7
Sitôt franchi la porte de son appartement, Romain Sanchez eut droit à une scène de ménage.
— Je me doutais bien que tu allais oublier les cadeaux !
Satanés cadeaux ! Chaque fois que sa compagne rendait visite à des membres de sa famille ou que des parents venaient la voir, il fallait se plier au rite des cadeaux. Chacun avait droit au sien, qu’il fallait choisir en fonction de son degré de parenté avec Josyane, de son statut social et bien entendu de son âge, de son sexe et de ses goûts. Un épouvantable casse-tête ! En France déjà, quand il n’avait que ses propres enfants et son épouse à gâter, Sanchez détestait les anniversaires et les fêtes de fin d’année. Mais, depuis qu’il partageait la vie de Josyane, ce n’était pas moins d’une vingtaine de personnes qu’il fallait régulièrement gratifier de présents divers. Fort heureusement, pour éviter tout impair, elle lui dressait des listes très précises, surtout quand il faisait un saut à Paris. À Douala, on ne trouvait évidemment pas grand-chose, et Josyane se chargeait de ce genre de corvée. Cette fois, il n’avait pas tout à fait oublié ces satanés cadeaux, deux téléphones portables d’un modèle perfectionné destinés à un oncle et une tante – Josyane avait des quantités d’oncles et de tantes –, mais il les avait laissés dans un placard de son bureau.
— Bon, ce n’est pas grave, plaida-t-il. Personne ne va les voler. Le placard est fermé à clef et mon bureau aussi.
— Tu es bien confiant, mais ce n’est pas le problème !
— Alors où est le problème ?
Elle se campa en face de lui, ses petits poings serrés sur ses hanches rondes. Sanchez la trouvait irrésistible quand elle se mettait ainsi en colère – ou faisait semblant.
— Le problème, c’est que oncle Zacharie et sa femme vont venir demain matin et que je n’aurai pas les cadeaux ! Je ne saurai pas où me mettre !
— C’est si grave que ça ?
Elle noua subitement ses bras autour de son cou, se fit chatte, pressant son bas-ventre contre le sien, glissant sa main contre sa poitrine.
— Allons, sois gentil, mon minet, retourne les chercher. Tu n’en as pas pour plus d’un quart d’heure.
— C’est bien pour te faire plaisir, soupira Sanchez.
Il aurait été exagéré de dire qu’il se pliait à tous les caprices de sa compagne, mais il lui cédait souvent, du moins sur beaucoup d’aspects mineurs de leur vie quotidienne. Sans doute pour faire oublier qu’ils avaient dix-huit ans d’écart.
Dès qu’il l’avait vue, sagement assise dans la salle de conférence du Centre culturel français, un gros cahier d’écolier sur les genoux, Sanchez avait été frappé par sa beauté. Un visage allongé aux traits réguliers, plutôt fins pour une Africaine, un haut front bombé, des lèvres bien dessinées et des yeux tirant sur le vert qui évoquaient ceux de certaines indianas cubaines. C’est ce souvenir qui était venu à l’esprit de Sanchez qui avait passé quatre mois à La Havane, pour sa boîte. Josyane avait paraît-il du sang berbère dans les veines. Un lointain ancêtre venu du Nord sur un destrier blanc lui avait légué ce regard clair. C’est du moins ce qu’elle racontait. Dans certains quartiers, elle se faisait parfois traiter de Blanche bien qu’elle ait la peau très sombre.
Pendant le cocktail qui avait suivi la conférence – une rencontre avec de jeunes poètes africains assez ennuyeuse –, Sanchez avait pu apprécier sa silhouette et son élégance. Elle s’habillait très simplement, sans ostentation excessive. Ce jour-là, elle portait une petite robe de coton imprimée qui serait passée inaperçue sur toute autre femme, mais ses longues jambes, son balancement de hanches, sa taille fine, sa petite poitrine agressive et ses épaules dénudées en faisaient le point de convergence de tous les regards masculins. Elle se coiffait alors à la Grace Jones, avec une courte brosse et la nuque dégagée à la tondeuse. Depuis, elle avait laissé pousser ses cheveux, qu’elle décrêpait et tressait en une multitude de petites nattes hérissées sur son crâne. Sanchez, qui d’ordinaire ne s’y prenait pourtant pas trop mal avec les femmes, était resté muet quand il s’était retrouvé en face d’elle un verre de champagne à la main. Ils avaient trinqué et c’est elle qui avait engagé la conversation. Vous êtes dans quelle branche ? Et votre famille ? Sous-entendu : êtes-vous un homme libre ou bien vous avez une épouse et quatre marmots qui vous attendent à Paris ? Réponse : divorcé de fraîche date. Et vous ? Rire cristallin. Moi, je suis encore trop jeune pour me marier, je préfère m’amuser un peu d’abord. Chez nous les hommes sont machos, ils enferment leur titulaire et pratiquent la polygamie. Vous ne le saviez pas ? Non, à l’époque, Sanchez ne le savait pas. Il avait pris l’avion pour le Cameroun avec deux ou trois guides et romans sur le pays, mais il s’était endormi pendant le vol. Depuis, il n’avait pas trouvé le temps de les lire. Il avait appris sur le tas.
Ce soir de la fameuse conférence sur les jeunes poètes, ça n’avait pas été plus loin. Mais, trois jours plus tard, comme par hasard, il était tombé sur Josyane au Cocotier, qui faisait plus ou moins office de cantine des cadres de Nova Telecom. Elle déjeunait avec une copine à la table voisine. Les deux filles se tordaient et jetaient régulièrement des œillades en direction de ces Blancs bien cravatés. Josyane avait abandonné sa robe de coton pour un jean moulant et un débardeur, mais Sanchez l’avait tout de même reconnue immédiatement. Après avoir un peu hésité, il s’était levé pour inviter les deux filles à venir boire le café avec eux. La copine était plutôt mignonne elle aussi, mais Josyane l’éclipsait complètement, non seulement par sa beauté mais par sa vitalité et sa tchatche. Elle proposa à Sanchez de lui faire découvrir Douala by night et, le soir même, ils déambulaient main dans la main rue de la Joie au milieu d’une foule compacte. Des flots de décibels déferlaient sur eux. Impossible d’échanger trois mots mais ils n’avaient pas vraiment besoin de parler pour se comprendre. Ils firent deux ou trois boîtes, dansèrent joue contre joue et terminèrent la nuit au Perroquet vert complètement ivres. Sans trop se rappeler ce qui s’était passé la veille, Sanchez se réveilla le lendemain matin avec une femme nue dans son lit. Trois semaines plus tard, elle emménageait chez lui avec ses maigres biens qui tenaient dans deux valises. Ils allaient bientôt fêter le deuxième anniversaire de cette nuit mémorable.
— Tu es un amour ! affirma Josyane après avoir obtenu gain de cause.
Sanchez remonta dans sa Range Rover, se fit ouvrir le portail et roula, toujours prudemment, jusqu’au siège de Nova Telecom. Il abandonna sa voiture à la surveillance d’un gardien et fonça récupérer ses téléphones portables. Il les trouva à leur place, les rangea dans une petite serviette de cuir, verrouilla la porte du placard puis celle du bureau et redescendit. Il consulta sa montre : moins d’un quart d’heure s’était écoulé depuis qu’il avait quitté Josyane. Il marchait à grandes enjambées en direction de son 4 x 4 quand un type se jeta sur lui, l’agrippant par la manche. Il eut un mouvement de recul, se dégagea, crut avoir affaire à un voleur. Fallait-il lui abandonner les deux portables ou se contenterait-il de quelques billets ?
— Je t’en prie, Romain, aide-moi !
Comment ce type connaissait-il son nom ? Il dévisagea l’inconnu. Maigre à faire peur. Des lunettes rafistolées avec du chatterton. Tout en noir.
— Tu ne me reconnais pas ? Je suis Jean-Christophe !
Non, il ne l’avait pas reconnu. Ça devait faire dix ans. Non, plutôt quinze. Pourtant, en scrutant ce visage décharné, il lui trouva en effet une vague ressemblance avec le souvenir qu’il avait gardé de son copain de fac. Il devait même avoir des photos de lui quelque part. Des photos où ils posaient ensemble dans une fête ou défilaient côte à côte dans une manif. Une pointe de mauvaise conscience le titilla. Il n’avait même pas cherché à le contacter quand il avait débarqué au Cameroun.
— Eh bien, Jean-Christophe, j’avoue que tu m’as fait peur ! Tu aurais dû me téléphoner.
— Impossible. Je t’expliquerai. Il faut que tu m’aides.
— Tu as besoin d’argent ?
— Ils veulent me tuer. Il faut que tu m’aides à me cacher.
— Mais qui veut te tuer ?
— Je t’expliquerai.
Assamoa jetait des regards affolés dans toutes les directions. Comme si des tueurs allaient brusquement surgir d’une seconde à l’autre. Sanchez le fit monter dans sa voiture tout en songeant à Josyane et aux complications.
Assamoa lui étreignit le bras.
— Merci, vraiment, merci.
Cette démonstration de reconnaissance mit Sanchez mal à l’aise.
— Je ne sais pas ce que nous allons faire. Enfin, on verra bien…
Après avoir baisé la petite pute que le groom lui avait procurée, Acquaviva la renvoya avec quelques billets. Il n’avait aucune envie de la garder pour la nuit, au risque de se faire voler. La fille parut déçue. Elle espérait sans doute davantage de ce client étranger qui, à ses yeux, ne pouvait qu’être riche à millions.
— Tu veux que je revienne demain ?
— Je te ferai signe si j’en ai envie.
La pute s’éclipsa sans insister davantage. Acquaviva verrouilla la porte derrière elle, prit une douche, avala une ration de whisky et s’endormit rapidement.
Le lendemain matin, il se leva à sept heures et alla piquer une tête dans la piscine. Crawl régulier comme une mécanique. Huit longueurs. Il fit ensuite trente pompes, sous les regards surpris et amusés des larbins, puis se fit servir un grand café et des œufs au bacon au bord du bassin. Il n’y avait pas un chat, la chaleur n’était pas encore étouffante. Pas de moustiques non plus. Acquaviva appréciait beaucoup ces moments de calme. Il réclama des journaux et lut attentivement tous les articles consacrés à la prison de New Bell. Aucun n’évoquait la disparition d’Assamoa. À croire que personne ne s’en était aperçu. Il était surtout question des sanctions qui allaient tomber sur le régisseur et des mesures à prendre pour éviter que de tels événements se reproduisent. Une victime collatérale de la fusillade avait droit à quelques lignes : une jeune fille qui faisait son marché avec sa mère avait été, selon les enquêteurs, prise entre les tirs croisés des gardiens et des bandits évadés. Le ministre de la Justice fraîchement promu commentait doctement l’affaire.
Acquaviva replia les journaux, but une dernière gorgée de café et s’étira. Le serveur s’approcha et annonça qu’un visiteur demandait à le rencontrer. Il n’avait pas donné son nom.
— Fais-le venir.
Un jeune homme un peu rond apparut et posa un petit sac en toile sur la table d’Acquaviva.
— De la part du capitaine Kimbé.
Il fit mine de tourner les talons, mais Acquaviva l’arrêta.
— Une seconde. Assieds-toi.
Le garçon obéit. Acquaviva fit coulisser la fermeture du sac et y plongea la main. Ses doigts rencontrèrent une surface métallique. Il empoigna l’arme, sans la sortir du sac, et se pencha pour l’examiner.
— Ruger Security. Canon de quatre pouces.
— Vous avez l’œil patron.
Il tâtonna et trouva deux boîtes de cartouches et un holster de cuir. Le sac contenait aussi une enveloppe, qu’il décacheta. Acquaviva déplia un document couvert de signatures et de tampons. Il le lut rapidement.
— Ça fera l’affaire.
En retour, il fit glisser une autre enveloppe vers le jeune homme.
— Tu oubliais ça. Ton chef n’aurait pas été content.
— Il ne m’a pas dit que vous deviez me remettre ça, patron. Je croyais que c’était une affaire réglée.
— S’il manque un seul billet, je crois que tu auras des ennuis avec le capitaine Kimbé.
— Je suis un homme de confiance, protesta l’autre, la main sur le cœur.
— Je l’espère pour toi. Tu peux filer maintenant.
Le garçon s’éloigna, très vite, comme s’il avait remis au Blanc une bombe qui allait exploser d’une seconde à l’autre. Cette idée traversa d’ailleurs l’esprit d’Acquaviva. Mais Kimbé, à sa connaissance, n’avait aucun motif pour le tuer. Sauf s’il s’était fait acheter par une faction rivale qui souhaitait que le journaliste réussisse à faire publier ses informations. À tout hasard, il palpa les parois du sac, mais ne découvrit aucune protubérance suspecte. Ce type était seulement pressé. Il avait rendez-vous avec sa copine, ou bien il ne souhaitait pas rester trop longtemps en compagnie d’un étranger armé d’un 357 Magnum. Peu importe.
Acquaviva remonta dans sa chambre, se brossa les dents, puis prit en mains le gros revolver d’acier nickelé. L’arme semblait en bon état, mais son barillet ne tournait pas convenablement. Il retira la goupille centrale, démonta entièrement le flingue et étala les pièces sur une serviette de toilette. Il les examina une par une, les essuya avec un mouchoir et les huila très légèrement à l’aide d’une petite burette qu’il avait emportée avec lui, puis il remonta le Ruger. Cette fois, le barillet tournait à merveille. L’opération n’avait pas duré deux minutes. Acquaviva introduisit enfin les six cartouches dans le barillet. Ces manipulations lui procuraient un plaisir qui se lisait sur son visage. Il rangea l’arme dans l’étui de cuir qu’il fixa sous son aisselle. Il aurait pu l’accrocher à sa ceinture, mais il n’aimait pas sortir en bras de chemise. Un homme en costume inspire davantage de respect.
Ainsi équipé, il descendit à la réception. Il plia en quatre deux billets de mille francs CFA et les glissa au préposé. Discrètement.
— Il me faut une bonne voiture. Un 4 x 4 Toyota, vous pouvez me trouver ça tout de suite ? N’importe quelle couleur sauf rouge.
— Pas de problème, patron, si vous n’aimez pas le rouge.
Le réceptionniste passa un coup de fil. La Toyota fut livrée dix minutes plus tard. Elle était blanche, légèrement cabossée et sortait visiblement du lavage. Des gouttes d’eau roulaient encore sur le pare-brise. Acquaviva jeta un œil sur les pneus, sur les pédales qui accusaient une belle fatigue et sur le compteur qui affichait trente mille kilomètres. Acquaviva fixa l’employé de l’agence avec un sourire ironique.
— Tu me prends pour une bille ? Elle est gâtée, cette bougna.
— C’est une impression, ici les voitures s’usent vite. Les routes sont mauvaises. Même en ville, la chaussée n’est pas bonne.
— Vous en avez d’autres ?
— Au garage, oui.
— Alors on va en choisir une ensemble.
Sur place, il jeta son dévolu sur une Toyota, noire. Même technique d’examen : pneus, pédales, compteur. Le frein à main avait du jeu, mais les pneus étaient neufs. Son boulot l’obligerait peut-être à aller en brousse. Il ne pouvait pas partir au volant de n’importe quelle épave.
— C’est bon, ça ira. Mais s’il y a le moindre problème, vous me la changez dans les cinq minutes.
Le patron de l’agence haussa les épaules.
— On n’a pas toujours des véhicules disponibles.
— Alors vous en demanderez un à une autre agence.
Le patron l’entraîna dans un petit bureau où il lui fit signer divers documents. Quand Acquaviva prit le volant de la Toyota, le patron et son employé le regardèrent partir avec un certain soulagement. Ce client était très différent des Blancs avec qui ils traitaient d’ordinaire.
— Ça ne serait pas un Libanais ou un Grec ? demanda l’employé.
Libanais et Grecs s’étaient fait la réputation d’être particulièrement durs en affaire.
Le patron secoua la tête.
— Il m’a montré un passeport français. À mon avis, c’est un ancien militaire.
Acquaviva s’arrêta à trois cents mètres du garage et déplia le plan de Douala qu’on lui avait donné à l’hôtel. Le quartier de New Bell était bien indiqué, mais le nom de la rue où il se trouvait n’y figurait pas. Il roula jusqu’à un kiosque à journaux.
— Vous avez un plan de la ville plus détaillé que celui-là ?
— Pas de plan. Faut aller au syndicat d’initiative, rigola le marchand. Faites attention à vot’voiture, patron !
Une grappe de gamins s’était agglutinée autour de la Toyota. Ils firent mine de s’en écarter au retour d’Acquaviva. Un des gosses avait déjà démonté un essuie-glace.
Acquaviva l’attrapa par le bras.
— Remets ça en place !
L’adolescent consulta ses copains du regard. Ceux-ci ne paraissaient pas prêts à affronter un type aussi grand et aussi décidé. Ils observaient prudemment la scène à distance. Penaud, le gamin s’exécuta.
— C’est bien. Maintenant monte !
— Tu vas me conduire aux m’bérés[9] ?
— Mais non, ne t’affole pas, mon garçon.
L’ado grimpa dans la Toyota.
— Ça, c’est de la gnole !
Acquaviva tourna la clef de contact, enclencha la première. Les autres gosses observaient la scène bras ballants. Clin d’œil d’Acquaviva.
— Tes copains te laissent tomber, on dirait. Dans la vie, on ne peut compter que sur soi et quelques types sûrs.
— Où on va, m’sieur ?
— New Bell.
— La prison ?
— Exact, mais rassure-toi, tu m’attendras dehors et tu surveilleras la voiture.
— C’est ça que vous voulez, que je surveille vot’ gnole ?
— Tu connais bien la ville ?
— Pas de problème.
— Alors tu vas me servir de guide.
— Vous allez me payer combien ?
— Ça va dépendre. Mais, pour l’instant, souviens-toi que c’est toi qui me dois quelque chose.
— Comment ça ?
— Eh bien, tu as arraché mon essuie-glace et tu aurais pu l’abîmer.
— Je l’ai seulement démonté !
— Ça ne change rien. Tu as une petite dette envers moi. Ensuite, tu seras payé selon les services que je te demanderai. Si tu t’en sors bien, tu pourras te faire mille ou deux mille par jour. Ça marche ?
— Ça marche.
— Bon, alors tu vas m’indiquer le chemin de New Bell.
— Pas compliqué. Vous roulez jusqu’à l’avenue du Docteur Jamot, vous prenez à droite, et après vous allez tout droit.
— C’est bien, tu es un bon garçon. Alors je vais te raconter une histoire…