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Après avoir franchi un interminable couloir sale et mal éclairé où régnait une moiteur étouffante et piétiné devant cinq points de contrôle, la première sensation que perçut Samuel Acquaviva dans le hall de l’aéroport de Douala fut l’odeur prenante du poisson. De nombreux voyageurs en partance pour l’Europe emportaient des soles, des capitaines et des barracudas dans leurs bagages. La soute de l’avion faisait office de congélateur. Moyennant une motivation relativement modeste, douaniers et policiers fermaient les yeux. Eux aussi emportaient des poissons frais quand ils rendaient visite à leurs parents. Loin de l’écœurer, l’odeur fit venir un sourire sur les lèvres d’Acquaviva. Elle lui rappelait de vieux souvenirs. Il aimait l’Afrique et, d’une certaine façon, cette odeur appartenait à l’Afrique. Autour de lui, les autres voyageurs paraissaient accablés par cette chaleur qui leur tombait dessus d’un seul coup. Lui avait l’impression de revivre. Il se trouvait dans son élément. Il glissa deux billets de cent francs CFA à un porteur en combinaison verte qui s’empara de son sac et négocia son passage avec un douanier, de façon à lui épargner la fouille. Les douaniers pouvaient manifester une conscience professionnelle très aiguë avec les arrivants ignorants des pratiques locales. Acquaviva voyageait léger. Jamais de valise qui ne tienne dans les compartiments placés au-dessus des sièges pour éviter l’attente et le risque de se faire voler. Dans certains pays, il arrivait fréquemment qu’une partie du contenu des bagages en soute disparaisse et qu’on retrouve les sacs de toile découpés au cutter.
La soixantaine passée, Acquaviva avait encore de l’allure. Un mètre quatre-vingts, tout en muscles bien entretenus par des exercices quotidiens. Une belle gueule tannée de baroudeur. Courte brosse de cheveux blancs. Pas même un début de calvitie. Regard clair et menton carré. Un vague air de famille avec Lee Marvin. On le lui avait dit plusieurs fois et cela lui avait plu. Il souffrait tout juste d’une tendance à l’embonpoint qu’il réussissait à maîtriser en limitant sa consommation de bière et de viandes grasses. Les plis de son costume de toile beige avaient bien résisté aux six heures et demie de vol. Acquaviva ne négligeait jamais son apparence. Les Africains appréciaient son élégance qu’ils considéraient comme une marque de respect. Rien à voir avec ces touristes ou ces coopérants babas cool qui se baladaient en jeans délavés et sandalettes, voire en boubous pour faire couleur locale.
À la sortie de l’aéroport, il huma l’air chaud et humide, puis jeta un coup d’œil au ciel plombé. Les rayons du soleil ne parvenaient pas à franchir la couche nuageuse qui flottait au-dessus de la ville. Acquaviva jeta son dévolu sur une Peugeot un peu moins déglinguée que les autres taxis et se fit conduire à l’Akwa Palace. Le chauffeur conduisait d’une main, tenant de l’autre son portable collé à l’oreille. Il évoluait avec aisance dans la marée des voitures. Des essaims de skinbenders pétaradaient autour d’eux. À Douala, comme dans la plupart des villes des pays du Sud, la priorité appartient au plus gros, au plus dangereux et au plus décidé.
Le taxi s’orientait habilement dans cette jungle urbaine et atteignit l’Akwa vingt minutes plus tard. Devant l’hôtel, des hommes en djellabas blanches proposaient leurs services aux clients. Acquaviva les ignora, franchit la porte à tourniquet et traversa le hall d’un pas énergique. Il exigea une chambre donnant sur la piscine. Le réceptionniste lui affirma qu’il n’y en avait plus, mais un billet de mille francs CFA lui en fit très vite trouver une.
— C’est bien pour vous rendre service, patron, parce qu’elle était retenue, celle-là.
La fraîcheur de la chambre évoquait une glacière. Acquaviva commença par régler la climatisation au minimum.
— Vous allez avoir trop chaud, patron, dit le groom qui lui avait ouvert et observait ses manipulations.
— Occupe-toi de tes fesses, p’tit gars ! C’est moi qui vais dormir ici, pas toi. Je suis sûr que tu n’as même pas la clim dans ton gourbi, pas vrai ?
Cette familiarité parut encourager le groom qui laissa fuser un rire aigu.
— Tu vas dormir tout seul, patron ? Tu veux pas que je te fasse monter une belle fille ce soir ?
— On verra ça.
— Tu la veux comment ? Cirage ou papaye ? Je peux t’en faire monter une qu’a les airbags[5] en série.
— Et tu me la taxes à combien ?
— Cent mille pour la nuit ? tenta le groom.
— Pour ce prix-là, tu peux la sauter toi-même.
— Soixante mille ?
Acquaviva le fit descendre jusqu’à trente mille, davantage par jeu que par souci d’économie.
— Attention, je ne veux pas d’une nivaquine[6] !
Le groom le regarda d’un autre œil. Cet usage de l’argot local par un vieux Blanc n’était pas chose courante.
— Promis, patron, double airbag ! conclut-il en clignant de l’œil avant de s’éclipser.
Acquaviva but une bière qu’il avait trouvée dans le frigo, prit une douche et enfila une chemise blanche dont il roula les manches sur ses avant-bras. Armé d’un calepin et de son portable, il descendit ensuite s’installer au bord de la piscine. Une demi-douzaine de gosses pataugeaient dans le bassin. Il n’y avait pas un chat sous les parasols, ce qui convenait parfaitement à Acquaviva. Le serveur parut surpris qu’il ait préféré cet endroit à la fraîcheur du bar climatisé, mais il lui apporta son whisky avec des glaçons sans le questionner.
Acquaviva commença par tester le fonctionnement de son portable.
— Roland ? C’est moi, Samuel. Je voulais vérifier que ça marchait. Oui, bien sûr, j’ai pris un abonnement international, mais dans des patelins de ce genre… Sinon, RAS pour le moment. J’arrive tout juste. Faut me laisser le temps de me retourner.
— Du temps, nous n’en avons pas beaucoup, si ce type joue au con. S’il a réussi à se tirer de New Bell, c’est qu’il est tout de même malin. Ou qu’il y a des gens qui le soutiennent et qui ont peut-être l’intention de l’utiliser. Tu as pris contact avec Nono ?
— Je vais le faire. Je viens de te le dire, j’arrive à l’instant.
— Alors, ne traîne pas !
Acquaviva coupa la communication, irrité par le ton autoritaire de son interlocuteur. Il avait tout de même porté les galons de capitaine, gagné toute une panoplie de décorations, et était toujours commandant de réserve, alors que ce guignol, qui avait quinze ans de moins que lui, n’avait jamais dépassé le rang de sous-lieutenant et n’avait jamais mis les pieds en Afrique. Mais Roland Dupin était le numéro deux de l’agence qui l’employait. Et s’il ne voulait pas se contenter de la retraite que lui versait l’armée, Acquaviva ne pouvait pas se permettre de lui botter le cul comme il l’aurait souhaité. Il aurait sans doute pu trouver du travail ailleurs, mais l’agence rémunérait grassement chacune des missions qu’elle lui confiait et il avait des charges. Un appartement dans un immeuble cossu de Parly II, une maison à restaurer en Bretagne sud, une grosse cylindrée achetée à crédit, un fils qui végétait et venait régulièrement le taper, une fille divorcée qui ne s’en tirait pas mieux, des petits-enfants qu’il aimait gâter.
Dupin l’avait convoqué la veille. L’agence avait son siège rue Vernet, derrière le drugstore des Champs-Élysées. Aucune plaque ne signalait son existence aux passants. Dans le hall, elle figurait sous le sigle « AB Conseil » dans la liste des locataires. Les trois pièces, précédées d’une petite salle d’attente où traînaient des magazines défraîchis, étaient meublées de façon identique et impersonnelle : bureaux bas de gamme en bois clair, genre Ikea, sièges de Skaï, vieux ordinateurs. Pas même une secrétaire pour recevoir les visiteurs. Pourtant, derrière cette apparence anodine se dissimulait une des plus importantes et efficaces entreprises de lobbying. Celle-ci n’employait aucun salarié ; tous ses collaborateurs étaient payés au coup par coup et bien souvent au noir. Quant aux clients, ils apprenaient son existence de bouche à oreille. Ils faisaient appel à AB Conseil pour régler un problème ponctuel : influencer un personnage important, dissuader un cadre supérieur de cracher dans la soupe, mettre fin discrètement à un chantage, casser un syndicat ou identifier un concurrent qui pratiquait l’espionnage industriel. La maison avait été créée huit ans plus tôt par un ancien de la DGSE qui conservait sans doute des liens avec son ancienne administration. Son carnet d’adresses était suffisamment bien rempli pour qu’il soit en mesure de trouver rapidement le ou les collaborateurs les plus qualifiés pour mener une mission. Il traitait aussi bien avec des détectives en free-lance qu’avec des policiers en poste soucieux d’arrondir leurs revenus, des spécialistes de la sécurité informatique, des analystes de haut niveau et des individus du calibre de Samuel Acquaviva.
— Tu pars demain à Douala pour liquider un type, avait d’emblée annoncé Dupin.
— Douala, Cameroun. Ça fait un bail que je n’y ai pas mis les pieds.
— Mais tu connais, n’est-ce pas ?
— Un peu, que je connais !
Des images avaient défilé dans le cerveau d’Acquaviva. La traque des maquisards dans la brousse, le copain blessé qu’il avait porté sur ses épaules pendant des kilomètres, et aussi la belle vie et l’argent facile, les filles non moins faciles, quand il avait occupé le poste de conseiller technique sous Ahidjo, pour former les services spéciaux du nouveau régime.
Dupin lui avait tendu l’enveloppe contenant les billets d’avion.
— Bon, alors tu pars demain à huit heures et demie. Tu as ton passeport sur toi ?
— Négatif.
— Un coursier passera le prendre chez toi cet après-midi et te l’apportera demain matin à Roissy au terminal 3, devant le guichet d’Air France. J’ai un gars qui s’occupera du visa.
— Tu m’expliques.
— Nous avons pour client un grand labo pharmaceutique que j’appellerai X. X fait des expériences sur le sida. Plus exactement, il sous-traite ces expériences à des gens qui emploient des putes comme cobayes. Ces putes sont en taule. Elles ne savent pas ce qu’on leur injecte.
— Plutôt moche comme business, non ?
— Peut-être, mais si les expériences réussissent, ça peut aussi sauver pas mal de gens. Bon, je ne t’ai pas fait venir pour discuter de moralité publique.
— Je m’en doutais un peu. Continue.
— Un journaliste s’est retrouvé par hasard dans la même taule que ces putes. Et tu sais comment ça se passe en cabane, les informations circulent vite. Surtout là-bas.
Acquaviva avait lui-même fait quelques séjours dans des prisons africaines. Notamment dans celle de Bamako, où tout le monde se retrouvait dans la cour pour la popote : détenus de diverses catégories, gardiens, familles en visite. Tous ces gens partageaient la même pitance. Au bout d’un moment, on ne savait plus qui était qui. Il n’y avait qu’une seule interdiction : sortir. Et encore, fréquemment des prisonniers se faisaient passer pour des visiteurs et disparaissaient.
— Je vois. Qui est ce type ?
Dupin avait glissé vers lui une seconde enveloppe.
— Jean-Christophe Assamoa. Un petit journaliste minable du coin. Le patron d’une feuille de chou : le Tam-tam, une sorte de Canard enchaîné à l’africaine, tu vois le genre ? Je t’en ai apporté quelques exemplaires. Il faisait dans le politiquement incorrect. On l’a mis en taule pour avoir manqué de respect à la première dame du pays. Des caricatures où on la voit acheter des robes de grands couturiers en Europe, côtoyer la jet-set et faire l’aumône aux miséreux. Ça n’a pas plu. Assamoa s’est fait engueuler plusieurs fois, mais il a recommencé. Bref, il s’est retrouvé dans cette taule où l’on fait des expériences pour le compte de X. Et, comme c’est un bonhomme qui est curieux de nature, il a fini par l’apprendre. Ça n’a pas dû être difficile. Les gens de X utilisent la couverture d’une entreprise humanitaire : la FCCS, la Fondation pour le combat contre le sida. En plus, la FCCS est présidée par une copine de la femme du président. C’est un hasard, mais tu vois le topo. Assamoa s’est demandé ce que faisaient ces toubibs blancs dans une prison perdue.
— Comment avez-vous su que ce type avait appris tout ça ?
— Il a posé des questions aux toubibs en question. De fil en aiguille, ils se sont rendu compte qu’il était en train de faire une sorte de reportage sur leur activité. Ils ont fait un rapport. Mais, le temps que le rapport arrive et qu’on prenne la bonne décision, Assamoa, qui était en fin de peine, a été changé de prison. Ils l’ont transféré à New Bell. À ce moment-là, on a contacté un type qui s’est chargé de l’éliminer. Là-bas, n’importe qui était prêt à lui faire son affaire pour dix mille francs CFA. Ça regorge de braqueurs, de tueurs, de types sans foi ni loi. Mais, manque de pot, le jour où ça devait se faire, il y a eu une émeute et Assamoa en a profité pour se faire la belle.
— En principe, un type qui n’a plus que quelques jours à tirer ne prend pas le risque de s’évader…
— Justement, c’est encore plus louche. Peut-être qu’il a été prévenu. Je ne fais qu’une confiance limitée à notre homme. Il a pu en parler et se faire acheter par des gens qui veulent nuire à X, ou même au président. Les Américains et les Chinois sont en train de prendre notre place là-bas, je suppose que tu le sais.
Acquaviva avait opiné. Il continuait à suivre d’assez près la situation des pays africains francophones. Cette passion ne l’avait jamais quitté.
— Alors, tous les coups sont bons, avait poursuivi Dupin. Peut-être qu’ils veulent utiliser ce type. Peut-être même qu’il est déjà trop tard. Donc, j’ai besoin de quelqu’un de sérieux sur place pour régler cette affaire.
Acquaviva avait décacheté l’enveloppe, sorti une photo en noir et blanc et une fiche. Il avait examiné le cliché. En costume-cravate, Assamoa posait au garde-à-vous avec un sourire figé. Prise au flash, la photo était surexposée. Le reflet des lunettes du journaliste empêchait de distinguer son regard.
— Pas terrible…
Dupin avait haussé les épaules.
— Nous n’avons rien d’autre. Enfin si, une photo publiée dans son journal, mais elle est encore pire. Tu la veux quand même ?
— Évidemment.
— Le coursier te la déposera quand il viendra prendre ton passeport.
Acquaviva avait parcouru la fiche.
— Cet Assamoa… c’est un Bamiléké ?
— Je crois, oui. Mais je n’y connais rien du tout en matière de tribus. Ça pose un problème particulier ?
— Je me suis farci pas mal de Bamilékés, à l’époque des débuts d’Ahidjo. On m’avait envoyé là-bas pour combattre la rébellion de l’UPC, des cryptococos. Ils étaient surtout influents chez les Bamilékés. Et votre type, celui qui s’est planté, c’est un Bamiléké, lui aussi ?
— Je n’en sais rien du tout. Tu veux dire que ça pourrait être une histoire de solidarité tribale ?
— Pas forcément. Mais ils peuvent être parents, venir du même bled, tout est possible. Vous ne vous êtes pas renseignés ?
— C’est un aspect qu’on n’a pas examiné.
— En Afrique, ça ne fonctionne pas tout à fait comme chez nous. Si tu avais seulement mis les pieds dans une ambassade, tu t’en serais rendu compte.
— C’est pour ça qu’on fait appel à toi.
— Un peu tard. Je ne peux rien promettre. Si on parlait fric, maintenant ?
La négociation s’était poursuivie quelques centaines de mètres plus loin, au Fouquet’s. Acquaviva imposait ses tarifs. Sur un coup comme celui-ci, il se savait irremplaçable. Cent mille euros tout compris, sans garantie de résultat, payables d’avance. À prendre ou à laisser. Dupin avait pris.
Maintenant, il fallait retrouver ce type rapidement. Dans une ville africaine de cinq millions d’habitants, ça n’avait rien d’évident.
Acquaviva composa un nouveau numéro sur son portable.
— Bonjour, je voudrais parler au capitaine Paul Kimbé.
— Qui le demande ?
— Samuel Acquaviva. Je vous appelle de la part d’amis communs. Il faut qu’on se rencontre le plus vite possible, capitaine.
— Vous êtes français, n’est-ce pas ? J’ai reconnu votre accent, cher monsieur. Dans quel hôtel êtes-vous descendu ?
— À l’Akwa.
— Ce n’est pas le meilleur. Si vous m’aviez demandé conseil, je vous aurais proposé mieux.
— Je ne suis pas venu pour faire du tourisme, capitaine. Il faut qu’on se voie sans perdre une minute.
— Ah, vous êtes pressé ! Les Français sont toujours pressés ! Bon, alors retrouvons-nous au Glacier moderne dans une heure, c’est tout près de l’Akwa. Ça vous va ?
— Parfait. Au Glacier moderne dans une heure. Acquaviva rangea son portable et s’étira. Le serveur l’observait. Il s’approcha de lui.
— Besoin de rien, patron ?
— Quand j’aurai besoin de quelque chose, je te sonnerai.
Acquaviva se leva et s’éloigna sans se préoccuper du regard hostile du serveur. Avec ces gars-là, il faut se faire respecter tout de suite si on ne veut pas passer pour un connard de Blanc qu’on peut truander facilement. Dans la vie, il vaut mieux se faire craindre et détester que mépriser. Acquaviva avait l’habitude d’être détesté. Il en éprouvait même un certain plaisir.