8

— Qu’est-ce que c’est, ce nègre que tu nous a ramené ?

— Un ami qui a des ennuis. Je t’expliquerai.

— Des ennuis ? Quels ennuis ?

— Je veux dire qu’il ne faut en parler à personne pour le moment.

— Personne ne l’a vu rentrer dans l’immeuble ?

— Non. Il s’est allongé entre les sièges. Le gardien ne pouvait pas le voir.

— Et tu as l’intention de le garder ici longtemps ?

Sanchez se posait lui-même la question.

— Je n’en sais rien.

— Et il va dormir où ?

— Dans la bibliothèque.

— Charmant.

— J’ai rapporté les portables pour ton oncle et ta tante, dit Sanchez, dans l’espoir de faire diversion.

— Ça me fait une belle jambe ! Tu crois que je vais les recevoir ici avec ce type ?

— Je n’avais pas pensé à ça. Tu es obligée de les recevoir ici ?

— C’est tout de même plus correct, non ? Mais je me débrouillerai. Je les inviterai au restaurant.

Elle lui tourna le dos pour aller s’enfermer dans leur chambre.

Cette bouderie ne surprit pas Sanchez. L’hostilité de Josyane à la présence d’un intrus faisait partie des problèmes auxquels il s’attendait. Il retourna dans le salon. Assamoa avait posé sa veste sur le dossier d’un fauteuil. Il examinait les CD rangés dans une console.

— Tu as une belle collection. Qu’est-ce que tu as fait de tes 33 tours ?

— Je les ai laissés à Paris, à cause de l’humidité. J’en ai copié une partie sur CD.

Le jazz était une passion qu’ils partageaient depuis l’adolescence. Voisins de dortoir au lycée d’Étampes, ils s’étaient retrouvés sur les bancs de la fac de droit d’Assas. Ils avaient passé des nuits à écouter Miles Davis, Parker, Coltrane, Gerry Mulligan, Tatum, Tommy Flannagan, Keith Jarrett. Le free les avait opposés : Sanchez s’y était adapté, Assamoa en était resté à la période bop. Ils avaient traîné leurs guêtres dans toutes les boîtes : la Huchette, le Slow Club, le New Morning. Depuis, Sanchez avait eu l’occasion de s’offrir le Village Vanguard et le Blue Note à New York. Pas Assamoa. Ils avaient aussi défilé côte à côte dans nombre de manifestations, puis, à l’issue de leurs études, Assamoa était reparti pour le Cameroun et ils s’étaient perdus de vue.

Assamoa contempla rêveusement la pochette d’un album.

— Sacrés souvenirs !

— Oui. Tu veux manger quelque chose ? Tu as soif ?

— J’ai mangé tout à l’heure. Je n’ai plus faim pour le moment. À Tcholliré, j’ai pris l’habitude de me contenter de peu. Et c’est mauvais de bouffer comme un chancre quand on a été à la diète pendant aussi longtemps.

— C’est quoi, Tcholliré ?

— Un mélange de prison et de camp de concentration. Le Moyen Âge.

— Bon, tu vas me raconter ça. Assieds-toi, je vais chercher quelque chose à boire.

Sanchez revint avec une bouteille de vodka Wyborowa et deux verres. C’était lui qui avait besoin d’un remontant.

— Tu l’achètes où, ta vodka ?

— À la cave des brasseries. Il n’y a que là qu’on trouve cette marque. Ils la vendent plus cher qu’à Paris mais je ne bois que celle-là.

— Si tu peux te l’offrir…

La mauvaise conscience de Sanchez revint à la charge. Sa boîte lui versait un salaire mensuel de treize mille euros. Primes non comprises.

Il avala une rasade. Assamoa trempa à peine ses lèvres dans son verre.

— Je t’écoute.

— Par où commencer ? Tu es au courant de l’émeute de New Bell ?

— Vaguement. J’ai entendu ça à la radio. Ils ont dit qu’il il y avait eu des morts.

— La routine. Il y a des morts à chaque fois. Les gardiens ont des kalachnikovs et ils tirent facilement. Bref, j’ai profité de la mutinerie pour m’évader.

— Pourquoi étais-tu en prison ?

— Offense au chef de l’État. Je suis le patron d’un journal satirique : Tam-tam. Enfin patron… Je suis aussi reporter, secrétaire de rédaction, caricaturiste… Je fais tout tout seul. J’ai signé un article dans lequel je me moquais de la première dame. Ça m’a valu six mois ferme. C’est ça la justice chez nous. Tu n’étais pas au courant ?

— Comment voudrais-tu que je le sois ?

— Reporters sans frontières a envoyé un communiqué. Il y a eu un petit papier dans Le Monde, et un autre dans Libération. Dans L’Humanité aussi, je crois. Tu ne lis plus les journaux ?

— Je suis abonné au Monde, mais je n’ai pas le temps de le lire en entier. Je jette un œil aux titres, je lis quelques articles. Je n’ai pas remarqué ceux-là…

— Ça n’était pas des grands articles. Ils font leurs gros titres sur la dictature et les journalistes emprisonnés à Cuba, mais jamais rien sur nous ! s’emporta Assamoa. Notre président est un grand ami de la France. Enfin, maintenant, il regarde aussi du côté des Américains et il a signé des accords économiques avec les Chinois. Il cherche des maîtres plus riches.

Sanchez leva une main apaisante.

— Ne me fais pas un discours. S’ils ne t’ont condamné qu’à six mois, je ne comprends pas pourquoi tu t’es évadé. Ça ne valait pas mieux de tirer tes six mois tranquillement ?

— Tranquillement ! Six mois à Tcholliré et à New Bell, on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est ! Tu n’en as pas la moindre idée ! On tabasse des gens tous les jours, on les torture ! Et quand ils meurent, on fait disparaître les cadavres, on dit aux familles qu’ils sont morts de maladies contagieuses. C’est un bagne, tu ne peux pas imaginer. Mais ça n’est pas pour cette raison que je me suis évadé. C’est parce qu’ils allaient me tuer. Ils avaient payé quelqu’un pour m’assassiner. Un autre détenu. Des amis m’ont prévenu et m’ont aidé. Maintenant, je ne sais plus où aller. Alors j’ai pensé à toi, mais je ne veux pas te déranger…

— Tu ne me déranges pas, mentit Sanchez. Comment savais-tu que j’étais à Douala et comment as-tu réussi à me trouver ?

— J’ai vu ta photo dans un magazine. L’article disait que tu es directeur de Nova Telecom. Je t’ai guetté devant le siège de ta boîte…

— Et tu m’as sauté dessus. J’ai eu une de ces peurs ! Pourquoi crois-tu qu’ils veulent te tuer ? Tu es si dangereux que ça pour le pouvoir ?

— Pour le pouvoir, je ne crois pas. Mais il y a des gens qui ont peur que je révèle certaines choses. J’ai découvert ces choses-là à Tcholliré, par hasard. Ils font aussi des expériences sur les détenus. Ça pourrait faire un gros scandale. Ce n’est pas seulement une affaire locale, ça concerne aussi des sociétés françaises et des associations.

Sanchez appuya ses coudes sur ses genoux et son menton sur ses poings.

— Et tu es prêt à risquer ta peau pour un scoop ? S’il y a des sociétés françaises dans le coup, je peux peut-être négocier avec elles et arranger l’affaire ?

Sanchez réalisa aussitôt qu’il venait de s’avancer un peu trop. S’il se mêlait d’histoires de ce genre, il risquait de gros ennuis avec ses employeurs. Le principe de ses patrons était de ne jamais intervenir dans les affaires locales, de ne jamais prendre une position publique sur la politique du gouvernement camerounais, sauf si celle-ci portait atteinte aux intérêts de Nova Telecom.

« Les droits de l’homme, laissons ça aux humanitaires, avait coutume de répéter Joubert aux cadres expatriés, nous, nous sommes là pour faire du business. Pas d’ingérence. Les Africains sont très sourcilleux. D’ailleurs, la meilleure façon de favoriser la démocratie, c’est de contribuer au développement économique. »

— Je ne sais pas, dit Assamoa. Je n’avais pas songé à une solution de ce genre. C’est vrai qu’avec ta situation, je suppose que tu as le bras long.

— Pas si long que ça… Je vais y réfléchir. Il ne faut pas agir à la va-vite. À mon avis, tu devrais mettre un peu d’eau dans ton vin…

— Ça fait drôle de t’entendre dire ça.

Cette remarque irrita Sanchez. Du temps de leur jeunesse estudiantine, il avait été plus radical qu’Assamoa. Il avait presque toujours fait partie de ceux qui voulaient poursuivre les manifs après les consignes de dispersion, occuper la faculté ou séquestrer un ennemi public quelconque. Il avait flirté avec les autonomes, lancé des cannettes de bière sur les forces de l’ordre et même un cocktail Molotov. Assamoa, qui craignait de se faire expulser en cas d’arrestation, en dépit d’une carte de séjour en règle, était beaucoup plus prudent. D’autant que la couleur de sa peau en faisait une cible privilégiée.

— Quand on a la responsabilité d’une famille, on change.

— Donc, tu es père de famille. Tu es venu avec tes enfants ?

— Non, je suis divorcé et ils vivent avec leur mère, à Paris. La jeune femme que tu as vue, Josyane, eh bien nous vivons ensemble depuis deux ans.

— Félicitations, elle est charmante.

— Et toi, tu n’es pas marié ? Pas de famille pour t’aider ?

— Depuis la mort de mon père, ma mère vit dans le dénuement. Ma sœur n’est pas riche non plus. Elle a deux enfants à nourrir. Et moi, non, je ne me suis pas marié. Qui voudrait d’un type comme moi, qui passe son temps à tout critiquer et à avoir des ennuis ? J’avais une régulière, mais nous nous sommes fâchés.

— Et si tu quittais le pays ?

— Je n’ai personne pour m’accueillir en France, mais, au moins, on ne me flanquera pas en taule. Sauf s’ils me considèrent comme un immigrant clandestin et qu’ils veulent m’expulser.

— Tu peux te présenter comme réfugié politique, non ?

— Maintenant, tous les immigrants se disent réfugiés politiques : les Africains, les Kurdes, les Afghans, les Sri Lankais… Ce n’est pas si facile que ça. Mais peut-être que tu peux faire intervenir tes relations. Il faudrait déjà que je réussisse à quitter le pays. Et pour ça, il faut que je me procure des papiers.

— Avec un peu de fric, c’est sûrement possible ! Ça me paraît la meilleure solution.

Sanchez pensa à N’Gaye, le fils du ministre. Il pouvait certainement obtenir des papiers pour Assamoa. À moins qu’il n’appartienne à un clan trop proche de celui du président. Comment savoir ? Leurs relations étaient plutôt bonnes, mais pas intimes. Il devait exister d’autres filières. Sanchez fréquentait peu le club des expatriés, mais celui-ci comptait certainement quelques vieux briscards qui se feraient une joie de le conseiller. Plus vite Assamoa aurait ses papiers et son billet d’avion pour Paris, plus vite il quitterait cet appartement.

— Avec du fric, tout est possible chez nous. Mais il faut que tu sois très prudent, dit Assamoa, comme s’il devinait les pensées de Sanchez.

— Bon, pour commencer, il y a un petit jeune qui vient faire le ménage trois fois par semaine. Il faut que je trouve quelque chose à lui dire pour expliquer ta présence.

— Ah, tu as pris un boy !

— Ce n’est pas un boy… Josyane a préféré que nous engagions un garçon. Elle prétend que les filles sont plus rusées et plus voleuses. Personnellement, je m’en fous complètement…

— Moi, je vais t’expliquer. Ta titulaire a peur qu’une autre fille essaie de te draguer, c’est classique. C’est pour ça qu’elle préfère un garçon.

— Possible. Ce petit est un réfugié congolais. Il est très gentil, mais il risque de bavarder…

— Si c’est un Congolais, il y a moins de chances. Il ne doit pas connaître beaucoup de monde. Tu n’as qu’à lui dire que je suis un cousin de ta femme.

— Ouais… Bon, on va t’installer dans la bibliothèque. Nous n’avons pas de chambre d’amis. Cet appartement est très mal foutu.

— C’est pourtant un bel apart ! Enfin, pour Douala c’est un bel apart.

— Sans doute, concéda Sanchez.

Il alla chercher des draps, un oreiller et une couverture, puis entreprit de transformer un divan en lit.

— Merci pour tout, dit Assamoa. Sans toi, je ne sais vraiment pas ce que j’aurais fait.

— C’est la moindre des choses, répondit Sanchez, alors qu’il éprouvait le sentiment de s’être collé un énorme et dangereux fardeau sur le dos.

 

Gombo
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