15
Deux téléphones portables étaient posés sur la table de Gabriel Kana. Le fayman en possédait trois et il n’était pas rare qu’il en utilise deux en même temps. Confortablement installé dans son fauteuil, il gérait ainsi ses affaires depuis le bar du Hilton de Yaoundé qui lui servait à la fois de bureau, de cantine et de messagerie. De haute taille et de forte corpulence, toujours impeccablement vêtu, généralement d’un costume de soie ou d’alpaga noir sur lequel tranchait une pochette de couleur vive, chaussé de crocodile, une énorme Rolex en or au poignet, Kana impressionnait ses interlocuteurs. Dans l’échancrure de sa chemise blanche apparaissait une figurine d’ivoire censée écarter les esprits malveillants. Deux cicatrices, l’une sur son crâne chauve et volumineux, l’autre sur sa joue gauche, semblaient indiquer que les aléas de son passé justifiaient la présence de ce grigri, cadeau selon lui d’un sorcier de son village natal. Il passait d’ailleurs auprès de la partie la plus superstitieuse de sa clientèle comme un peu sorcier lui-même, mais il était difficile de savoir s’il portait cet accessoire par conviction ou pour la galerie.
Quand Sanchez entra dans le bar, Kana était occupé à négocier âprement un marché d’une nature inconnue à l’aide de son troisième téléphone. Il s’exprimait dans un dialecte peul du nord du Cameroun. Son expression se fit avenante à l’intention du visiteur. Il continua à parler pendant quelques instants, sachant que le Blanc ne comprenait pas sa langue, puis coupa la communication et posa son appareil à côté des deux autres. D’un geste seigneurial, il invita Sanchez à prendre place en face de lui.
— Bienvenue à Yaoundé. Avez-vous fait bon voyage ?
— Ça peut aller.
La route qui relie Douala à la capitale administrative passe pour une des plus dangereuses du monde. Retardé par les travaux et les innombrables barrages-rackets de vrais et faux policiers, gendarmes et militaires, Sanchez avait mis près de quatre heures et demie pour parcourir les deux cent quarante kilomètres qui séparent les deux villes. Josyane l’avait incité à la prudence : « Cette route fait autant de morts que bien des guerres civiles. »
— J’ai hésité à prendre l’avion, précisa-t-il.
— Vous avez fait le bon choix, assura Kana. Vous savez comment on surnomme ici notre compagnie nationale, Air Cameroun ? « Air peut-être ! »
Sanchez avait déjà entendu maintes fois cette plaisanterie, mais il s’appliqua à sourire.
L’un des portables se mit à vibrer sur la table. Kana éteignit les trois appareils. Ce geste attestait de la considération qu’il accordait à son visiteur, car il avait pour habitude de mener simultanément ses diverses affaires.
— Je vous remercie d’avoir bien voulu me rencontrer aussi vite, je n’ignore pas que votre emploi du temps est chargé, attaqua Sanchez, qui avait été invité par son collègue à ménager l’ego du personnage.
— Eh oui, suis stycmic[25] et les affaires sont difficiles en ce moment, gémit Kana. Mais les amis de Ferdinand N’Gaye et de son père sont mes amis.
Le fayman croisa ses doigts sous son menton et posa un regard bienveillant sur le Blanc. Le regard d’un homme qui vous comprend, souhaite vous venir en aide et lit peut-être au fond de votre âme. Le charisme de Kana expliquait sans doute son succès. Avant de trouver sa voie, il avait vécu des expériences très diverses. Vingt ans plus tôt, il avait connu son heure de gloire comme avant-centre d’un club amateur en marquant un but contre le onze tricolore au cours d’une rencontre amicale. Toute la presse avait publié sa photo à la une et, pendant des années, il avait mimé son but devant des publics enthousiastes. Une mauvaise blessure l’ayant privé d’une carrière professionnelle, il avait tenté de rentabiliser son fait d’armes en créant son propre club, mais s’était fait assez rapidement arnaquer, au point de se retrouver sans un sou en prison, car il avait servi d’homme de paille et de bouc émissaire à plus malin que lui. Depuis ce jour, il avait juré de ne plus faire confiance qu’à un seul homme : lui-même, Gabriel Kana, et de ne plus travailler pour personne d’autre. Ces principes, auxquels il ne dérogeait jamais, oints à une faconde efficace et à un sens de la psychologie acquis au fil d’expériences douloureuses lui avaient permis de s’imposer comme un intermédiaire incontournable dans toutes sortes de milieux. Des hommes d’affaires camerounais et étrangers, aussi bien que des ministres, des hauts fonctionnaires et des gradés de l’armée et de la police faisaient appel à lui pour dénouer des situations délicates, négocier des commissions et des arrangements, parfois même des mariages.
— Prenez votre temps, mon ami, commencez donc par vous désaltérer. Préférez-vous notre bière locale ou les bières européennes ?
Sanchez, qui crevait de soif, après son voyage, opta pour une brune de fabrication belge dont il avala immédiatement une grande rasade.
— Ça va mieux ? demanda aimablement Kana.
Sanchez comprit que le temps des préambules était terminé.
— Ferdinand N’Gaye m’a dit que je pouvais vous parler en toute sincérité…
— Absolument, et il a dû vous dire aussi que je suis un homme discret.
En fait, le fils du ministre, qui ne nourrissait sans doute pas d’illusions excessives sur le fayman, lui avait conseillé de ne fournir à Kana que les informations indispensables.
— Un de mes amis souhaiterait s’installer durablement en France. Il lui faudrait donc un passeport français. De bonne qualité, pas un faux grossier qui le ferait repérer dès son arrivée à Roissy.
— Tss, tss, fit Kana, sur un ton de léger reproche. Je ne vends que des produits de qualité. Votre ami aura un passeport authentique. Pas de problème. Son âge et sa photo devraient suffire.
— Nous aurions pu traiter cela à distance, observa Sanchez.
Kana prit un air malheureux.
— Les moyens de communication, vous savez ce que c’est dans notre malheureux pays, et notre ami commun a dû vous le dire, j’aime traiter d’homme à homme. Internet est très à la mode, mais je reste fidèle à des vieux principes. Quand j’ai un homme en face de moi, je sais si je peux lui faire confiance. C’est un don de Dieu. Vous, les Européens, vous appelleriez ça le feeling. (De la main, il montra les trois portables étalés devant lui puis toucha l’avant-bras nu de Sanchez.) Ces petits appareils sont miraculeux, mais ils ne remplacent pas le contact humain. Toi, mon ami, je sens que je peux te faire confiance. Ça ne t’ennuie pas qu’on se tutoie ?
— Pas du tout, mentit Sanchez à qui cet excès de familiarité déplaisait.
— Bien, très bien. Pour faire des affaires, il ne suffit pas d’avoir des intérêts communs. Il faut que le courant passe, tu me comprends ? Les affaires, ce n’est pas seulement acheter, vendre ou rendre service, c’est quelque chose de plus. C’est comme l’amour.
Sanchez trouva qu’il en faisait beaucoup mais il se contenta de sourire. Il sortit une enveloppe d’un petit sac de toile et la posa devant Kana, à côté des portables.
— Voici un jeu de photos. Il a quarante-quatre ans, comme moi. Vous pourrez lui choisir un nom…
Kana balança sa grosse tête chauve.
— Comme tu vas vite ! Nous n’avons pas encore parlé. Ton ami est recherché ?
Cette question embarrassa Sanchez, qui hésita quelques secondes.
— Eh bien…
Le sourire de Kana s’élargit.
— Ce sont des choses qui arrivent. Quand les gens veulent changer de nom, c’est en général parce qu’ils ont des problèmes avec la justice, ou des dettes…
Le malaise de Sanchez s’accentua. Kana n’était sans doute pas sorcier, mais il avait un sixième sens.
— Oui, cela arrive, mais en principe mon ami n’est recherché ni en France ni au Cameroun. Il lui faut un nom d’emprunt à cause de sa famille.
— Je vois. Peut-être qu’il veut refaire sa vie sans être embêté par une régulière. Ou peut-être qu’il est recherché et qu’il ne te l’a pas dit. Les gens ne disent pas tout. Ils dissimulent beaucoup de choses, j’en ai souvent fait l’expérience. Notre police n’est pas très performante. Cela marchait mieux sous le président Ahidjo. Mais la police française est beaucoup plus efficace et, si ton ami se faisait prendre, elle pourrait chercher qui lui a procuré un aussi beau passeport. Cela m’ennuierait. La situation de ton ami est un peu différente de celle d’un Africain qui veut immigrer pour trouver un job en France et nourrir sa famille…
Sanchez, qui avait acquis une certaine expérience des négociations, estima que ce préambule visait à vendre le passeport plus cher. Il savait que, de toute manière, le tarif réservé à un Français serait élevé et s’en était fait une raison. Mais il n’ignorait pas non plus que les personnages comme Kana n’apprécient pas les négociations trop faciles.
— Ça me semble le cas de mon ami, protesta-t-il, pour jouer le jeu.
— Pourtant tu viens de me dire qu’il voulait rompre avec sa famille…
— Rompre ? Je ne crois pas. Je pense plutôt qu’il ne veut pas que sa famille ait des ennuis à cause de lui. Mais, à vrai dire, je ne sais pas tout et je ne lui ai pas posé beaucoup de questions…
— Et tu as eu raison, assura Kana en agitant son index à la manière d’un instituteur. On ne pose pas de questions indiscrètes à un ami. On lui fait confiance. C’est tout à ton honneur. Moi, en revanche, je dois protéger certaines personnes qui me rendent des services.
— C’est bien compréhensible.
— Ces personnes ont besoin d’être sécurisées et motivées. Et bien entendu, plus les risques sont grands, plus la motivation doit être importante. C’est pourquoi je suis obligé, moi, d’être un peu plus indiscret.
Nous y voilà, songea Sanchez.
— Et cette motivation…
Kana toucha de nouveau le bras de Sanchez.
— D’abord, tu dois savoir que, pour un ami de Ferdinand N’Gaye, je ne facture que les frais, je ne prends pas de commission. Mais, comme tu t’en doutes, ce n’est pas moi qui établis les passeports. Mon sous-traitant est shap[26] et son bombo[27], celui qui met les tampons, le taxe aussi. Donc les frais sont élevés.
Sanchez accueillit ce discours en hochant la tête.
— Je comprends parfaitement. C’est la règle du jeu. Mais je suis certain qu’un homme aussi influent que toi saura les convaincre de se montrer raisonnables. À combien estimes-tu ces frais ?
— Je dirais trois millions CFA.
C’était de toute évidence un tarif spécial Français expatrié. Sanchez avait entendu dire qu’un jeu complet de faux papiers, permis de séjour, carte de sécurité sociale française et certificat de travail compris, se vendait trois fois moins cher. Il était prêt à dépenser cette somme pour voir Assamoa quitter son appartement et avait hâte d’en finir, mais il aurait été inconvenant d’accepter de payer aussi cher sans marchander.
— Malgré l’amitié que je porte à cette personne, c’est au-dessus de mes moyens.
Une expression de tristesse infinie passa sur le visage de Kana.
— J’ai pourtant entendu dire que les salaires de Nova Telecom sont confortables. On m’a sans doute mal informé.
— J’ai moi-même beaucoup de frais en ce moment. Mon ex-femme a réussi à me soutirer une pension alimentaire extravagante.
Kana leva les yeux au ciel.
— Ah, les femmes ! Chez nous, c’est plus simple. On prend une deuxième régulière et la première sait qu’elle a intérêt à assurer. Mais elles sont coriaces tout de même. J’ai cru comprendre que tu as aussi une petite ici. Elles sont très gourmandes avec les Français.
Ou bien Ferdinand avait été trop bavard, ou bien Kana s’était renseigné. Ce qui lui donnait un certain avantage.
— Oui, j’ai quelqu’un ici, confirma Sanchez sur un ton qu’il s’efforça de rendre indifférent. Mais mes problèmes financiers viennent de mon ex.
Le sourire de Kana s’épanouit, découvrant des dents bien plantées et en bon état.
— Et encore, tu n’en as qu’une ! Je connais des gens qui en ont trois. C’est d’ailleurs mon cas. Mais je comprends tes problèmes. Le malheur, c’est que je ne peux pas raconter tout ça à mes partenaires, car, comme je te l’ai dit, je suis un homme discret. Dans ce genre de business, le fabricant ne doit jamais rencontrer l’acheteur. C’est mieux pour tout le monde.
— Tes partenaires ne peuvent donc pas savoir qu’ils travaillent pour l’ami d’un Français qui a une bonne situation, remarqua Sanchez.
À l’expression de Kana, il eut le sentiment d’avoir marqué un point.
— Non, ils ne peuvent pas le savoir, mais ils peuvent découvrir que ton ami est recherché. Mes partenaires sont des gens bien placés. Mais je comprends tes difficultés. Encore une fois, pour mon ami N’Gaye, je vais faire un gros effort. Je te propose deux millions, même si je dois payer la différence de ma propre poche.
— Tes associés pourraient-ils descendre jusqu’à un million et demi ? Ça me permettrait de me retourner, plaida Sanchez, pour la forme.
Ils transigèrent à un million sept. Pour sceller cet accord, Kana lui flanqua une claque dans le dos.
— Toi aussi, tu es shap ! Surtout pour un Français. Bon, pour un prix pareil, je compte sur une petite prime. Mes communications me coûtent un argent fou. Et pour toi, un abonnement de plus ou de moins, qu’est-ce que c’est ?
Il était rare qu’on ne lui présente pas cette requête. Les gens s’imaginaient qu’il pouvait distribuer des abonnements à sa guise et il était impossible de les détromper.
— Je vais voir ce que je peux faire.
— Pour le document, il faut régler d’avance. C’est l’usage. Le Français pianota sur la calculette de son téléphone portable, sous l’œil intéressé de Kana.
— Si je vous règle en euros, ça vous pose un problème ?
— No problem, mon ami…
— Je reviens tout de suite.
Sanchez se rendit aux toilettes où il prit une enveloppe contenant des billets de cinq cents et de cent euros qu’il avait dissimulée dans une poche cousue à l’intérieur de son pantalon au cas où il aurait été fouillé lors de ses arrêts aux différents barrages. En principe, les vrais militaires et policiers se contentaient d’un droit de passage de l’ordre de mille francs CFA, pour ne pas tuer la poule aux œufs d’or, mais on ne sait jamais sur qui on peut tomber. Il compta l’équivalent d’un million sept cent mille francs CFA qu’il glissa dans une enveloppe vide préparée à cet effet et alla remettre cet acompte à Kana. Le fayman la glissa dans sa poche sans vérifier son contenu.
— Si tout va bien, nous pourrons avoir le passeport ce soir même, demain matin au plus tard. Je ne peux pas faire plus vite. Ça ne change rien pour toi, car je te déconseille de faire la route de nuit. Dès que j’ai le document en main, je t’appelle sur ton portable. Ça te va ?
Prévoyant de passer la nuit à Yaoundé, Sanchez avait prévenu Josyane et sa secrétaire de son absence.
— Pas de problème.
— J’aurais aimé te servir de guide dans notre capitale, mais mes affaires ne me le permettent pas. J’espère que tu ne me tiendras pas rigueur de ce manque d’hospitalité.
Le langage de Kana était un curieux mélange de camfranglais[28] et de français classique étudié sur les bancs de l’école primaire.
— Je comprends parfaitement.
— En revanche, je peux t’indiquer des établissements sympathiques où tu pourras faire des rencontres intéressantes, et même te faire envoyer une petite.
Maintenant que l’affaire était réglée, Sanchez avait surtout envie de prendre une douche et de s’allonger.
— C’est très gentil de ta part, mais ce ne sera pas nécessaire. Je connais déjà un peu Yaoundé.
Les deux hommes se serrèrent énergiquement la main. Kana avait de la poigne. À cette occasion Sanchez remarqua derrière la grosse Rolex une chaînette en or où se balançait une autre figurine.
Deux talismans valent mieux qu’un.
Josyane passa ses bras autour du cou de Ferdinand N’Gaye et se pressa contre lui.
— C’est géant. Romain est parti pour Yaoundé. On va pouvoir sekeler[29] toute la nuit.
Le jeune homme l’embrassa dans le cou, plus délicatement que passionnément, puis s’écarta d’elle.
— Ce ne serait pas raisonnable que tu restes toute la nuit. Le Bosniaque s’en apercevrait et il le raconterait à Romain, ce qui m’ennuierait beaucoup.
— Nous n’avons jamais eu une nuit entière pour nous ! Alors pour toi, je suis tout juste bonne à fica. Tu me torpilles et tu me jettes !
Ils s’étaient retrouvés dans l’appartement que possédait le fils du ministre dans le quartier de la poste. Il était assez rare que Josyane vienne y rejoindre son amant. En général, c’était Ferdinand qui lui rendait visite chez elle pendant les heures de travail de son collègue. Un ordre impeccable régnait dans le deux-pièces, fruit de l’intervention quotidienne d’une femme de ménage zélée. La décoration était impersonnelle. N’Gaye, qui l’utilisait comme garçonnière, l’avait acheté meublé et n’avait rien changé, si ce n’est l’ajout de quelques photos de paysages sous verre, dont une vue de Paris où il avait fait ses études. Le fils du ministre partageait ses nuits entre cet appartement, l’opulente villa de son père et une résidence secondaire construite au bord de l’Atlantique, à Kribi, à deux cents kilomètres de Douala. Sa famille possédait aussi deux appartements à Paris, dont un avenue Foch, mais il s’agissait de placements. Ferdinand N’Gaye n’y avait jamais mis les pieds. Quand il résidait dans la capitale française, il descendait à l’hôtel.
— Mais non, ndolo[30], assura-t-il avec l’accent de la sincérité, tu sais très bien ce que tu représentes pour moi, mais c’est avec Romain que tu as décidé de faire ta vie. Et quand il rentrera en France, il t’emmènera avec lui. C’est ton choix. Je le comprends très bien.
— Tu ne m’as jamais proposé autre chose.
— Tu ne ferais pas une bonne affaire en te mariant avec moi. Nous avons un point commun : nous ne sommes pas fidèles. Et puis, si je t’épousais, ce ne serait certainement pas au régime de la monogamie. J’aurai au moins douze épouses.
— Rien que ça ! Tu ne pourras pas toutes les satisfaire.
— Si elles sont toutes aussi insatiables que toi, ça sera difficile, mais je ferai un effort.
— Tu es un affreux macho Ferdinand. C’est pour ça que je vais aller vivre en France. Mais en attendant, montre-moi donc de quoi tu es capable. Commence par me manger.
Elle s’assit sur une table et retroussa sa jupe.
Après avoir fait l’amour, ils se servirent des verres de whisky et s’affalèrent sur un canapé.
— Tu vas me manquer quand je vivrai à Paris.
— Penses-tu ! Tu te trouveras un autre chaud vite fait bien fait. Ce n’est pas ça qui manque en France.
— Non, je crois que je resterai fidèle à Romain et que je lui ferai des enfants. Deux beaux petits métis, un garçon et une fille.
— Il en a déjà deux à nourrir. Ça va diminuer votre train de vie.
— Romain gagne bien.
— Oui, mais en France c’est beaucoup plus cher qu’ici. Tu n’imagines même pas. Enfin je ne dis pas ça pour te décourager. Je vous souhaite beaucoup de bonheur à tous les deux.
Josyane changea de position pour s’allonger, en plaçant sa tête sur les cuisses de son amant et ses jambes sur l’accoudoir du canapé. Ferdinand lui caressa distraitement le visage, puis la poitrine.
— Je ne veux pas te chasser, mon chou, mais il est préférable que tu ne rentres pas trop tard.
— Je raconterai à Romain que j’avais une réunion.
— Les réunions de bibliothécaires ne se terminent pas à une heure du matin…
— J’en ai vraiment ma claque de ce foutu Bosniaque. Vivement qu’il se tire !
— Ça ne devrait plus tarder : Romain va revenir de Yaoundé avec son passeport. Ce gars vous a expliqué pourquoi il a été en prison ?
— Je sais qu’il a été condamné pour avoir débiné Chantal dans sa feuille de chou. Tu étais au courant ?
— Tu penses bien que je me suis renseigné. C’est une affaire délicate. Si les mange-mille le hap[31] et qu’ils remontent jusqu’à moi, la situation sera gênante pour mon père. Imagine : le fils du ministre N’Gaye aide un ennemi de la femme du président. Le vieux ne serait pas content du tout. Comme tout le monde, il rigole des histoires de Chantal – il en connaît même de très bonnes mais il ne les raconte que quand le président et ses oreilles ont le dos tourné.
— Alors pourquoi aides-tu un individu qui peut te causer du tort ?
— Je me suis engagé auprès de Romain. Les chances sont tout de même faibles qu’il se fasse prendre, et plus faibles encore qu’on me mette dans le coup. Je n’ai pas traité directement l’affaire. J’ai fait appel à un fayman qui est en cheville avec des fonctionnaires de l’ambassade. Et les flics sont en général très paresseux.
— Sauf si un de leurs chefs veut compromettre quelqu’un, ton vieux par exemple. Tu crois que Romain risque gros ?
— Au pire, l’expulsion.
— Ton père ne pourrait pas arranger ça ?
— Dans sa situation, se serait difficile. Se fâcher avec la femme du président, c’est se fâcher avec le président.
— Et moi, qu’est-ce que je risque ?
— La prison, pour complicité.
— Tu parles sérieusement ?
— On va en prison pour moins que ça… Tu pourras toujours dire que tu n’étais au courant de rien. Mais s’ils ont besoin d’un coupable pour faire plaisir à notre grande dame, ils préféreront te condamner toi que de créer un incident diplomatique en mettant en taule un cadre d’une grosse boîte française.
La jeune femme se redressa en prenant appui sur un coude pour dévisager son amant.
— Et toi, salaud, tu les laisserais me jeter au trou ?
— Je ferais le maximum pour t’en sortir. Mais tu sais comment ça marche, il faudrait que mon père donne quelque chose en échange. Ça ne lui plairait pas.
Et le gombo ? On ne peut pas acheter les flics et les juges ?
— Pour une affaire qui concerne la première dame du pays, c’est difficile.
D’un coup de rein, Josyane se releva. Elle entreprit de se rhabiller.
— Quelle idée a eu Romain de loger ce minable chez nous !
— C’est à lui qu’il faut poser la question. Il faut croire que l’amitié compte pour lui. Ça prouve que c’est un type bien. Il n’y en a pas tellement de nos jours, surtout parmi les expats qui ne songent qu’à faire du fric sur notre dos. Tu as la chance d’avoir composé[32] un type bien…
— J’en préférerais un plus malin !
— S’il était très malin, il ne serait peut-être pas avec toi, ndolo…
— Espèce de coyote !
Elle lui lança un coussin qu’il attrapa au vol.
— Tu me plais quand tu te mets en colère.
Cette fois Josyane ne répliqua pas. Elle prit son sac à main et sortit en claquant la porte.
Dans la rue, elle héla un opep en maraude, négocia âprement le prix de la course et se fit conduire à Bonapriso.
— Tu es dure en affaires, petite madame, pour une chick qui habite un quartier aussi classe ! observa le chauffeur du taxi clandestin en lui rendant sa monnaie.
La discussion avec Ferdinand l’avait mise de mauvaise humeur. Elle ne rendit pas son salut à la fillette du gardien quand elle lui ouvrit le portail après avoir vérifié à travers le judas qu’elle avait affaire à une résidente de l’immeuble. Les fenêtres du salon étaient éclairées. Le Bosniaque n’était donc pas couché. Cette constatation accrut son irritation.
Assamoa regardait la télévision, il se leva à son entrée.
— Ta réunion s’est bien passée ? demanda-t-il aimablement.
— C’est quoi, ces insinuations ? De quoi je me mêle ?
Assamoa n’insista pas. Josyane fonça dans la salle de bains et en revint une dizaine de minutes plus tard, enveloppée dans un peignoir blanc. Elle pointa son doigt sur son hôte.
— Je te préviens, si tu vas raconter des salades sur moi à Romain, ça va chauffer pour ton matricule, mon bombo !
— Je ne vois pas pourquoi tu te fâches comme ça.
— Ne joue pas les saintes-nitouches, en plus !
À son air ébahi, elle comprit qu’elle avait sans doute commis une erreur en se conduisant comme si elle avait été prise en faute. Assamoa éteignit le téléviseur, à regret car l’émission consacrée aux ressortissants chinois l’intéressait, et se replia dans un coin de la bibliothèque. Josyane alla se servir une bière dans la cuisine, puis se décida à aller se coucher.