5
5 janvier 2005, New Bell, prison centrale de Douala.
On entendit d’abord une série de chocs sourds, puis des cris aigus suivis du bruit d’une cavalcade. Assamoa tendit l’oreille et rentra la tête dans les épaules.
— Ça n’est pas bon ! déclara le président de la cellule 14. Je vais voir ce qui se passe. Vous autres, vous ne bougez pas d’un poil, sinon vous aurez affaire à moi.
D’un signe de tête, le colosse ordonna à ses deux acolytes de le suivre. Tous trois s’emparèrent de leurs matraques et sortirent de la cellule. Avant de franchir la porte, le plus mauvais des deux ministres se retourna et agita son bâton.
— Vous avez entendu le président, bande d’abrutis ? S’il y en a un qui bouge, il sera fessé !
Les cris redoublaient. On entendait des gardiens hurler des ordres. Quand le trio eut disparu, les détenus se mirent à discuter et épiloguèrent sur les causes de cette agitation. Un jeune homme s’approcha d’Assamoa. C’était un petit voleur du marché Saker que le journaliste avait pris en sympathie. Un gamin qui n’avait pas plus de dix-sept ans. Il souffrait du palu. De terribles crises le réveillaient la nuit.
— Ils ont coincé trois types et ils sont en train de leur faire leur fête, souffla-t-il.
— Qui ça ?
— Les gars des cellules 8 et 10. Ils en avaient marre de se faire tabasser et voler par leur président et ses ministres. C’est un type beaucoup plus méchant que le nôtre ! Il les torture. Il a envoyé trois hommes à l’infirmerie en deux jours. Si les gardiens ne les sortent pas d’affaire, ils vont déguster.
Assamoa savait que des incidents allaient éclater. Le vieux de la cellule 24 l’avait averti.
— Il va y avoir des bagarres dans la prison. Peut-être une émeute. Si tu veux sauver ta peau, il faudra profiter de la situation pour filer. Tout ce que je peux te dire, c’est que l’homme qu’ils ont payé pour te tuer se nomme Fochivé. C’est un Bassa. Ils l’ont condamné à vingt ans pour avoir braqué une banque et tué un gardien. Il n’a rien à perdre. Je ne sais pas ce qu’ils lui ont promis.
— Comment vais-je reconnaître ce Fochivé, si je le rencontre ?
— Il est préférable que tu ne le rencontres pas. D’après ce qu’on m’a dit, il est grand et costaud, avec des scarifications sur les joues, mais je l’ai jamais vu. Comment l’aurais-je vu ? Je suis aveugle.
Assamoa aurait voulu savoir comment le vieux avait appris tout cela, mais il n’avait pas de temps à perdre.
— Quand tu entendras des cris, tu sauras que la révolte a commencé. Prépare-toi à fuir la prison.
Même dans ses rêves les plus fous, Assamoa n’avait jamais envisagé une seule seconde de s’évader. C’était un intellectuel, pas un homme d’action. Et la loi devait être respectée, même quand elle était mal appliquée. Il combattait pour que son pays devienne un État de droit. De plus, l’heure de sa libération officielle approchait et il risquait d’aggraver son cas. Il s’était demandé si le vieillard avait toute sa tête.
— Es-tu certain de ce que tu racontes ?
— Sûr et certain. C’est à toi de savoir si tu veux vivre.
— Mais, comment pourrais-je quitter la prison ? C’est impossible. Il y a des gardiens armés, des barbelés, un mirador…
— Quand la révolte éclatera, un groupe profitera de la situation pour attaquer les gardiens et essayer de sortir en force. Faufile-toi derrière eux mais ne tente pas de sortir tout de suite. Va dans la cour et débrouille-toi pour te mêler discrètement aux visiteurs. Il te faut des vêtements propres pour passer inaperçu. Je suppose que les tiens ne sont plus présentables.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Un de mes amis t’a préparé des vêtements. Cache-les jusqu’au moment de partir. Sois prudent. Ne te les fais pas voler.
Facile à dire.
— Tu n’as rien à craindre du président de ta cellule. Nous l’avons payé. Mais il faut te méfier des autres, compris ?
— Compris.
— Alors bonne chance !
— Comment te remercier ?
— Tu n’as pas besoin de me remercier.
Assamoa avait étreint les mains du vieil aveugle.
— Sois béni, grand-père !
Le vieux avait haussé les épaules.
— Tu sais, mon garçon, je suis fâché avec le Bondieu. Et je ne crois pas qu’il m’accueillera dans son paradis, si ce paradis existe.
Assamoa avait reçu une éducation catholique, chez les Jésuites, avant de partir faire ses études secondaires en France. Cette expérience avait fait de lui un anticlérical primaire. Dans Tam-tam, il s’en prenait fréquemment au clergé. Il ne ménageait pas non plus les évangélistes, les marabouts et les imams. Néanmoins, il lui restait un vieux fond de croyance qui ressurgissait dans des moments comme celui-ci.
— Si, si, je suis certain qu’il t’accueillera, avait-il dit en éprouvant un certain malaise.
Un des rares pensionnaires valides de la cellule 24 lui avait apporté un grand sac poubelle en plastique noir.
— Va, ne perds pas de temps !
Après avoir remercié une nouvelle fois le vieillard, Assamoa était retourné dans sa cellule. À New Bell, on se déplaçait relativement librement d’une cellule à l’autre. Seul le quartier des femmes était rigoureusement interdit.
À présent, le doute le torturait. Et si c’était un piège ? Si on le poussait à tenter de s’évader pour l’abattre ?
Les cris et les bruits de cavalcade redoublaient d’intensité. Malgré les menaces du président et de ses ministres, les détenus de la cellule 14 commençaient à montrer des signes d’agitation. Plusieurs d’entre eux s’étaient aventurés dans les couloirs pour voir de quoi il retournait.
Quand il entendit les premiers coups de feu – une série de détonations sèches –, Assamoa prit sa décision. Si ça commençait à mitrailler dans tous les coins, on pourrait le descendre facilement, sans même attendre qu’il essaie de s’évader. Alors autant tenter le coup. Il prit le sac de vêtements et sortit. Un groupe de prisonniers arrivait vers lui en hurlant. Ils le bousculèrent et poursuivirent leur course. Assamoa se plaqua contre le mur en voyant arriver un autre groupe qui, lui sembla-t-il, poursuivait le premier. Un peu plus loin, d’autres détenus armés de chaises et de bancs tentaient d’enfoncer la porte métallique qui donnait accès au quartier des femmes. Ils ne prêtèrent pas la moindre attention au journaliste.
Les gardiens semblaient avoir disparu, sans doute par crainte de se faire coincer par des mutins. Dans ces espaces sombres et étroits, ils n’étaient pas à leur avantage pour manœuvrer et utiliser leurs armes. Ils avaient probablement fait ce que font tous les surveillants de prison face à une émeute : évacuer la zone de détention. Assamoa avait peu d’expérience de la prison, mais il connaissait cette tactique. Dans l’immédiat, il avait donc davantage à redouter des détenus que des gardiens. La drogue avait envahi le pays depuis plusieurs années et elle pénétrait bien entendu dans les prisons. N’importe quel forcené, ivre d’alcool ou de chanvre indien, pouvait s’en prendre à lui sans raison particulière, aussi bien que ce Fochivé qu’on avait payé pour le tuer.
Assamoa continua à avancer prudemment. Il s’orientait difficilement dans ces bâtiments où il venait d’être muté quelques jours plus tôt. Dans les couloirs de New Bell, on ne peut pas demander son chemin comme dans la rue. Il parvint néanmoins à atteindre un secteur un peu plus calme et plus propre. Au travers d’une vitre sale et fêlée, il distingua ce qui avait dû être un bureau avant le saccage. Au mur, le portrait sous verre du président Biya n’avait pas été épargné par les vandales. Il pendait de travers, brisé. Des inscriptions irrespectueuses avaient été tracées au feutre rouge sur le beau costume du chef d’État, des lunettes et des moustaches agrémentaient son visage. Assamoa aurait aimé prendre une photo et la publier dans Tam-tam. Il entra dans le bureau, tira la porte derrière lui et examina le contenu du sac. Les vêtements que lui avait procurés l’aveugle étaient modestes mais impeccables. Une chemisette blanche, un costume noir et des souliers noirs, brillants et pointus, le type d’articles que vendaient les Chinois sur les marchés. Ceux qu’on désignait parfois sous le terme one shot, car on ne pouvait les porter qu’une fois. Ils ne résistaient ni à la pluie ni aux tentatives de nettoyage.
Il se changea rapidement, boutonna la chemise jusqu’au cou, et songea que son allure devait ressembler à celle d’un pasteur évangéliste fauché. Il enfouit ses vieux vêtements et ses baskets dans le sac et dissimula le tout derrière une armoire de bois renversée par les émeutiers.
Une nouvelle série de coups de feu retentit. Cette fois, il lui sembla que plusieurs armes avaient été utilisées en même temps.
Les chaussures faisaient au moins deux pointures de trop. Ce n’était pas très commode pour marcher et il regrettait ses baskets. Mais ça n’attirerait pas l’attention sur lui car beaucoup de gens ici portaient des chaussures trop grandes ou trop petites. Dans la poche intérieure de la veste, ses généreux amis avaient glissé quelques billets.
Assamoa repartit dans les couloirs, un peu au hasard, sans croiser quiconque cette fois. Une partie des détenus se concentrait du côté du quartier des femmes, les autres s’employaient à régler leurs comptes ou se terraient dans leurs cellules pour échapper à la répression féroce qui n’allait pas tarder à s’abattre sur les mutins. Il fut le premier surpris quand il se retrouva dans la cour où piétinait une petite foule de visiteurs angoissés surveillée par des gardiens armés de kalachnikovs. Une femme en boubou hurlait qu’elle voulait voir son fils. Deux autres pleuraient. Un couple de vieux, leurs sacs de provisions à la main, paraissaient hébétés. Des enfants terrorisés se réfugiaient dans les jupes de leurs mères.
Un gardien débraillé se tourna vers Assamoa et pointa son arme dans sa direction.
— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
— Je viens voir mon neveu, bredouilla-t-il.
— Par où es-tu passé ?
— Je ne sais pas. Je viens voir mon neveu, chef.
— Tu n’as pas compris qu’il n’y a pas de visites aujourd’hui ? C’est la merde, abruti ! On en a déjà descendu trois, tu as envie d’être le quatrième ?
— Je viens voir mon neveu, gémit Assamoa, jouant le jeu jusqu’au bout. Peut-être qu’une petite motivation…
Un parent en visite se conduirait probablement ainsi, car tout, dans cette prison, était prétexte à exiger ou proposer le gombo : colis, autorisation de rencontrer son parent en tête à tête, changement de cellule…
— Il n’y a pas de motivation aujourd’hui, espèce d’individu ! Va rejoindre les autres si tu ne veux pas que je t’en colle une dans le bide !
Docilement, le journaliste alla rejoindre la foule des visiteurs. La femme qui réclamait son fils s’accrocha à lui, le prenant peut-être pour un fonctionnaire de la prison.
— Je ne suis qu’un malheureux parent venu voir son neveu, comme toi, ma sœur, dit-il.
Les gardiens les poussèrent dans un angle de la cour. D’ici, Assamoa pouvait apercevoir le mur d’enceinte. Il étouffa un cri. Un fuyard avait été abattu alors qu’il tentait de franchir les barbelés sur lesquels il avait jeté une couverture. Son corps pendait dans le vide comme un ballot de chiffons. Des femmes se signèrent et entreprirent de réciter des prières. Apparut alors un homme corpulent, en bras de chemise, armé d’un mégaphone.
— Je suis Joseph Aysou, le régisseur de la prison ! annonça-t-il d’une voix forte dans son mégaphone. Vous allez m’écouter. Des bandits se sont mutinés et ont molesté des gardiens. Certains ont essayé de s’échapper. L’ordre va être rétabli, mais les visites sont supprimées jusqu’à nouvel ordre. Si vous voulez rendre service à vos parents, demandez-leur de se calmer et de respecter le règlement. Ceux qui rejoindront leur cellule sans histoire ne seront pas sanctionnés. Mais s’ils ne se calment pas, c’est la gendarmerie qui va remettre de l’ordre ici !
— Comment veut-il qu’on leur demande, puisqu’il ne nous laisse pas les voir, murmura une femme.
— On veut être sûrs qu’il n’est rien arrivé à nos enfants et que vous n’allez pas leur faire de mal ! cria une autre femme.
— Madame, ici, nous ne faisons pas de mal aux détenus qui se conduisent bien ! répondit le régisseur. Il faut rentrer chez vous sans faire d’histoires. Allez, évacuez-moi tous ces gens ! commanda-t-il aux gardiens.
Une demi-douzaine de surveillants s’approchèrent de la foule, l’air menaçant, la contraignant à se placer le long du mur. Assamoa pensa à un peloton d’exécution, mais les gardiens firent ensuite avancer la file en isolant chaque visiteur du précédent de deux ou trois mètres, pour éviter d’affronter une foule compacte. Les visiteurs passèrent devant un second cadavre, celui d’un homme qui avait probablement tenté d’escalader le mur. Il baignait dans une mare de sang, recroquevillé. Ses ongles avaient labouré le sol de terre battue. On en distinguait nettement les traces. Deux femmes se signèrent. Le silence s’était abattu sur la prison, plus inquiétant encore que les cris. Un peu plus loin, de nouvelles flaques de sang dégageaient une odeur très forte, mais pas de cadavre. Assamoa sentit ses jambes faiblir. Il n’arrivait plus à mettre un pied devant l’autre. La peur le paralysait.
— Toi ! Avance ! cria un gardien, en le poussant du canon de sa mitraillette.
— On ne parle pas comme ça à un serviteur de Dieu, réussit à articuler Assamoa.
Cette répartie parut impressionner le gardien, qui recula d’un pas et baissa son arme. Au prix d’un terrible effort, le journaliste parvint à reprendre sa marche. Le gardien se désintéressa de lui pour aller arracher un sac de provisions des mains d’une vieille femme. Ce geste souleva une vague de protestations, mais les gardiens pointèrent à nouveau leurs armes sur la file.
— Vous êtes tous des fils de putes ! se mit à hurler une femme sur un ton hystérique.
Assamoa craignit un instant que l’incident ne dégénère et fasse rater son plan, mais deux autres femmes se précipitèrent pour calmer celle qui criait. Quant aux gardiens, ils étaient pressés de voir disparaître ces visiteurs qui représentaient autant de témoins indésirables.
La file passa sous un mirador et atteignit enfin la double porte métallique qui ouvrait sur la liberté. Un gardien souleva la barre de sécurité, déverrouilla l’un des battants et le tira en marchant à reculons, faisant grincer les gonds.
— Allez ! Maintenant rentrez calmement chez vous ! brailla le régisseur dans son mégaphone.
Les visiteurs obéirent, sans protester cette fois. Ils sortirent tête basse, résignés.
Quand il eut franchi le seuil de la prison, la première chose que vit Assamoa fut un troisième cadavre, celui d’une fillette en robe blanche à fleurs dont le visage encadré de tresses était intact. La gamine, sans doute victime d’une balle perdue, gisait sur le dos.
Assamoa se maîtrisa pour ne pas éclater en sanglots. Mon Dieu, dans quel foutu monde vivons-nous ! Puis, dans des crissements de pneus, deux camions de la gendarmerie s’immobilisèrent sur la place, soulevant un grand nuage de poussière. Des gendarmes en treillis, coiffés de leur béret rouge, en giclèrent comme à l’exercice. Un officier hurla des ordres :
— En colonne par deux, en avant marche !
À petites foulées, la colonne pénétra dans la prison. La porte se referma derrière les gendarmes. Les visiteurs ne pouvaient pas voir ce qui se passait à l’intérieur, mais ils pouvaient l’imaginer. Les gendarmes allaient parcourir les cellules, faire aligner les détenus, sans doute les contraindre à se déshabiller, à s’allonger sur le sol, pour les battre cruellement, secondés par les gardiens ragaillardis par ces renforts.
La petite foule ne se dispersa pas immédiatement. Les visiteurs s’attroupèrent et commencèrent à discuter de la situation et du sort de leurs parents. La femme qui avait insulté les gardiens tenta de mettre le grappin sur Assamoa pour lui raconter ses malheurs. Elle lui parla de son fils, qui s’était fait prendre en volant des chaussures de sport dans un grand magasin, mais qui était au fond un bon garçon. Le journaliste l’écouta un instant, puis échappa à ses jérémiades en lui expliquant qu’il était pressé car il devait prévenir sa famille, afin que des connaissances bien placées interviennent pour éviter le pire.
— Il faut intervenir, ce n’est pas normal qu’on traite des êtres humains comme on les traite là-dedans ! approuva la femme. Je vais te donner mon adresse et mon numéro de portable pour que tu me préviennes si tu obtiens des informations. Nous autres, les parents de prisonniers, nous devons être solidaires.
— Certainement, approuva Assamoa. Je n’ai pas de carte sur moi, mais je te préviendrai. C’est promis.
Il soupira en regardant la femme s’éloigner. Les autres visiteurs se décidèrent à quitter les lieux, à regret. Assamoa se retrouva seul.
Il était libre, sain et sauf, mais pour combien de temps ? Et où aller ?