12
— Ferdinand, j’ai un renseignement à te demander.
— Parle, mon ami.
Sanchez et Ferdinand N’Gaye, le fils du ministre, étaient installés face à face dans des fauteuils de rotin garnis de coussins, dans un angle discret de la grande salle du Cocotier. La serveuse du Grec, une jolie fille, leur apporta des jus de papaye. Elle disposa les grands verres devant eux avec des mines aguicheuses. Ferdinand N’Gaye lui rendit son sourire.
— Elle est trop, cette petite, dit-il après le départ de la serveuse. Je t’écoute, Romain.
— Comment peut-on faire sortir du pays une personne qui a des ennuis ?
— Sortir n’est pas le plus difficile…
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Eh bien, le tout n’est pas de sortir. Il faut ensuite entrer dans un autre pays. En général, les gens qui veulent quitter le pays préfèrent se rendre dans un pays riche comme le tien, plutôt que d’immigrer au Tchad, au Nigeria, au Gabon ou au Congo…
— Bien sûr…
N’Gaye se mit à siroter son jus de papaye, laissant son collègue s’avancer un peu plus.
Sanchez l’imita, pour ne pas avoir l’air trop pressé, trop directement concerné.
— Donc, si je te suis, la principale difficulté, c’est d’entrer en France.
— Tu ne le savais pas ?
— Si, bien sûr, mais ça n’est pas en France que la personne en question a des ennuis.
— Sans doute, mais ce n’est pas pour ça qu’on va lui dérouler le tapis rouge à Roissy. Des gens qui se présentent comme réfugiés politiques, il en débarque des centaines par jour. Et si cette personne est un citoyen du Cameroun, elle ne peut pas dissimuler la couleur de sa peau. L’idéal, pour elle, ce serait donc de présenter un passeport français. Mais, obtenir un passeport français à quelqu’un, ce n’est pas du tout de mon ressort, ni de celui de mon père. Et tu sais que les contrôles sont très stricts, même des gens importants se font parfois refouler à Roissy. C’est arrivé à un de mes cousins qui a la double nationalité et qui était parfaitement en règle.
— Je vois, dit Sanchez. Alors, selon toi, comment cette personne devrait-elle s’y prendre ?
— Tout dépend évidemment de la nature de ses ennuis, et aussi de ses moyens. Si c’est quelqu’un qui est très activement recherché chez nous, ça lui coûtera un peu plus cher, et il peut tout de même se faire coincer à la sortie, on ne sait jamais. Pour ce qui est du passeport français, ou de tout autre pays européen, il n’y a que les autorités de ces pays qui peuvent le lui procurer. Je ne crois pas qu’il existe chez nous des faussaires suffisamment habiles pour fabriquer des faux indétectables. Il y a beaucoup d’escrocs qui le prétendent, mais leurs victimes se font coincer à l’arrivée. Je suppose que tu le sais aussi, les techniques de fabrication et de vérification des documents officiels se sont beaucoup perfectionnées ces dernières années.
Sanchez eut du mal à dissimuler sa déception. Il avait imaginé que les choses étaient plus simples. S’il ne parvenait pas à résoudre cet irritant problème, il allait se retrouver avec Assamoa sur les bras pendant des semaines, voire des mois. Avec, à terme, la perspective d’être accusé de complicité et expulsé.
— Donc c’est impossible.
N’Gaye se renversa dans son fauteuil.
— Rien n’est impossible. Des quantités de gens parviennent à immigrer illégalement en Europe, clandestinement ou avec de faux papiers. Mais c’est risqué et, ensuite, la vie sur place n’est pas facile pour un type qui n’est pas en règle.
— Ça, je le sais, il y a quelques années, j’ai participé à un comité de soutien aux sans-papiers, à Paris.
N’Gaye le dévisagea avec un air étonné.
— Tu as fait ça ? Tu ne me l’avais jamais raconté.
— Je ne t’ai pas raconté toute ma vie.
— Tout de même, je trouve cela… sympathique. Parmi les expats, je n’en vois pas beaucoup qui soient capables d’avoir fait des trucs comme ça.
— Tu sais, avec le patron que nous avons, les gens ne disent pas toujours tout ce qu’ils pensent…
N’Gaye s’esclaffa.
— Et ils ne pensent pas non plus toujours tout ce qu’ils disent. C’est pareil chez nous, et partout ailleurs j’imagine. Mais j’avais tendance à croire que c’était propre à l’Afrique, ou du moins une caractéristique des Africains qui ont des responsabilités. Mon père, par exemple, si tu crois qu’il pense ce qu’il raconte dans ses discours… D’ailleurs, ce n’est même pas lui qui les écrit.
— Ce n’est pas non plus une spécialité africaine.
Sanchez eut le sentiment qu’un début de complicité venait de naître entre eux. Néanmoins, un sixième sens lui dictait la prudence.
N’Gaye reprit une expression sérieuse.
— Bon, c’est sympathique, mais pas très efficace. Une goutte d’eau dans la mer. Je suppose que ça donne bonne conscience.
Le fils du ministre avait prononcé ces paroles sans la moindre agressivité, pourtant Sanchez fut vexé. Il s’efforça de ne pas le montrer, mais N’Gaye le devina.
— Je ne voulais pas t’offenser, mon ami. Quand j’ai dit que c’était sympathique, c’était tout à fait sincère. Comme ton désir de venir en aide aujourd’hui à cette personne qui a des ennuis.
Protester et prétendre qu’il n’était pas directement concerné aurait été ridicule.
— J’ai perdu l’illusion et le désir de changer le monde, dit Sanchez. Mais il y a des liens d’amitié qui comptent.
N’Gaye hocha la tête.
— Certainement. Les amis et la famille, si nous n’avions pas ça pour nous serrer les coudes, que deviendrions-nous ? Pour en revenir à cette personne qui a des ennuis, il faudrait qu’elle se procure ce que vous appelez chez vous un « vrai-faux passeport ». À condition de payer le prix, c’est possible. Il y a une filière à l’ambassade de France de Yaoundé. Tu n’en as jamais entendu parler ?
Le bruit courait en effet parmi les expatriés que certains fonctionnaires se livraient à toutes sortes de trafics, mais Sanchez n’en savait pas davantage.
— Seulement des rumeurs.
N’Gaye pointa le doigt sur lui.
— Ce que tu dois comprendre, c’est que la situation de cette personne dépend davantage des fonctionnaires français que des nôtres. Eux seuls peuvent lui délivrer un passeport qui lui permettra de franchir les contrôles de Roissy.
Sanchez se pencha vers son interlocuteur et baissa la voix.
— Et tu connais l’un de ces fonctionnaires ?
N’Gaye secoua la tête.
— Pas personnellement. Je sais seulement qu’il y a une filière. Mais ton cas est compliqué. Paradoxalement, sauf si tu le connais vraiment très bien, tu ne peux pas t’adresser directement à un fonctionnaire français en poste à Yaoundé. Il n’aura pas confiance. Il va redouter de tomber sur un agent secret ou un provocateur envoyé par votre gouvernement. Si la filière fonctionne depuis un certain temps sans problème, c’est qu’elle dispose d’un réseau chez nous. Si un employé de l’ambassade se mettait à vendre des passeports derrière son guichet, il se ferait prendre très vite. Il y a des intermédiaires qui font écran. L’identité du type ou des types qui vendent les passeports n’est connue que par ces intermédiaires, peut-être par une seule personne. Autrement dit, un Camerounais leur inspirera davantage confiance qu’un Français.
— Et tu connais un moyen de contacter un de ces intermédiaires ?
— Je peux me renseigner. Sans parler de toi, bien entendu.
— C’est très sympa de ta part. Je ne sais comment te remercier.
— Attends que j’aie trouvé l’information pour me remercier. À mon avis, ça doit être assez facile à savoir. Ensuite, ce sera à toi de jouer.
— Et comment être sûr que cet intermédiaire ne va pas dénoncer la personne en question ?
— J’imagine que cet intermédiaire ne voudra pas griller son réseau. Mais il y a toujours un risque, bien entendu. S’il s’agit d’une affaire politique, l’intermédiaire ne voudra peut-être pas se mouiller. Ce genre de trafic ne peut fonctionner qu’avec la tolérance de certaines autorités.
Devait-on considérer l’emprisonnement d’un journaliste qui avait critiqué la première dame du pays comme une affaire politique ? Mais Assamoa ne fuyait plus la justice de son pays, puisqu’il avait accompli sa peine…
— Non, ce n’est pas une affaire politique.
— Alors, ça doit pouvoir se régler avec un peu d’argent.
— Tu as une idée du prix d’un passeport ?
— Absolument aucune. Mais j’imagine que c’est tout à fait à la portée de quelqu’un qui a une situation comme la tienne. Et tu n’es pas du tout obligé de traiter directement. Le mieux, c’est que personne ne sache qu’il y a un Français dans le coup. Ça risquerait de faire monter les prix.
Ça devenait de plus en plus compliqué. La multiplication des intermédiaires n’avait rien de rassurant. S’il n’avait pas eu en face de lui le fils d’un ministre et le directeur adjoint de sa boîte, Sanchez aurait cru avoir affaire à un arnaqueur de première. Pourtant, il était demandeur et en avait parfaitement conscience.
— Je peux essayer de te trouver un intermédiaire de confiance, proposa N’Gaye, comme s’il avait deviné les doutes de son collègue. Et cela, c’est très facile, car certaines personnes me sont redevables. Tu comprendras que, dans ma situation, je ne puisse m’en charger moi-même.
— Je ne songeais pas à te le demander. Je comprends très bien ! protesta Sanchez.
Ils sirotèrent leurs jus de fruit en silence pendant quelques instants, puis N’Gaye se leva.
— Bon, je dois y aller. Une de mes régulières m’attend. Et, comme tu le sais, il ne faut pas faire attendre les femmes. Un dernier conseil : comme on dit chez nous, quand on entre dans le marigot, il faut toujours regarder où on met les pieds, car chaque marigot a son crocodile.