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Il pleuvait et la nuit tombait. L’eau ruisselait sur la limousine. Frémieux fit descendre la vitre. Il distingua des masques blancs, des pancartes, des formes blanches allongées sur le trottoir les bras en croix, des flaques rouges, des costauds en blazer bleu marine au coude à coude devant les portes vitrées du Concorde Lafayette et la masse compacte des CRS en tenue anti-émeute à l’angle de la place et du boulevard.
— Que se passe-t-il ?
— Act Up fait son cirque, monsieur le président, répondit l’homme assis à côté du PDG d’Aidgil. Il est préférable de faire le tour. On pourrait vous reconnaître.
— Très bien, faites le tour, commanda Frémieux au chauffeur.
— Nous allons entrer par les parkings, monsieur le président, ainsi vous ne risquerez pas d’être importuné. Je vais prévenir la sécurité pour qu’on vienne nous chercher.
— N’exagérons rien, s’il vous plaît.
— Comme vous voudrez, monsieur le président.
La lourde Audi noire contourna donc le Palais des congrès pour s’engouffrer dans les sous-sols du complexe. Le chauffeur s’orienta sans difficulté dans ce dédale et rangea la voiture au niveau réservé aux invités de marque.
— Je préfère vous accompagner, monsieur le président, c’est plus prudent.
Frémieux traversa donc le parking, flanqué de son assistant. Quelques pas derrière eux, son chauffeur-garde du corps fermait la marche, scrutant les véhicules alignés, prêt à dégainer son arme.
— Ces précautions m’irritent au plus haut point, glissa le PDG à son secrétaire.
— C’est préférable, monsieur le président. Nous avons tout de même reçu des menaces de mort.
Les trois hommes atteignirent néanmoins sans encombre les ascenseurs. Le secrétaire appuya sur le bouton du trente-troisième étage et la cabine s’élança en silence. Frémieux se dévisagea brièvement dans la glace, se trouva mauvaise mine, rectifia son nœud de cravate et roda son sourire, à la manière d’un présentateur de télévision qui s’apprête à passer en direct.
Sur le palier, deux cerbères en bleu marine surveillaient les accès des salons. Le secrétaire renvoya le chauffeur.
— Merci, Gilles. Vous pouvez aller manger quelque chose ou faire un tour. Nous en avons pour un moment.
Il exhiba son badge.
— Nous accompagnons le président Frémieux. À l’entrée du salon panoramique, Solange Tribois, très élégante dans son tailleur gris, se précipita vers eux.
— Vous avez une seconde, monsieur le président ?
— Faites vite, Solange, il faut que je salue nos invités.
— Les nouvelles ne sont pas très bonnes. Le représentant de la Fondation Bill Gates et le ministre se sont décommandés.
Le sourire de Frémieux s’effaça.
— De quel ministre parlez-vous ?
— Du nôtre… Mais le ministre Hayatou ne viendra pas non plus.
— Ah, celui-là… Quoi d’autre ?
— Le papier du Canard enchaîné a fait des dégâts. Il a été cité ce matin par France info et RFI. Nous allons mettre en place une communication de crise. Je vous la soumettrai. Nous avons décommandé la presse, mais il y a tout de même quelques journalistes. Le filtrage n’a pas été très efficace.
— Comment cela ?
— Les cartons étaient déjà partis. Nous leur avons laissé des messages et envoyé des mails en urgence, mais tous ne les ont pas reçus et c’est une situation délicate. On ne peut pas flanquer dehors ceux qui ont réussi à passer…
— Ils sont nombreux ?
— Nous en avons compté cinq, dont trois de la presse médicale spécialisée qui nous soutiendront. Personne ne connaît les deux autres.
— Bon, demandez à vos filles de les occuper, donnez-leur des brochures, invitez-les à notre séminaire de Trinidad, faites-en ce que vous voulez, je ne réponds à aucune question aujourd’hui. Et n’en laissez pas rentrer d’autres !
— Je vais m’en occuper personnellement, monsieur le président.
Le responsable de la sécurité, qui guettait l’arrivée de Frémieux, s’approcha à son tour.
— Vous avez vu ce souk, dehors, monsieur le président ?
— Difficile de ne pas le voir.
— Je suis en contact direct avec le sous-préfet. Nous n’avons qu’un coup de fil à passer pour faire embarquer cette racaille.
— Non, s’il vous plaît, évitons une intervention de ce genre. Ça leur ferait de la publicité, c’est ce qu’ils cherchent. Laissons-les faire leur numéro.
Frémieux prit sa respiration, afficha un sourire figé et entra dans la fosse aux lions, toujours flanqué de son secrétaire. Son entrée ne fut pas aussi discrète qu’il l’aurait souhaité. Plusieurs cadres d’Aidgil l’applaudirent. Une partie des invités les imita, mais l’enthousiasme n’y était pas. De la main, le PDG fit un petit geste qui pouvait à la fois être compris comme un salut amical et comme l’ordre d’arrêter les frais. Les applaudissements cessèrent. Frémieux serra des mains. Un jeune Noir en costume clair s’avança vers lui, le sourire aux lèvres.
— Notre ministre est absolument désolé de n’avoir pu honorer cette invitation, monsieur le président. Mais je le représente et je tiens à vous transmettre ses félicitations et ses vœux de réussite les plus chaleureux.
Frémieux, qui était plus grand que le représentant du ministre, se pencha et lui chuchota à l’oreille.
— C’est ça, transmettez, mon ami. Pour ce prix-là, le ministre peut nous féliciter, croyez-moi. Mais moi, je ne le félicite pas. Il a tout flanqué par terre avec ses conneries. Vous pourrez le lui dire de ma part.
Le jeune homme, un des innombrables neveux de Dieudonné Hayatou, qui faisait ses premiers pas dans la diplomatie, affecta de n’avoir pas compris la signification de ces propos et continua de sourire, imperturbable.
— Merci, monsieur le président. Je n’y manquerai pas, dit-il à haute voix.
Frémieux s’écarta du Camerounais.
— Il ne manquait plus qu’ils nous envoient ce crétin, glissa-t-il à son secrétaire qui fit mine d’opiner, vaguement gêné par cette passe d’armes.
Divers collaborateurs, clients et partenaires de Frémieux vinrent le saluer avec empressement. Des médecins dont Aidgil finançait les recherches, des patrons de labos sous-traitants, des maires, des élus locaux dont l’entreprise subventionnait les œuvres sociales ou sponsorisait les manifestations sportives. Aucun représentant de l’avenue de Ségur[61]. Chacun s’appliquait avec son style propre et plus ou moins de succès à dissimuler son malaise. Mais Frémieux n’était pas dupe. Il était rompu à deviner les arrière-pensées et sentir un climat. Enfin, le moment redouté arriva : un journaliste tenta de lui mettre le grappin dessus. C’était un jeune, pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans, le stagiaire de corvée peut-être. L’œil brillant, combatif, et visiblement flatté d’affronter le grand fauve devant tout ce public, il se présenta, très vite, et attaqua aussitôt, devinant sans doute que l’entretien ne se prolongerait pas.
— Une réaction à l’article du Canard enchaîné, monsieur le président ?
Frémieux le toisa, la lippe hautaine.
— No comment.
— Tout de même, ce sont de graves accusations…
— No comment, cher monsieur. C’est une question que va examiner notre service juridique. En France, la diffamation tombe sous le coup de la loi.
Le journaliste tenta d’insister, mais Frémieux tourna brusquement les talons. Solange Tribois, qui avait observé la scène, déploya alors tout son charme, prit le jeune homme par le bras et s’efforça de l’entraîner vers le buffet.
— Ce n’est vraiment pas le jour. Le président est à cran. Mais une autre fois, il répondra très volontiers à vos questions.
Après avoir jeté un coup d’œil sur les deux cerbères qui venaient de se matérialiser entre Frémieux et lui, le journaliste se résigna à suivre la directrice de la communication. Ils se firent servir du champagne et allèrent s’asseoir devant l’immense baie panoramique. La vue était impressionnante. Le jeune homme s’absorba un instant dans la contemplation de l’Ouest parisien, but une lampée de champagne puis repartit à l’assaut.
— Et vous-même, sincèrement, qu’en pensez-vous ?
— Notre position de leader nous expose à ce genre d’attaque. Avec le lancement du Virsac, nous prenons encore une longueur d’avance. Nous sommes sur un marché très concurrentiel. Notre maison a toujours observé une déontologie rigoureuse. Je crois d’ailleurs vous avoir adressé notre charte et je vous suggère de la lire attentivement. Mais tous nos concurrents n’ont pas les mêmes principes. Pour certains, tous les coups sont bons.
— D’accord, votre job consiste à vendre l’image d’Aidgil, je peux comprendre. Mais tout de même, en tant qu’être humain, en tant que femme, ces expériences sur des Africaines…
Le gracieux visage de la communicante se figea un instant, puis son sourire revint, plus froid.
Seule la bouche souriait, le regard bleu acier était glacial.
— Mon cher David, vous me permettez de vous appeler par votre prénom ? Votre indignation est fort sympathique, mais je vous signale que votre magazine fait partie des supports que nous avons sélectionnés dans le cadre de notre plan média 2008. C’est un beau budget. Je déteste mélanger les genres, mais je doute que Ludovic Magnan, votre directeur de rédaction, soit prêt à prendre ces calomnies au sérieux et à se lancer dans une campagne de dénigrement des laboratoires Aidgil. Donc, de vous à moi, vous perdez votre temps.
Le jeune homme accusa le coup.
— Il y a des centaines de médias sur la place de Paris, dit-il pour faire bonne figure.
— Oui, mais c’est celui de Magnan qui vous paie.
Solange Tribois réalisa aussitôt que cette sortie blessante était de trop.
— Bon, mais je ne veux pas vous faire un procès d’intention. Je suis certaine que vous changerez d’avis quand vous connaîtrez mieux notre maison. Pourquoi ne participeriez-vous pas à notre séminaire de Trinidad ? Ce serait une occasion formidable pour découvrir la personnalité de notre président. Vous auriez tout le temps de bavarder…
Le jeune journaliste, qui avait lui aussi compris que cet affrontement ne menait à rien et que la communicante ne se départirait pas de sa langue de bois, lui rendit son sourire.
— Pourquoi pas ? Mais d’ici là…
Il laissa sa phrase en suspens, se leva et s’éloigna, sa flûte de champagne à la main.
La jeune femme fonça vers le responsable de la sécurité.
— Faites-moi surveiller ce petit con, qu’il ne recommence pas à emmerder le président.
Précaution inutile, le journaliste alla siroter un autre verre, se goinfra de petits-fours, puis se dirigea vers la sortie sans attendre l’allocution de présentation du Virsac. Il traversa le vestibule d’un bon pas, sous les regards circonspects des blazers bleu marine. Dans l’ascenseur, il se retrouva en compagnie d’un confrère bedonnant qui avait probablement le double de son âge.
— Alors, tu fais des misères à Frémieux, d’après ce que m’a dit Solange.
— Solange, c’est la blonde en tailleur gris ?
— On ne peut rien te cacher. Mignonne, hein ?
— Si on aime ce type de femme…
— De toute façon, elle est gouine, sinon je me la ferais bien. Tu es venu avec les gens d’Act Up ?
— Non, pourquoi ?
— À la façon dont tu as attaqué Frémieux bille en tête, du moins d’après Solange, on pourrait le croire. Non, je te charrie. Mais ça ne sert à rien de les braquer. Ils ne vont pas te répondre.
— Et vous, vous en pensez quoi ?
— Ça va faire des vagues pendant quelque temps, Frémieux se fera peut-être remonter les bretelles par ses actionnaires, mais c’est un surdoué, il s’en sortira. Ensuite, ça va se tasser. Si c’était une histoire du genre de l’amiante ou du sang contaminé, avec des centaines de milliers de victimes bien de chez nous, ça ne serait pas la même chose. Mais des putes camerounaises, ça intéresse qui ?
Le jeune homme ne répliqua pas et demeura silencieux jusqu’à ce qu’ils se séparent au rez-de-chaussée. Il traversa l’immense hall vide, se glissa entre deux des blazers qui gardaient l’entrée principale et se retrouva sur le trottoir face aux manifestants d’Act Up qui poursuivaient leur ronde silencieuse. La pluie avait cessé. Il prit le tract que lui tendait une femme au visage dissimulé par un masque blanc, hocha la tête, plia le tract et le rangea dans sa poche, puis pressa le pas en direction de la bouche de métro.