16

Bien calé dans son fauteuil, ses pieds nus reposant sur une chaise, Claude Mérieux parcourait la rubrique automobile d’un exemplaire du Figaro paru deux jours plus tôt, quand son portable se mit à vibrer dans la poche de sa veste.

— Claude ? Comment vas-tu cher ami ?

Il identifia immédiatement la voix grave aux intonations chantantes de Kana.

— Tout va à peu près bien pour le moment. Du moins si l’on oublie les tracasseries administratives. Paris nous envoie circulaire sur circulaire…

— Ah oui, je comprends ça. Aurais-tu quelques minutes à m’accorder ? J’ai une urgence.

— Si ça ne peut pas attendre…

— Non, c’est une véritable urgence.

— Dans ce cas.

— Pourrais-tu faire un saut au Hilton ?

Mérieux savait que le bar du Hilton était le quartier général du fayman, et c’était justement la raison pour laquelle il ne souhaitait pas se montrer trop souvent dans cet endroit en sa compagnie.

— Je préférerais qu’on se retrouve à l’Atlantic. J’ai une affaire à régler dans le quartier Bastos.

— Ça me va. Dans une heure ?

— Disons une heure quinze, précisa Mérieux pour souligner qu’il n’était pas à sa disposition.

En règle générale, c’était Kana qui convoquait ses clients et partenaires, sauf les plus importants d’entre eux, notamment les membres du personnel diplomatique des ambassades qu’il affectait de traiter avec respect. Mérieux prit le temps de finir un article consacré à un nouveau modèle de BMW, sans doute celui qu’il achèterait quand il rentrerait en France, puis il replia son journal, enfila ses mocassins et décrocha son téléphone pour annoncer à sa secrétaire qu’il s’absentait et réclamer qu’on lui sorte sa voiture de fonction. La secrétaire appela donc le factotum et lui transmit la consigne. Quand il quitta l’univers climatisé de l’ambassade, le fonctionnaire n’eut que quelques pas à faire dans la fournaise pour rejoindre son véhicule, une 406 Peugeot qui avait déjà plus de cent mille kilomètres au compteur mais bénéficiait d’une climatisation en état de marche, ce qui n’était pas le cas de toutes les voitures du personnel administratif. Mérieux considérait d’ailleurs cette situation comme un véritable scandale. La France était bien mal représentée par des modèles parfois hors d’âge. Si cela n’avait tenu qu’à lui, la flotte aurait été renouvelée au moins tous les deux ans. Mais aux yeux de la plupart des habitants de Yaoundé (hormis les plus opulents), cette Peugeot dotée d’une plaque verte faisait figure de signe extérieur de richesse. En particulier pour les malheureux qui faisaient la queue depuis l’aube dans l’espoir d’obtenir un visa qui leur permettrait de fouler le sol français en qualité de touriste. Mérieux les ignora. Pas un regard. Quand il se rangea devant l’entrée de l’Atlantic, un portier se précipita pour chasser les enfants et les mendiants qui s’apprêtaient à fondre comme des guêpes sur le Blanc. Mérieux lui remit ses clefs, accompagnées d’un billet de mille, et pénétra dans le restaurant. En dehors des heures des repas, où officiait un orchestre, l’endroit était calme. Kana l’attendait dans le jardin, à l’ombre des palmiers, au bord d’un bassin où évoluaient des poissons de couleurs vives.

Mérieux se laissa tomber dans un fauteuil d’osier, avec l’expression d’un homme exténué. De fait, il supportait assez mal ce pays où l’on nommait généralement des fonctionnaires de seconde zone car les volontaires ne se bousculaient pas. Le contraste entre les deux hommes assis face à face était saisissant. Auprès du géant, Mérieux paraissait chétif et sa pâleur avait quelque chose de maladif. Il compensait son infériorité physique par une raideur et un autoritarisme qui faisaient de lui un chef de service redouté.

Kana se pencha vers le petit Français en souriant de toutes ses dents.

— Beaucoup de travail ?

— Toujours, toujours…

— Ah, je sais ce que c’est. Mais, comme je te le disais, j’ai une urgence.

Il posa devant Mérieux l’enveloppe contenant les photos et les références d’Assamoa.

— Il me faudrait un jeu complet pour ce soir, ou au plus tard pour demain matin, car mon client doit repartir pour le littoral. C’est l’ami d’un homme très haut placé, ajouta-t-il sur le ton de la confidence.

— Pour ce soir, c’est impossible. Il aurait fallu me prévenir plus tôt. Je vais essayer d’avoir tout ça pour demain midi. Naturellement, ce sera le tarif urgence…

— Cela va de soi, acquiesça Kana.

Une jolie serveuse leur apporta des cocktails. Mérieux se retourna pour la regarder s’éloigner avec un gracieux balancement de hanches.

Kana cligna de l’œil.

— Attention, ici, mon ami, ce sont des yoyettes[33] !

— Je m’en doute.

— Tu es un homme prudent, j’ai remarqué ça. Tu ne te laisses pas facilement composer.

À la suite de plusieurs expériences désastreuses, Mérieux se méfiait des femmes, en particulier des Camerounaises. Sa libido se concentrait sur les objets de luxe, notamment les voitures. Il envisageait de se remarier, mais seulement quand il serait rentré en France avec un bon pécule.

— Si tu as encore quelques minutes, j’aimerais que tu me parles un peu des nouveaux ministres, dit Mérieux.

Sans se faire prier, Kana se lança dans un cours magistral sur les heureux bénéficiaires d’un maroquin : personnalité, passé, origine ethnique, accointances, vie privée et raisons pour lesquelles le président les avait choisis parmi des centaines d’autres prétendants. Et aussi tous les menus avantages qu’ils s’étaient immédiatement octroyés : limousine de fonction, chauffeur et secrétaire issus de leur famille ou de leur village, décoration de leur bureau, garde-robe, gadgets divers, à commencer par les derniers modèles de téléphones portables. Le fayman savait tout et il n’avait pas son pareil pour exposer avec humour, dans un langage coloré, les petites manies et les vices de ces importants personnages et de leurs proches. À croire qu’il vivait dans leur ombre. Kana passait pour un des individus les mieux informés de la capitale et peut-être même du pays. Il adorait étaler sa science. Mérieux appréciait beaucoup ses ragots et ses analyses car ils lui permettaient de briller à son tour dans les dîners de fonctionnaires et d’expatriés.

Après avoir écouté le fayman pendant vingt bonnes minutes, Mérieux retourna à l’ambassade où il se rendit directement dans le bureau d’un de ses collègues. Il se contenta de lui remettre l’enveloppe en précisant qu’il s’agissait d’une urgence. L’autre savait ce qu’il avait à faire. La répartition des profits générés par ce fructueux trafic, très inégalitaire, se faisait selon des règles établies avec précision par les deux principaux protagonistes. Kana et Mérieux se taillaient la part du lion avec quarante pour cent chacun. Le sous-fifre, qui avait accès aux documents vierges, et un habile informaticien camerounais employé par l’ambassade devaient se contenter de dix pour cent.

Ce réseau était bien cloisonné : les deux employés ignoraient l’existence de Kana, qui de son côté ne connaissait pas les collaborateurs de Mérieux. Jamais ce dernier ne traitait avec les malheureux candidats à l’immigration qui essayaient de glisser quelques billets aux guichetiers pour faire avancer plus vite leur dossier. Cette façon de procéder était beaucoup trop risquée. La plupart de ceux qui s’étaient laissé tenter avaient fini par se faire prendre. L’inspection générale et le SCTIP (le Service de collaboration technique internationale des polices) avaient même envoyé de faux demandeurs de passeport pour tester le personnel. Quand trois employés subalternes avaient été pris en flagrant délit de corruption, Mérieux avait bruyamment manifesté son indignation et préconisé les sanctions les plus sévères, de sorte qu’il s’était construit parmi ses collègues une image de mini-Robespierre. Les guichetiers indélicats avaient été mutés discrètement. Mérieux et son comparse ne fournissaient, pour leur part, que des gens sûrs, parrainés par de solides relations, et qui payaient le prix fort.

Ce commerce durait maintenant depuis près de deux ans, sans que la hiérarchie nourrisse le moindre soupçon. Mérieux n’ignorait cependant pas que les meilleures choses ont une fin et qu’il faut savoir s’arrêter à temps. Il avait donc décidé de décrocher dès qu’il aurait atteint son objectif : un demi-million d’euros. Il passait ses gains en liquide par la valise diplomatique, à l’occasion de congés et de convocations à Paris, et les déposait en Suisse sur un compte numéroté.

Les deux complices de Mérieux avaient la main : le soir même tout était prêt. Pour le principe, il décida néanmoins de faire attendre Kana jusqu’au lendemain. Il quitta l’ambassade avec l’enveloppe contenant le jeu de vrais-faux documents dans sa serviette.

Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, il appela le fayman du deux-pièces de fonction qu’il occupait rue Atémengué, à quelques pas de l’ambassade. Kana lui envoya aussitôt son coursier. Pour ces livraisons délicates, il faisait appel à l’un de ses neveux, un garçon de confiance à qui il avait offert une Honda. Le gamin fit pétarader son engin jusqu’au Hilton où il remit le pli cacheté à Sanchez, dans sa chambre. Le Français vérifia rapidement le contenu de l’enveloppe, glissa un billet de mille au messager, descendit régler sa note et reprit aussitôt la route pour Douala. Il avait passé une très mauvaise nuit. Vers une heure du matin, des coups sur sa porte l’avaient réveillé en sursaut. Sur le moment, il avait cru qu’on lui avait tendu un piège et que la police venait l’arrêter. Après avoir hésité quelques instants, il s’était résigné à ouvrir, en sueur, car les coups redoublaient. En fait, il s’agissait d’une pute qui s’était trompé de numéro. Ou qui faisait semblant. La fille lui avait proposé de réparer sa méprise en lui consentant un tarif de faveur. Après l’avoir éconduite gentiment, il n’avait pas réussi à retrouver le sommeil.

Le retour s’avéra plus facile que l’aller. Il ne fut arrêté qu’une seule fois par un barrage de gendarmes qui, fait notable, ne cherchèrent pas à le rançonner. Il ne se sentit vraiment soulagé qu’après avoir franchi la double porte métallique de sa résidence.

Josyane était sortie. Assamoa tuait le temps en lisant la presse et en écoutant de la musique. Une pile de journaux haute de cinquante centimètres se dressait devant lui.

Sanchez lui tendit l’enveloppe.

— Tout est réglé.

— Je ne sais comment te remercier…

— Tu me remercieras plus tard. Quand je rentrerai en France. Nous irons boire un pot dans une boîte de jazz.

Assamoa ouvrit l’enveloppe et examina les documents. Il avait du mal à réaliser qu’il était tiré d’affaire.

— Je suis donc désormais Michel Bissegui, citoyen français, né à Roubaix. Il va falloir que je retienne ce nom. Profession : « enseignant ». Qui a eu cette idée ? C’est toi ?

— Ça te va très bien, enseignant, non ? Ton français est bien meilleur que le mien. Et c’est ce que tu avais envie de faire avant de te lancer dans le journalisme, si j’ai bonne mémoire. Tu aurais mieux fait de t’en tenir à cette vocation.

— Peut-être.

— Bon, nous allons boire un coup pour fêter ça. Je crève de soif. Ensuite, je prends une douche et je fonce à l’agence d’Air France. Il n’y a qu’un avion par jour qui part à dix heures quarante. Avec un peu de chance, tu peux avoir celui de ce soir.

 

Dès que le regard d’Assamoa se posait sur Josyane, celle-ci se sentait mal à l’aise. De quel droit la jugeait-il ainsi ? Pour lui échapper, elle avait été rendre visite à une cousine qui habitait Bonamoukouri, un quartier que ses habitants surnommaient Bonamoupourri. L’endroit souffrait notamment d’une délinquance endémique. Face à l’incapacité des forces de l’ordre à en venir à bout, un comité d’autodéfense s’était créé : des citoyens armés de gourdins patrouillaient le soir dans les rues et faisaient la chasse aux inconnus suspects. Les autorités avaient vu cette initiative d’un bon œil jusqu’au jour où les citoyens en question s’en étaient pris à des policiers en civil qui réclamaient leur gombo aux passants. Depuis, le climat était tendu : des bagarres éclataient régulièrement.

— Toi, tu as de la chance, ma cousine, tu vas bientôt partir en France avec ton Blanc. Et en attendant tu t’éclates avec ton Ferdinand. Il est vraiment beau gosse, celui-là. Tu as la vie idéale. Je t’envie.

Josyane n’avait pas du tout l’impression de mener une vie idéale, surtout en ce moment. Mais, auprès de la cousine qui habitait un deux-pièces décrépit avec deux enfants braillards et un mari qui déchargeait des caisses sur le port et rentrait le soir épuisé pour s’effondrer dans le canapé et vider cannette sur cannette, on pouvait considérer qu’elle avait la belle vie.

— Je t’assure que s’il n’y avait pas les enfants, je ne perdrais pas de temps pendant que les hommes veulent encore de moi. Peut-être que je me trouverais moi aussi un Français. Ou bien un Italien. Il y en a un très riche qui a acheté un magasin à sa femme.

— Sans compter les Grecs, les Libanais et les Chinois. Mignonne comme tu es, tu n’aurais que l’embarras du choix, assura Josyane, qui n’en croyait pas un mot car la compétition entre les femmes pour mettre le grappin sur les expatriés friqués, c’était féroce.

— Les Grecs et les Libanais couchent, mais ils n’épousent pas. Les Chinois… Je ne me vois pas avec un Chinois. Et puis, ils sont pauvres. Tu as vu comment ils s’habillent ? Tu m’imagines au lit avec un petit Chinois tout maigrelet ?

Les deux cousines papotèrent pendant une bonne heure, puis elles se firent conduire en centre-ville par un taxi. Le chauffeur, un jeune athlète en maillot de corps, coiffé dans le style rasta, leur lança œillade sur œillade.

— C’est vraiment un tarif spécial pour deux belles meufs comme vous, déclara-t-il en encaissant le prix de la course.

Elles visitèrent quelques magasins, dont Fokou où Théodore avait acheté le réfrigérateur.

— C’est bizarre, raconta Josyane. Il y a deux jours, on nous a livré un frigo. Romain dit qu’il ne l’avait pas commandé. Quelqu’un l’a tout de même payé.

— Tu es sûre que ce n’est pas ton chaud qui t’a cadottée ? Il a voulu te faire la surprise.

Josyane pouffa.

— Ferdinand, offrir un frigo ? Tu veux lap[34], ma cousine !

— Un admirateur inconnu, alors ? Moi, ça ne me gênerait pas qu’on m’offre un frigo. Qu’est-ce que tu as fait du vieux ? Tu aurais pu penser à moi.

— Je te donnerai le neuf quand je partirai pour la France.

La cousine fit quelques emplettes. Josyane acheta des babioles et des vêtements pour ses neveux. À la sortie du magasin, elles remarquèrent un homme grand et élégant. Celui-ci se dirigea d’un pas décidé vers les deux femmes.

— J’ai deux mots à dire à ta copine, alors dégage ! commanda-t-il à la cousine.

Josyane faillit protester, mais l’autorité qui se dégageait de ce personnage au regard dissimulé par des Ray-Ban l’en dissuada.

— C’est bon, laisse-nous, je te retrouverai plus tard.

Interdite, la cousine s’éloigna, puis se retourna après avoir fait quelques pas. D’un geste vif, l’inconnu lui fit signe de filer.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda Josyane.

L’homme la prit par le bras.

— Suis-moi sans faire d’histoires.

— D’abord, nous n’avons pas gardé les vaches ensemble, je vous prie d’être correct et de me vouvoyer !

— Dis donc, ma petite madame, ce n’est pas parce que tu te payes un Blanc et un fils de ministre que tu vas faire la loi chez nous ! Si tu n’obéis pas, je vais m’y prendre autrement et ça risque de faire mal.

Le type n’avait pas l’air de plaisanter. Il l’entraîna dans une brasserie de l’avenue Ahidjo. Ce choix rassura un peu Josyane qui redoutait qu’il ne la conduise au commissariat central dont l’inconfort était renommé.

— Qui êtes-vous ?

Il retira ses Ray-Ban, les posa sur la table et fixa Josyane. Ce regard exprimait à la fois la détermination de l’homme et son indifférence au charme de la jeune femme, ce qui la déstabilisa car elle était habituée à éveiller le désir.

— Si tu tiens vraiment à le savoir, je suis le capitaine Paul Kimbé de la sécurité militaire.

Il ne jugea pas nécessaire de montrer un document attestant de sa qualité et Josyane n’osa pas le lui demander. Elle avait trop entendu parler des horreurs commises par les services spéciaux. Elle s’efforça de maîtriser sa voix pour ne pas laisser paraître sa peur.

— Eh bien, capitaine, expliquez-moi ce que vous me voulez.

— Cet entretien est informel, pour le moment. S’il devait devenir officiel, ça signifierait que les choses vont mal pour toi et pour ton Français. Tu comprends ?

Elle inclina la tête.

— Bien, alors je ne vais pas tourner autour du pot.

L’officier jeta une photo sur la table.

— Tu connais ce type ?

En dépit de sa tenue vestimentaire et de sa coiffure, elle reconnut immédiatement Assamoa et l’autre le devina à son expression. Que devait-elle faire ? Nier et s’enfoncer ? Avouer ? Elle demeura muette.

— Ton silence est une réponse. Nous avons de bonnes raisons de croire que ce type se cache dans l’appartement que tu occupes avec Romain Sanchez.

— Comment…

Petit sourire dur.

— Je n’ai pas à t’informer de mes sources. C’est toi qui dois répondre à mes questions si tu ne veux pas avoir davantage d’ennuis. Si tu te conduis bien, je suis prêt à croire que ce type vous a trompés. Il se nomme Jean-Christophe Assamoa. Il a commis des crimes et des délits très graves : insultes au chef de l’État, diffamation, bris de prison, émeute, coups et blessures contre des fonctionnaires, évasion. Vous pouvez donc être considérés, Sanchez et toi, comme les complices de ces crimes, sauf si vous êtes en mesure de prouver que votre bonne foi a été abusée. Ton chaud, le fils du ministre, ne lèvera pas le petit doigt pour toi dans une situation pareille. C’est moi qui te le dis, et j’ai une certaine expérience. C’est une affaire qui relève directement de la présidence, tu me comprends ?

Josyane inclina de nouveau la tête, vaincue.

— Bien, je suis persuadé que tu es une fille raisonnable. Il y a deux façons de régler cette affaire. Un commando de la garde présidentielle perquisitionne chez vous. Tu connais les Bétis, ils ne prennent pas de gants. Si Assamoa est parti à ce moment-là, ils se chargeront de vous faire dire où il se trouve. Avec Sanchez, ils ne seront pas trop méchants, pour éviter les incidents diplomatiques. Avec toi, ils seront beaucoup moins compréhensifs. Vous n’êtes pas mariés, n’est-ce pas ? Aux yeux de la loi, tu n’es qu’une pute qui se tape un étranger pour se faire du fric. Ça, c’est la première solution.

— Je vois. Et la seconde ?

— La seconde, tu l’as certainement devinée. Tu nous aides à mettre la main sur ce criminel, discrètement, sans esclandre. Ça vaudrait mieux pour tout le monde, tu ne crois pas ?

— J’ai compris, capitaine. Mais j’ai une condition.

Du bout des doigts, Kimbé lui caressa la main. Elle résista à l’envie de la retirer brusquement. Cette caresse n’avait rien d’amical ni de sensuel. L’espace d’un instant, elle s’imagina dans une salle de torture avec ce type.

— Crois-tu vraiment que tu sois en mesure de poser des conditions ?

— J’ai une condition, capitaine, répéta-t-elle d’une voix ferme. Vous ne voulez pas la connaître ?

— Je t’écoute.

— Romain Sanchez et Ferdinand N’Gaye ne doivent pas savoir que nous nous sommes rencontrés.

— Si tu es discrète, pourquoi l’apprendraient-ils ? Nous n’avons aucune raison de les informer de cet entretien, qui est tout à fait informel comme je te l’ai précisé. Je suis bon prince et j’accepte de te rendre ce service. Mais, en échange, tu ne dois rien me cacher. Absolument rien. Aucun détail. Sinon, notre accord est annulé. Si tu te conduis bien, le Français et le fils du ministre ne sauront rien. Nous n’arrêterons pas Assamoa chez vous. Tu as ma parole d’officier. Ça te va ?

Elle inclina encore une fois la tête.

— Je suis prête à vous faire confiance, capitaine, mais j’ai encore une question à vous poser.

— Je t’écoute.

— Quand Assamoa sera arrêté. La police va lui demander où il s’est caché. Ensuite il sera sans doute jugé pour ses crimes et le juge l’interrogera à son tour. Nous risquons d’avoir des ennuis s’il nous dénonce.

Kimbé tapota la main de Josyane.

— Ne t’inquiète pas trop pour ça.

Le capitaine consulta sa montre.

— Je dois partir moi aussi pour Yaoundé. Ne t’inquiète pas : si je rencontre ton Français, je ne lui ferai pas de mal. Tu as un portable, n’est-ce pas ? Tu vas me donner ton numéro. Pour te contacter, je t’enverrai des textos. Ainsi, tes amis ne se douteront de rien. Mais tu devras me rappeler aussitôt, discrètement. Je suis certain que tu es assez rusée pour les lober[35].

 

— J’ai ton billet, annonça Sanchez, mais il n’y avait plus de place pour ce soir. Une délégation de Chinois a retenu presque tout l’avion. Même pour demain, j’ai eu du mal. Tu vas voyager en classe affaires, mon vieux.

— Ça te fait de grosses dépenses.

— Ne te bile pas, l’essentiel c’est que tu sois rapidement en sécurité. Dans deux jours, tu vas boire un pot à ma santé à Paris. Et nous allons nous retrouver dans trois semaines : Nova organise un séminaire.

— Avant de partir, il faut que je te parle de quelque chose d’important. Quand j’étais à Tcholliré, comme je te l’ai dit, j’ai fait une terrible découverte : des étrangers faisaient des expériences sur des prisonniers pour le compte d’un grand labo international. J’étais tombé malade et un jeune toubib officiait trois fois par semaine dans le mouroir qu’ils appelaient infirmerie. Le monde est petit : c’était un lecteur de Tam-tam ! Nous avons vite sympathisé et il m’a fait des confidences. Le reste de la semaine, le type travaillait avec trois médecins français et deux Américains dans un bâtiment isolé. Là-bas, ils recrutaient des volontaires parmi les détenues, surtout des prostituées. J’ai de bonnes raisons de croire qu’ils leur inoculaient le virus du sida pour tester des vaccins et des médicaments. J’ai noté pas mal de choses sur de minuscules bouts de papier : les noms des types qui font les expériences et ceux des femmes qui sont mortes, des dates, des références de produits utilisés… Mon contact a même lâché le nom du labo qui finance les recherches : Aidgil. Je n’y comprends pas grand-chose, mais un chimiste s’y retrouvera. J’ai réussi à garder tout ça pendant mon transfert et ma détention à New Bell. J’avais tout planqué dans mes chaussures. Un coup de veine, on ne me les a pas taxées. Parce que les chaussures, les prisonniers se les volent régulièrement entre eux.

— C’est affreux ce que tu racontes là ! Tu ne trouves pas que tu as eu suffisamment d’ennuis ?

— Je ne peux pas laisser faire de pareilles saloperies. À Paris je pourrai enquêter et sortir un dossier, si un canard l’accepte. Peut-être même écrire un livre par la suite. De toute façon, ils veulent me tuer, alors au point où j’en suis… En France, je ne risquerai plus grand-chose. Je révélerai mon vrai nom et je demanderai l’asile politique après la sortie de mon enquête. Mais je préférerais que tu gardes mes notes et que tu me les apportes lorsque tu viendras à Paris, puisque tu as ce séminaire dans trois semaines. C’est plus sûr. On ne sait jamais ce qui peut m’arriver. Ils peuvent me fouiller à l’aéroport. Toi, tu ne risques rien.

— Si tu y tiens… Mais l’idée de reprendre ton vrai nom ne me semble pas très bonne. On va t’accuser d’usage de faux, d’entrée illégale dans le pays. Tu risques de te faire expulser. On n’accorde pas l’asile politique aussi facilement.

Assamoa tendit à son ami un rouleau de papier tenu par un élastique.

— Voilà, ce ne sont pas des preuves à proprement parler, mais ça m’aidera à donner des précisions. Je ne peux pas tout apprendre par cœur. Et j’ai aussi le témoignage d’une des filles qui est morte.

— Et ce truc tenait dans tes godasses ?

— Bien plié, oui.

Sanchez soupira.

— D’accord, je mets ça de côté. Je te l’apporterai dans trois semaines. Ensuite, je préfère que tu ne me mettes pas dans le coup. Dans ma position, je ne peux pas attaquer une autre boîte française. Mais je pourrai te fournir des contacts avec des journalistes, des avocats. Je connais même un juge qui me semble intègre. À toi de prendre tes responsabilités si tu veux vraiment révéler ton identité. Je t’ai dit ce que j’en pense.

— C’est déjà très bien. Tu as fait beaucoup pour moi, mon ami.

Assamoa fondit en larmes et prit Sanchez dans ses bras.

— C’est l’émotion, l’idée que je vais partir demain.

— Bois un coup pour te remonter.

Les deux hommes sirotaient leur troisième whisky quand Josyane rentra. Sanchez, fatigué par son voyage, somnolait sur l’épaule de son ami.

— Ma parole, ils ont pétillé, ces deux-là !

— Je pars demain, annonça Assamoa sur un ton solennel. Ainsi, je ne vous dérangerai plus.

— Tu ne nous dérangeais pas…

— Mais si, je suis bien conscient que ce n’est pas agréable d’avoir un étranger chez soi. Toi aussi, ma sœur, il faut que je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi.

Il se leva et alla embrasser la jeune femme. Josyane se laissa faire, sans lui rendre ses baisers, puis elle entreprit de débarrasser la table basse.

Sanchez s’extirpa à son tour du canapé et, d’un pas peu assuré, se dirigea vers sa chambre.

— Je crois que je vais aller dormir.

Il posa sur une commode le rouleau de papier que lui avait remis son ami, puis retira ses chaussures et s’allongea, tout habillé. Josyane, les poings sur les hanches, l’observa quelques instants. Quand elle l’entendit ronfler, elle prit le rouleau et l’examina, hésita, puis le remit sur le meuble.

 

Gombo
titlepage.xhtml
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Delteil,Gerard-Gombo(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html