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La tour Aidgil, un parallélépipède de verre et d’acier de trente étages, ne se distinguait guère des autres gratte-ciel de la Défense, si ce n’est par le sigle du géant de l’industrie pharmaceutique qui scintillait nuit et jour en lettres de feu au sommet de ses quatre façades. Au trentième niveau de ce gratte-ciel, un homme semblait absorbé par la vue que lui offrait une immense baie panoramique. À ses pieds, la dalle de béton, le toit triangulaire du CNIT et l’entrelacs de rubans des échangeurs composaient une sorte de tableau abstrait aux formes géométriques où se déclinaient tous les niveaux de gris. Ce spectacle impressionnait toujours les visiteurs, pourtant Jean-Noël Frémieux, perdu dans ses pensées, n’y prêtait plus la moindre attention.
Le PDG des laboratoires Aidgil était un homme grand et corpulent qui avait tout juste franchi la cinquantaine. Sa présence physique et son charisme faisaient de lui un meneur respecté par les actionnaires comme par le staff qui l’entourait, mais son assurance qui frôlait bien souvent l’arrogance ne lui attirait pas la sympathie de ses collaborateurs. Quant à l’immense majorité des salariés qui trimaient dans les bureaux et usines du groupe, ils ne connaissaient Frémieux que par la photo placée à côté de l’éditorial mensuel qu’il signait dans le magazine interne de l’entreprise.
Le PDG se retourna, d’un bloc.
— Que disiez-vous, Solange ?
Habituée aux absences de son patron, la directrice de la communication reprit posément son exposé.
— Nous devrions avoir le ministre de la Santé et la Fondation Bill Gates pour le lancement du Virsac. L’idéal serait d’avoir Gates himself, j’ai mis une équipe sur le coup, mais rien n’est certain pour le moment. Ce serait bien que vous lui passiez un coup de fil quand nous aurons préparé le terrain. Nous allons faire ça au Concorde Lafayette, ce n’est pas loin et c’est plus pratique qu’au siège. Le matériel devrait être livré la semaine prochaine. Nous avons mis la pression sur l’imprimeur. En ce qui concerne le plan média, j’ai quelques modifications à vous proposer.
— Je vous fais entièrement confiance, Solange. Faites comme vous l’entendez.
À trente-six ans, Solange Tribois occupait une place enviable. Elle dirigeait un service d’une vingtaine de personnes et gérait un budget de plusieurs milliards d’euros. Son nom figurait dans l’organigramme du géant de l’industrie pharmaceutique au même niveau que celui du directeur de la recherche et du développement, dont le budget n’atteignait pas la moitié de celui de la promotion. C’était donc une personne importante, et qui le savait. Une des rares que le grand patron recevait presque toujours sur-le-champ. Elle devait ce poste à ses relations familiales, mais aussi à son ambition farouche, sa capacité de travail et son sens de l’opportunité. La presse, où elle avait fait ses débuts, la courtisait. Elle conservait des relations personnelles avec de très nombreux journalistes.
— Ah, j’oubliais, les Camerounais seront là eux aussi. Le secrétariat du ministre de la Santé Hayatou nous a envoyé un mail de confirmation. La Fondation de solidarité pour les enfants victimes du sida et la Fondation de solidarité africaine enverront leurs présidents.
— Ça fait beaucoup de fondations… Mais abondance de biens ne nuit pas. Autre chose ?
— Il y a le séminaire de Trinidad, mais nous avons encore du temps devant nous. Ce serait bien que vous puissiez y participer personnellement, ou au moins y faire une apparition.
— Nous verrons, je ne vous promets rien.
— J’ai appris que notre équipe avait eu quelques problèmes au Cameroun…
— Rien d’important. C’est une question que nous allons régler.
Le ton de Frémieux indiquait qu’il ne souhaitait pas s’engager davantage sur ce terrain. Solange Tribois se retira sans insister.
Une secrétaire introduisit alors un homme chauve et de petite taille, aux allures de technocrate avec son strict costume gris foncé et ses lunettes à monture métallique. Frémieux l’invita à s’installer dans un salon séparé du bureau par une paroi coulissante.
Ils échangèrent quelques formules de politesse, puis la secrétaire revint leur servir des cafés.
— Vous êtes certain que cette pièce est sûre ? demanda l’homme en gris après le départ de la jeune femme.
— Je la fais régulièrement vérifier par des spécialistes, on n’a jamais rien trouvé. Deux de vos collaborateurs l’ont d’ailleurs inspectée récemment.
Vingt ans passés à la DGSE avaient fait naître chez le visiteur une prudence proche de la paranoïa.
— Très bien, mais je préférerais tout de même que cet entretien se poursuive ailleurs.
Cette exigence sembla contrarier Frémieux.
— C’est une perte de temps, mais si vous y tenez…
— J’insiste en effet. Ce ne sera pas très long.
Le PDG annonça qu’il s’absentait. Les deux hommes se retrouvèrent au Globe Trotter, en face de l’Arche. Frémieux, qui n’avait pas l’habitude de fréquenter ce type d’établissements, parut surpris par la clientèle jeune et bruyante et le décor exotique.
— Je ne trouve pas cet endroit très discret, mais puisque nous devons parler du Cameroun, on peut dire que le cadre convient parfaitement…
— Croyez-en mon expérience. Un lieu public très fréquenté est beaucoup plus sûr qu’un bureau. Vous remarquerez qu’il n’y a aucun endroit, en face de nous, d’où on pourrait enregistrer notre conversation avec un micro directionnel. Et si on nous avais suivis, je l’aurais remarqué. J’ai l’œil.
— Je veux bien vous croire.
— Bon, les Camerounais ont merdé, ça ne fait pas de doute. Pour le moment, la fuite n’a pas été colmatée.
— Hayatou m’avait pourtant promis que tout serait réglé. Il nous a déjà coûté assez cher.
— Pas de noms, s’il vous plaît.
— Mais vous venez de me dire…
— C’est un principe. Bon, nous avons pour le moment peu d’informations sur ce journaliste. Ce dont nous sommes certains, c’est que ce n’est pas un type souple. Sinon, il aurait évidemment été beaucoup plus simple de le motiver.
— De le motiver ?
L’homme en gris se fendit pour la première fois d’un sourire.
— C’est l’expression qu’on emploie là-bas. On peut dire que vous avez motivé le ministre…
— Ah…
— Chez eux, c’est un sport national. De toute façon, nous ne l’avons pas sous la main pour lui faire une offre. Pour le moment, il est dans la nature. Mais j’ai envoyé sur place un homme sûr. Il connaît bien le pays, il y a travaillé et a conservé toutes sortes de relations.
— Vous pouvez me garantir…
— On ne peut jamais garantir quoi que ce soit à cent pour cent dans ce genre de situation. La seule chose que je peux vous garantir, c’est que nous avons fait appel au meilleur élément dont nous disposons. Je connais le marché. Personne ne sera en mesure de vous proposer mieux. Après, il y a évidemment le facteur chance.
Frémieux savait qu’il n’avait guère le choix, pourtant il ne parvenait pas à dissimuler son inquiétude. Jusqu’à ce jour, il n’avait confié à l’homme en gris que des missions classiques : soudoyer ou intimider des syndicalistes, démasquer des cadres et des chercheurs qui vendaient des informations à la concurrence, établir des dossiers précis sur tous ceux qui occupaient des postes clefs au sein d’Aidgil et sur leurs alter ego des autres entreprises pharmaceutiques, en débaucher certains. Il n’ignorait rien par exemple de la vie sexuelle de sa directrice de la communication, laquelle préférait la compagnie des femmes à celle des hommes.
— Et sur le plan de la discrétion ?
— Là, en revanche, je suis formel.
— Les informations circulent vite. Des rumeurs courent déjà au sein de l’entreprise. Ma directrice de la communication a fait une allusion à cette histoire, ce matin même. Elle sortait de mon bureau quand vous êtes arrivé.
L’homme en gris ôta ses lunettes, les essuya, les remit en place.
— Vous devez comprendre, monsieur Frémieux, que vos collaborateurs, je parle de ceux qui travaillent sur place, ceux qui vous ont alerté, ont probablement évoqué cette affaire auprès de certains de leurs collègues ou de leur famille, à l’occasion de voyages… C’est inévitable. Le secret absolu n’existe pas, même dans les entreprises dédiées à la défense dont les employés signent des engagements très stricts. Mais, tant qu’il n’y a pas d’éléments précis, pas de preuves, pas de gens disposés à témoigner publiquement, ça reste des rumeurs et ça n’a strictement aucune importance. D’après ce que j’ai compris, ce type aurait justement réuni des éléments… disons gênants pour votre maison. Ce qui est regrettable, c’est qu’on ait mis si longtemps à remarquer ses agissements. Dans ce genre de pays, les établissements de cette catégorie sont à la fois très durs et très laxistes. C’est très différent de chez nous. Mais il est clair que vos collaborateurs ont manifesté une certaine inconscience. Loin de la métropole, on se croit au bout du monde, on se lâche. Ce sont des comportements fréquents. Vous auriez dû mieux les briefer au départ. Maintenant nous allons faire le maximum pour réparer les dégâts. Mais, comme je viens de vous le dire, il y a toujours le facteur chance.
Frémieux écouta un instant ce laïus sans manifester son irritation grandissante, puis leva une main autoritaire.
— Débrouillez-vous pour réussir.