petite tape sur les fesses de sa deuxième épouse, pour lui prouver que son plat n’était pas en cause, il se rendit dans son bureau, une pièce meublée à la manière de celle d’un PDG, avec une grande table de travail ovale en palissandre, de confortables sièges de cuir, deux ordinateurs, un téléviseur 16×9 et toute une batterie de téléphones qu’il utilisait peu car il redoutait toujours d’avoir été mis sur écoute par un ennemi quelconque et préférait utiliser ses trois portables dont il faisait régulièrement changer les numéros.
Il se carra dans son fauteuil directorial, les pieds sur le bureau, une autre JPI à portée de la main, et composa le numéro d’un homme qui passait pour le bras droit du nouveau ministre de l’Intérieur et lui était redevable de divers services, en particulier d’avoir favorisé sa nomination.
— Comment se porte l’ami Gabriel ? demanda aimablement le haut fonctionnaire.
— Ça roule, mais ça pourrait gâter.
— Ah, des blèmes ?
— Un peu, il faut qu’on speak. Je need une A1[48] et je sais que tu es le right man.
— Tu me flattes, mon cousin.
— Tss, tss.
Ils convinrent d’un rendez-vous dans un bar proche de la place du Vingt-Mai, à deux pas du ministère où officiait en principe le tout nouveau conseiller. Kana arriva au volant de sa Mercedes 600 blanche dont il confia la surveillance à un vigile manchot. Il glissa un billet de cinq cents dans l’unique main valide de l’infirme.
— Si on me la raye, tu perds ton job, compris ?
— Compris, patron.
De l’intérieur du bar, le conseiller observait ces opérations avec un petit sourire. C’était un homme dans la quarantaine aux allures d’intellectuel dont l’élégance discrète tranchait avec la mise voyante du fayman.
— Une classe S, c’est top. On en a commandé des nouvelles au ministère, mais j’aurai seulement droit à une classe E. Encore heureux qu’ils ne nous refilent pas des chinoises ! Ils viennent d’en échanger un lot contre de la bauxite.
— Ne pleure pas. Tu es jeune, tu as encore le temps de ne pas manquer.
Ils consacrèrent quelques minutes à passer en revue différents modèles de voitures de luxe avant d’entrer dans le vif du sujet.
— Alors, l’ami, on dit quoi ? attaqua le conseiller.
— Comme je te l’ai dit, j’ai besoin d’une Al, mais je ne voulais pas en parler par phone, c’est trop chaud.
— Ce n’est pas grave, j’espère ?
— Je me suis fait composer par un individu. Si je ne prends pas mes dispositions, il va me faire chanter.
Le conseiller ouvrit de grands yeux.
— Je vois ma tête, ce matin ! Toi, Kana, tu t’es fait composer ?
— Le capitaine Kimbé, tu connais ?
Cette fois, le conseiller prit un air de conspirateur et baissa la voix, après avoir jeté un regard en direction des tables voisines.
— Services spéciaux. C’est un méchant.
— On m’a dit ça. J’ai déjà contacté quelques amis, figure-toi. Impossible de te joindre jusqu’à ce matin.
— Surbooké. Mon ministre m’a emmené faire la tournée des popotes. Ton Kimbé, c’est un neveu de Dieudonné Hayatou, le ministre de la Santé. C’est pour ça qu’il fait le bép-bép[49]. Pour le faire tomber, il faut faire tomber Hayatou. À ma connaissance, il n’a pas de lien avec Popaul[50]. Mais il ne dépend pas de mon ministère. À mon niveau, je ne peux pas faire grand-chose.
— Je ne te demande pas d’intervenir straight. Seulement des tuyaux.
— Alors, Gabriel, il faut me parler.
— D’accord. Récemment, j’ai traité avec un Français, un capo de Nova Telecom. Un personnage que je ne peux pas nommer me l’avait recommandé. Le Blanc voulait un passeport pour un ami à lui qui est en cavale.
— Un autre Français ?
— Non, un Bosniaque. Le deal était réglo. Mais Kimbé est entré dans la danse. Il m’a obligé à piéger mon client. Je n’aime pas ça du tout, le Bosniaque, je m’en fous, le Français aussi, mais c’est très mauvais pour le business. Ça peut circuler, tu sais comment sont les gens. Et je croyais que Kimbé allait m’oublier, mais il m’a relancé hier !
— Que veux-tu, Gabriel, ta S 600, ta villa, tes femmes, ton train de vie en jette. Ça aiguise l’appétit des petits crocodiles comme Kimbé. Pourquoi tu ne t’adresses pas à ton personnage, celui qui t’a présenté le Français ?
— Il m’a fait jurer de ne pas apparaître dans cette transaction et tu me connais, je suis un homme de parole. Il faut que je sache pourquoi Kimbé en voulait au Bosniaque.
— Tu connais le nom de cet akata ?
— Le Français ne me l’a pas donné et je ne lui ai pas demandé. Je ne pose pas ces questions-là à mes clients. Mais je l’ai trouvé en comparant les photos. Sa photo a été publiée dans Cameroon Tribune. Jean-Christophe Assamoa. Un petit journaliste miteux qui a été condamné à six mois de trou pour avoir débiné Chantal. Ce type s’est évadé de New Bell alors qu’il ne lui restait plus que quinze jours à tirer. Il voulait quitter le pays.
— J’ai entendu parler de cette affaire. Il y a un avis de recherche. S’évader à quinze jours de la quille, c’est idiot, non ?
— C’est bien mon avis.
— Et tu ne sais pas ce que Kimbé lui voulait ?
— Pas du bien, c’est sûr. Je pense qu’il lui a réglé son compte. Mais je voudrais savoir pourquoi cette affaire est si importante pour lui. Il a fait spécialement le voyage de Douala pour me menacer, devant mes clients, au Hilton, tu te rends compte ? Il doit avoir une bonne raison pour ça.
— Chantal ?
— C’est la première hypothèse. Mais ça ne colle pas. Six mois ferme pour outrages de presse à la première dame, c’est le tarif. Après, on voit si le personnage marche droit. S’il remet le couvert, c’est plus cher. Mais on ne tue pas tout de suite un minable comme cet Assamoa. Et pas d’une façon aussi compliquée. Ça ne vaut pas le coup. Il faut une autre raison. Une raison avec des étrangers qui ont des capitaux, une joint-venture, quelque chose comme ça.
— Un journaliste, peut-être qu’il a abusé du gombo-phone[51] avec d’autres clients. Tu ne sais rien de plus ?
— Assamoa a tiré ses cinq premiers mois à Tcholliré. Avec ta situation, tu peux savoir tout ce qui se passe à New Bell et à Tcholliré, non ?
— Tout, c’est beaucoup dire… Toi, qui a eu l’occasion de visiter un de ces établissements, tu n’ignores pas que les fonctionnaires ne disent pas tout aux autorités. Ce sont des lieux coupés du reste du monde, qui ont leurs propres règles.
Cette évocation d’un souvenir douloureux fit naître une petite grimace sur le visage avenant de Kana.
— Les régisseurs et les matons, ils sont comme tout le monde, on peut les motiver. Naturellement, je prends tous les frais à ma charge.
Théodore donna un coup de kick, puis fit rugir son moteur. Il lança la Yamaha pleins gaz dans l’avenue Ahidjo, zigzaguant entre les voitures, cabra sa machine et roula un instant sur la seule roue arrière pour épater la passagère qui se serrait contre lui. La griserie de la vitesse, la pression des seins de sa compagne contre son dos et de son ventre contre ses reins lui procuraient des poussées d’adrénaline. Il bandait, tout autant sous l’excitation de ce contact que de la vitesse.
Il déposa la gamine à l’entrée du marché de New Bell. À bonne distance tout de même de la gargote familiale, car la mère n’aurait probablement pas apprécié de les voir se bécoter.
— Tu fia[52], hein ?
— T’aurais bien le goût de voir ça, mais j’ai pas peur du tout. Tu roules pas assez vite pour moi. Va falloir t’acheter au moins une 500, si tu veux me faire pisser dans ma culotte.
Il l’attira contre lui, frottant son sexe contre son entre-jambe. Elle se laissa faire un moment, puis s’écarta.
— Faut que j’aille aider ma mater, sinon je vais me faire fesser.
— Je peux te fesser moi-même, j’ai le goût de te nioxer[53].
Elle éclata de rire.
— Ben, c’est pas demain la veille. Faut d’abord que t’achètes une 500.
Elle s’éloigna en balançant ses petites fesses rondes moulées dans sa minijupe dorée, se retourna pour lui lancer une dernière œillade, puis pressa le pas en direction du marché. Assis sur la selle de sa moto, Théodore la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière un étal. Elle faisait la difficile, mais il savait qu’il l’aurait tôt ou tard. Depuis qu’il avait la sape et la moto, il pouvait toutes les avoir. Les filles ne le regardaient plus de la même façon.
La vie avait changé. Il ne dormait plus dans la rue. Une famille de cousins avait accepté de lui laisser un matelas pour dormir, à condition qu’il participe au financement des repas, ce qui était désormais dans ses moyens, même les plus mauvais jours. Bien sûr, ce n’était qu’un début, il n’allait pas faire le skinbender jusqu’à ce qu’il soit trop vieux pour tenir en équilibre sur sa moto. L’étape suivante serait peut-être l’achat d’un taxi, quand il aurait l’âge. Taxi, c’est un bon moyen pour rencontrer des gens de tous les milieux, des capos qui pouvaient booster sa carrière, des types comme le vieux White qu’il avait descendu. Parfois, une pointe de remords le titillait quand il pensait à cette aventure, car il avait agi sur une impulsion, peut-être parce qu’il avait trop pétillé.
Parfois, au contraire, le souvenir de son audace lui procurait de la fierté. Car, de l’audace, il en faut un paquet pour devenir fayman.
Et il savait qu’il deviendrait fayman un jour ou l’autre.
— Alors, tu nang[54], petit frère ?
Perdu dans ses pensées, il n’avait pas vu arriver sa cliente. Une jeune femme chargée d’un lourd cabas.
— À ta disposition, ma sœur.
— Tu me le taxes à combien, pour Bonamoussadi ?
— Pour toi, deux mille, parce que tu es belle, ma sœur.
— Oh, là là… Il cherche à me composer, ce boy-là !
— Pas du tout, si je voulais te composer, ça serait au moins cinq mille. Parce que, vois-tu, avec ton gros sac, ça fait lourd et c’est mauvais pour les pneus.
— Dis tout de suite que je suis grasse !
— Pas du tout ma sœur, tu es très belle, mais ça n’est pas le blême.
À l’issue de ces négociations, elle grimpa prestement derrière lui, maintenant son sac sur sa tête d’une main, se cramponnant à la taille du pilote de l’autre.
Le contact de la lourde poitrine de sa passagère était moins excitant que celui des petits seins pointus de la fille de la gargote, mais pas désagréable. Conscient de ses responsabilités envers sa cliente, il roula plus sagement. Un rayon de soleil perçait entre les nuages blanchâtres qui plombaient toujours le ciel de Douala. La vie était belle.
Claude Mérieux quitta son domicile à huit heures, comme chaque matin, mais au lieu de se rendre au consulat, il se fit conduire en taxi place Mvog Ada, au bar des Alliés. Pendant le trajet, il passa un coup de fil à sa secrétaire pour lui expliquer qu’il souffrait d’une grave migraine. Ce qui n’était pas tout à fait faux car les menaces de Kana l’avaient retourné.
Mérieux était un homme qui avait de l’imagination. Le scénario s’était inscrit dans son cerveau d’un seul coup : perquisition de son bureau et de son domicile par la sécurité de l’ambassade, retour à Paris entre deux gendarmes, face-à-face avec un juge d’instruction teigneux, procès, prison, radiation du corps diplomatique. Kana ne plongerait pas seul, c’était une évidence. Et il avait surestimé l’entregent de son partenaire.
Le fayman, qui l’attendait dans un angle de la salle vide, remarqua tout de suite sa pâleur, ses traits tirés et son expression d’animal aux abois.
— Vous n’allez pas bien mon ami ?
— Vous plaisantez ?
— Je ne voulais pas vous inquiéter, susurra Kana. Seulement vous faire comprendre l’urgence de la situation. Mais nous n’avons pas perdu la partie. Nous avons des billes.
— Pour ma part, j’arrête tout. Je ne vous connais plus, déclara Mérieux.
— Allons donc, ce n’est pas sérieux. Commencez par m’écouter.
— Je vous écoute.
— Il faut neutraliser le capitaine Kimbé. Sinon, il ne nous laissera jamais en paix. Les maîtres chanteurs sont comme ça.
Une lueur de panique passa dans le regard du fonctionnaire français.
— Neutraliser… Vous ne parlez pas de tuer un officier des services spéciaux ?
— Pas pour le moment… (Kana s’esclaffa.) Non, je plaisantais, je n’ai pas l’intention de le tuer, ni maintenant ni plus tard. Seulement de le rendre inoffensif, et j’ai besoin de votre collaboration.
Mérieux ne parut qu’à demi rassuré, le sens de l’humour du fayman lui échappait.
— Où voulez-vous en venir ?
Kana tâta la figurine suspendue dans l’échancrure de sa chemise de soie.
— Je pourrais essayer de l’envoûter ou demander à un marabout de lui jeter un sort, mais la sorcellerie est interdite dans notre pays, et je ne suis pas sûr que ça marcherait n’est-ce pas ? Je préfère employer une autre méthode.
Le fayman ouvrit une élégante petite serviette de crocodile fauve, d’où il tira une épaisse enveloppe grise qu’il posa sur la table devant le Français.
— C’est notre assurance.
Instinctivement, Mérieux prit l’enveloppe et voulut l’ouvrir, mais Kana l’arrêta en posant sa main sur la sienne. Ce contact déplut vivement au Français qui retira prestement sa main.
— Attendez, chaque chose en son temps. Je vais d’abord vous expliquer. Comme vous le savez, je suis un homme qui a des relations. J’ai donc fait ma petite enquête. Mes amis sont plus efficaces que nos malheureux mange-mille. Ce capitaine Kimbé a zigouillé ou fait zigouiller un de nos clients, le dénommé Jean-Christophe Assamoa, dont vous avez peut-être entendu parler.
— Je ne crois pas.
— Une urgence. C’est un service que nous avons rendu à un personnage important qui, hélas, ne peut pas nous aider aujourd’hui. Mais c’est la vie. Le nom inscrit sur son passeport est Michel Bissegui.
— Oui, ça me dit quelque chose.
— Ça n’a plus aucune importance. Mais nous tenons Kimbé, enfin nous pouvons le coincer.
— Vous pouvez prouver qu’il a assassiné cet homme ?
— Pas tout à fait… Mais je peux prouver que son protecteur, son oncle le ministre Hayatou, est mouillé dans une sale combine qui pourrait lui coûter son maroquin, et même l’envoyer pourrir à Yoko[55] ou ailleurs.
Mérieux se prit le visage entre les mains et se frotta les yeux. Il avait du mal à rassembler ses pensées ce matin.
— Je ne comprends pas. Un officier de la sécurité vous fait chanter et vous voulez vous attaquer à un ministre ?
Kana se pencha vers son interlocuteur. Son regard changea d’expression.
— Nous fait chanter, cher ami. Nous sommes dans le même marigot, ne l’oubliez pas.
Mais il abandonna très vite ce ton menaçant pour retrouver son sourire et sa voix enjôleuse.
— C’est un peu comme au billard, ou comme au foot. Et vous savez que j’ai été un grand champion dans ma jeunesse. Il faut savoir jouer avec la bande, avec les touches. Le tir au but direct n’est pas toujours la meilleure solution. Si nous faisons tomber Hayatou, il ne pourra plus protéger Kimbé. (Il pointa le doigt sur l’enveloppe.) Il y a là-dedans de quoi faire tomber Hayatou. Mais le plus malin, ce n’est pas forcément de le faire tomber tout de suite. Si nous l’inquiétons suffisamment pour qu’il calme son neveu, nous serons tranquilles. Vous me suivez ?
— C’est un jeu dangereux.
— Moins que de se faire saigner comme un mouton.
— Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? Qu’attendez-vous de moi ?
— Ce dossier prouve que le ministre Hayatou a passé un deal avec un grand laboratoire français, la maison Aidgil. Hayatou a touché une très grosse motivation pour autoriser des médecins étrangers, des Français et des Américains, à faire des expériences en prison sur des détenues. On inocule le virus du sida à des putes, on les met en observation pendant un certain temps, et ensuite on les lâche dans la nature sans les soigner. Elles sont soi-disant volontaires. On leur fait signer un papier. Mais elles ne comprennent pas ce qu’elles signent. On les paie dix mille francs CFA. Assamoa a découvert la magouille pendant son séjour à Tcholliré, et c’est pour ça que Kimbé l’a fait disparaître.
— C’est énorme, monstrueux !
Mérieux retrouvait les accents d’indignation qu’il affichait devant ses collègues du consulat quand on évoquait des trafics illicites.
Le sourire de Kana s’élargit.
— Une très grosse affaire, oui. Ça peut mouiller beaucoup de monde. Il y a des ONG là-dedans, dont la Fondation pour les enfants victimes du sida. Sa patronne est une bonne amie de notre première dame. Vous voyez jusqu’où on peut monter ? Bien entendu, j’ai mis des doubles en lieu sûr. Je ne veux pas qu’il m’arrive ce qui est arrivé à Assamoa, je ne suis pas aussi bête que lui.
— Mais vous avez des preuves solides ?
— Je ne sais pas si vos tribunaux considéreraient tout ça comme des preuves. Les nôtres, vous savez comment ils fonctionnent. Mais ça suffit pour que la famille Hayatou ne dorme plus sur ses deux oreilles, je vous l’assure, mon ami.
Une bombe, songea Mérieux. Si elle explosait, qui pouvait être certain qu’il ne serait pas atteint par des éclats ? Dans le corps diplomatique, on lui avait toujours enseigné la retenue et la discrétion, et il avait horreur des esclandres. Si l’ambassade apprenait qu’il était mêlé à cette histoire, il sautait.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre et vous ne m’avez pas dit ce que vous attendez de moi.
— C’est très simple. Il faut inquiéter Hayatou pour lui faire comprendre que ça va gâter s’il ne tire pas sur la laisse de Kimbé. Mais avant de négocier avec lui, nous devons faire une démonstration de notre pouvoir de nuisance. Pour être en position de force. C’est un principe de la diplomatie que vous devez connaître, cher ami. Pour cela, je compte sur vous pour faire paraître un article dans la presse française. Dans la nôtre, ce n’est même pas la peine d’y songer. Vous avez vu ce qui est arrivé à Assamoa. Mais quand la presse française en aura parlé, la presse nationale devra suivre. (Il posa le doigt sur l’enveloppe.) Il n’y a pas tout là-dedans, je garde des billes en réserve, mais vous avez largement de quoi faire. Je suppose que vous savez comment vous y prendre avec les journalistes français sans vous mouiller. Ils doivent protéger leurs sources, n’est-ce pas ?
— C’est tout de même risqué.
— L’antilope qui n’ose pas se jeter à l’eau pour échapper au tigre, parce qu’elle a peur des crocodiles, va se faire manger de toute façon, non ?
Mérieux n’appréciait les proverbes africains que pour épater la galerie au cours des dîners d’expatriés. Dans des circonstances aussi graves, ce genre de dicton l’exaspérait. Il soupira.
— Vous êtes sûr que c’est la bonne solution ?
— Vous en avez une autre, cher ami ?
Mérieux n’en voyait aucune.
— Bon, je vais voir ce que je peux faire. Je connais quelques journalistes capables de tenir leur langue.
— Ça n’a pas besoin de faire la une de la presse française. Un petit article suffira à le rendre raisonnable. Ensuite, à moi de négocier.