18

Acquaviva fit monter Théodore dans sa chambre d’hôtel pour lui donner ses dernières instructions. Il invita le garçon à s’asseoir, lui offrit une boîte de bière et s’installa à califourchon sur une chaise en face de lui.

— Ta mission va se terminer ce soir. J’espère que tu seras à la hauteur.

— Tu peux compter sur moi, patron.

— Cette mission n’est pas très compliquée, mais elle doit être exécutée à la lettre. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Je comprends. Avant d’être dans la rue, j’ai été à l’école. J’ai toujours fait ce que vous m’avez demandé.

— Je le sais. Tu es un garçon intelligent. Donc, dans un petit moment, tu vas rappeler Sanchez sur son portable. Tu lui diras qu’il y a un peu de retard mais qu’il ne doit pas s’inquiéter et que tu lui apporteras le pli à l’aéroport pour gagner du temps. Je t’y emmènerai.

— Il y a beaucoup de monde à l’aéroport. Comment je vais le trouver ?

— Tu vas lui donner rendez-vous dans le parking souterrain et nous allons les suivre en voiture. La femme que tu as vue chez Sanchez sera au volant et, en principe, l’homme que je cherche sera à côté d’elle. Quand ils seront garés sur ce parking, tu iras leur porter l’enveloppe. C’est à ce moment-là que ton rôle sera important. Je veux que tu te débrouilles pour faire descendre ce type. Tu lui proposeras de porter ses bagages et de le guider jusqu’à la douane. La femme restera dans la voiture et repartira.

— Ce n’est pas facile, patron. À l’aéroport, il y a les porteurs officiels et plein de jeunes qui essaient de gratter de la thune. C’est leur territoire. Ils ne vont pas me laisser approcher de la voiture. Ces gars-là n’aiment pas la concurrence.

— À toi de te débrouiller. Tu connais leurs habitudes. Je suis sûr que tu sauras t’y prendre avec eux. Tu peux leur donner un peu de fric s’ils insistent. Je ne veux pas les avoir dans mes jambes.

Acquaviva détacha quelques billets d’une épaisse liasse.

Le garçon compta les billets. Il y avait cinquante mille francs CFA. Une somme énorme. Comment un homme aussi malin que ce Blanc pouvait-il être assez imprudent pour laisser autant d’argent dans une chambre d’hôtel ? Théodore ne trouva qu’une réponse à cette question : pour le Français, ça ne représentait pas grand-chose. Peut-être même qu’il y avait beaucoup plus d’argent dans un de ses bagages ou dans une cachette. Pour remplir sa mission, ce type ne pouvait pas se passer de liquide. On ne paie pas le gombo avec un chèque ou une carte bleue.

— Je te donnerai encore cinquante mille si tu remplis ta mission correctement, mais les dépenses de l’aéroport sont à ta charge. À toi de voir combien il faut donner aux gamins pour avoir la paix.

— D’accord, patron, c’est compris. Je m’arrangerai pour les faire partir.

Acquaviva se leva. Sous le regard admiratif de Théodore, il fit tourner le barillet de son Ruger Security, vérifia qu’il était chargé puis vissa un réducteur de son sur le canon.

— Ça te plairait d’en avoir un comme ça, hein ?

— Pour sûr, patron.

— Si tu en avais un, tu ne ferais pas de vieux os à Douala. Ce n’est pas un bon plan.

Cette réponse plongea Théodore dans la perplexité.

— Si tu le dis, patron.

— Bon, tu vas appeler Sanchez. Tu as bien compris ce que tu dois lui dire ?

Acquaviva composa un numéro sur son portable et le tendit à Théodore.

 

Sanchez se mit au travail, bien qu’il ait la tête ailleurs.

— Monsieur Duquesnes vous a demandé, lui apprit sa secrétaire.

Le directeur du marketing occupait le bureau voisin.

— Tu as des problèmes, Romain ? s’inquiéta son collègue.

Ça se voyait donc tant que ça ? Sanchez portait une chemisette blanche au pli impeccable et s’était rasé de près pour faire bonne figure, mais ses traits étaient tirés.

— Je suis un peu fatigué en ce moment.

— Tu devrais consulter un toubib. Tu prends quelque chose contre le palu, au moins ?

— Non, rassure-toi. Ce n’est pas le palu. Et je prends de la Nivaquine.

— Moi, je suis passé à l’Asaq, paraît que c’est plus efficace. Je ne voudrais pas insister, mais la fatigue fait partie des premiers symptômes. Tu sais que Leroux a encore eu une crise ?

Cette sollicitude irrita Sanchez. Duquesnes était un type qui multipliait les précautions et avait toujours peur pour ses enfants à qui il interdisait de faire trois pas à l’écart du lycée français.

— Oui, je suis au courant pour Leroux. Tu voulais me voir ?

— Il y a une réunion et un déjeuner demain avec des Suédois de Nokia. Le patron tient absolument à ce que tout le staff soit présent. En gros, il veut remettre les pendules à l’heure et négocier un nouveau contrat en jouant sur la concurrence avec Samsung. Les Suédois savent que leurs produits ont la cote, alors ils vendent cher. Ça ne sera pas facile. Il doit nous briefer là-dessus demain matin. À huit heures pile. Tu connais Joubert et son côté militaire…

— Huit heures, compris.

— Je te disais ça, parce que… comme tu es un peu fatigué en ce moment, et qu’on ne t’a pas vu pendant deux jours, je craignais…

— Tu n’as rien à craindre, je serai là à huit heures pétantes.

Sanchez réussit à échapper à Duquesnes. Dans le couloir, il tomba sur Ferdinand N’Gaye occupé à courtiser une jeune stagiaire. Une jolie fille à la peau café au lait qui arborait une courte brosse à la Grace Jones décolorée en blond platine. C’était paraît-il la mode, mais Sanchez n’appréciait pas ce style.

— Romain, je crois que tu ne connais pas encore Élodie qui nous arrive tout droit de Bordeaux où elle fait des études de commerce.

— Méfiez-vous, mademoiselle, Ferdinand N’Gaye est un homme dangereux pour les jeunes filles.

— Ne vous inquiétez pas, je sais me défendre ! minauda la stagiaire qui ne donnait pas l’impression d’en avoir l’intention.

Elle s’éloigna en balançant ses hanches moulées dans un pantalon corsaire rouge, sachant que les deux hommes la suivaient du regard.

— Elle est tout une[43], cette petite ! Je me l’appuierais bien, mais c’est une nièce de général. Je ne veux pas d’histoire avec son oncle.

— Elle vient d’arriver et tu sais déjà tout ça ?

— Je m’informe toujours avant d’agir. Et sinon, comment ça s’est passé à Yaoundé ?

— Ce Kana m’a fait une drôle d’impression. Je ne sais pas trop quoi en penser…

— Tu sais que Gabriel Kana est un ancien champion de foot ? Il cultive son côté gourou pour impressionner la galerie, mais il est malin et en principe réglo.

— J’espère qu’il ne l’est pas seulement en principe. Figure-toi qu’il m’a fourni les papiers, mais qu’il m’a rappelé pour une histoire de tampon qui ne serait plus en vigueur et qu’il faudrait modifier. Je trouve ça un peu bizarre.

— Et le prix ? Je lui ai demandé de ne pas t’assassiner.

— Il m’a sorti tout un baratin en prétendant qu’il ne me comptait que ses frais. Il voulait trois millions. J’ai négocié à un million sept. Je n’ai aucune idée des tarifs en vigueur.

— C’est toujours à la tête du client, mais ça me semble relativement correct. Le baratin, c’est en prime. Tu disais qu’il t’a rappelé ?

— Oui, pour récupérer le passeport et modifier le tampon. Il doit me le faire porter ce soir par coursier. Tu as entendu parler d’une modification des tampons sur les visas ?

— Non, mais je ne suis pas au courant de ces trucs-là. Tu veux que je me renseigne ?

— C’est un peu tard.

— S’il y a le moindre problème, tiens-moi au courant. Je ne pense pas que ce fayman se risquerait à composer un de mes amis, mais on ne sait jamais.

N’Gaye prit Sanchez par l’épaule.

— Ne te fais pas de mauvais sang. En cas de pépin, tu peux compter sur moi. Pour ton copain, c’est plus difficile. Je ne peux rien faire de plus. Il a pris ses responsabilités… Bon, pense à autre chose, tu sais qu’il y aura deux femmes parmi les Suédois. Je fantasme à mort sur une grande Suédoise blonde. Le genre Uma Thurman, tu vois ? Je compte bien me placer, sauf si ce sont deux vieilles… Tu devrais t’en faire une, ça te changerait. Bon, je n’insiste pas, je sais que tu es un homme fidèle.

— Uma Thurman est américaine. Et j’ai passé six mois à Stockholm, les grandes Suédoises blondes, c’est un mythe.

— Ah, si tu démolis mes illusions.

Sanchez retourna dans son bureau et demanda à sa secrétaire de lui sortir le dossier Nokia qu’il feuilleta en prenant des notes. Il ne pouvait tout de même pas se présenter à poil à cette réunion. Mais il avait beau se concentrer, les chiffres dansaient devant ses yeux et il ne parvenait pas à retenir grand-chose. La sonnerie de son portable le fit sursauter.

— Monsieur Sanchez.

— Lui-même.

— C’est le coursier. Mon boss a dit de t’apporter le paquet ce soir à l’aéroport.

— Comment ça, à l’aéroport ? On nous avait promis de nous livrer cet après-midi. À l’aéroport, ça va faire très juste.

— Faut pas t’inquiéter, patron. Je l’apporte dans le parking souterrain à vingt heures.

— Vingt heures… Comment allons-nous nous retrouver ?

— Je connais ta voiture, patron. C’est une Range Rover verte. No problem.

— S’il n’y a pas moyen de faire autrement, je t’attendrai à vingt heures dans le parking. Ne sois pas en retard !

Théodore coupa la communication.

Sanchez reprit l’étude du dossier Nokia, sans la moindre conviction. Cette histoire lui semblait de plus en plus louche, mais il n’avait guère le choix. Assamoa devait partir le plus vite possible, car le temps ne jouait pas en sa faveur. Il ne pouvait pas continuer à l’héberger et personne d’autre n’accepterait de le faire. Aucun expatrié ne prendrait ce risque pour un inconnu et la famille de Josyane ne se mouillerait pas non plus. Il aurait fallu contacter un réseau d’opposants politiques, mais Sanchez n’en connaissait pas. De plus, les opposants devaient être particulièrement surveillés. Le découragement l’envahit. Il éprouva le besoin pressant de boire quelque chose de fort, mais il n’avait rien sous la main. Consommer de l’alcool au bureau, en dehors des pots et cocktails officiels, était très mal vu par le patron qui insistait régulièrement sur l’image que les cadres devaient donner de l’entreprise et de la France.

Sanchez rangea le dossier Nokia dans sa serviette. Il jeta un œil prudent dans le couloir, redoutant de croiser Duquesnes ou Joubert et de devoir donner des explications. Désert. Il parvint à récupérer sa voiture sans rencontrer aucun de ses collègues. Il roula plus vite que d’habitude, s’énerva au volant contre des automobilistes qui bloquaient la circulation et des piétons nonchalants, à la limite de l’imprudence, car il n’ignorait pas que, dans une ville comme Douala, même un accident mineur peut déboucher sur de graves ennuis avec la population et les autorités. Il atteignit néanmoins Bonapriso sans encombre.

La chaleur qui régnait dans l’appartement le surprit.

— La clim est en panne, expliqua Josyane. Le syndic est prévenu, mais on attend toujours les techniciens. Comme d’habitude.

Cette nouvelle acheva Sanchez qui se laissa tomber dans le canapé.

— Il ne manquait plus que ça !

— Tu rentres tôt.

— Je n’arrivais plus à bosser. Mais il faut que je planche sur un dossier d’ici demain matin. Je m’y mettrai au retour de l’aéroport. J’aurai les idées plus claires, du moins s’ils réparent la clim.

— Tu veux boire quelque chose de frais ? Le nouveau frigo marche très bien.

Il fit mine de se lever.

— Je vais prendre un petit whisky, ça me remontera.

— Ne bouge pas.

Josyane alla chercher un verre dans la cuisine, versa une bonne lampée d’alcool, l’allongea d’un peu d’eau fraîche avec des glaçons, puis, après un instant d’hésitation, ajouta les deux cachets que lui avait remis le capitaine Kimbé. Elle les regarda se dissoudre, touilla le tout, goûta du bout des lèvres pour s’assurer qu’on ne pouvait déceler la drogue et apporta le verre à Sanchez. Celui-ci en but immédiatement une grande rasade.

— Ça fait du bien. Tu es un ange.

Elle l’observa un instant, redoutant une grimace ou une remarque. Son visage exprimait la satisfaction. Rassurée, elle l’abandonna pour retourner dans la cuisine préparer le dîner. Kimbé ne lui avait pas précisé le délai nécessaire pour que les comprimés produisent leur effet.

Sanchez la rappela.

— Viens donc t’asseoir un instant à côté de moi.

— Si vous voulez manger un morceau avant de partir, il ne faut pas traîner.

— On peut très bien grignoter un truc froid. Viens donc. Résignée, elle se laissa tomber dans le canapé. Il l’attira contre lui et l’embrassa dans le cou.

— Arrête. Jean-Christophe est à côté. Je n’aime pas me donner en spectacle. Comment ça s’est passé au bureau ? Pas de problème ?

— Il y a une réunion de travail demain matin pour préparer des négociations avec les Suédois de Nokia, je ne peux pas y échapper. Sinon, Duquesnes m’a fait une petite réflexion. Il craignait que j’ai attrapé le Palu. J’ai vraiment l’air malade ?

— Seulement un peu fatigué.

— On m’a aussi demandé de monter une opération de promo avec une ONG. C’est une idée de la grande direction de Paris, mais ça n’est pas urgent. Ils veulent qu’on propose une formule d’abonnement gratuit pour les étudiants boursiers, et surtout qu’on obtienne l’appui des autorités. Le père de Ferdinand devrait marcher. À part ça, la routine…

Sanchez bâilla et se frotta les yeux.

— C’est vrai, je suis vraiment crevé. Je n’ai pratiquement pas fermé l’œil à Yaoundé. Je t’ai dit qu’une pute est venue me réveiller au moment où je venais juste de m’endormir ?

Josyane lui caressa le cou.

— Tu n’en as pas profité ?

— J’avais vraiment autre chose en tête.

— Elle était mignonne ?

— Je serais incapable de te dire à quoi elle ressemblait.

Sanchez bâilla de nouveau.

— Ah, j’oubliais. Le coursier m’a appelé pour me dire qu’il apporterait le passeport de Jean-Christophe à l’aéroport. Ça me paraît franchement bizarre. Qu’en penses-tu ?

— Que veux-tu que j’en pense ? Je ne sais rien de ces gens-là.

Il laissa aller sa tête sur l’épaule de la jeune femme, ferma les yeux.

— Je ne sais pas ce que j’ai…

— Veux-tu que j’emmène Jean-Christophe à l’aéroport ? Ça te permettra de te reposer et d’étudier ton dossier tranquillement.

— Non, c’est à moi de le faire.

— Ne sois pas stupide.

À cet instant, Assamoa entra dans la pièce, son sac de voyage à la main.

— Voilà, je suis prêt pour le grand départ. Je ne sais pas comment je pourrai vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi…

— Cesse de remercier, dit Sanchez, entre deux bâillements.

— Romain est complètement crevé, annonça Josyane. C’est moi qui vais t’emmener à l’aéroport.

— Mais non, je peux le faire, insista l’intéressé d’une voix pâteuse.

Pour le prouver, il tenta de se lever mais vacilla et retomba dans le canapé.

— Tu vois, il n’a plus les yeux en face des trous. Je n’ai pas envie que vous ayez un accident.

Cette fois Sanchez ne protesta pas. Il semblait s’être endormi pour de bon. Josyane écarta délicatement sa tête qui reposait sur son épaule, puis la cala avec un coussin.

Elle posa un doigt sur ses lèvres.

— Laissons-le pioncer. Ça lui fera du bien.

— Je peux très bien prendre un taxi, proposa Assamoa. Je vous ai déjà assez dérangés comme ça…

— Ne sois pas ridicule.

La soudaine sollicitude de cette femme qui n’avait jamais dissimulé son antipathie surprit Assamoa. L’explication qui lui vint à l’esprit fut que sa satisfaction de le voir partir prenait le pas sur son hostilité.

— Alors, merci encore.

— Nous avons un peu de temps devant nous. Tu veux manger quelque chose ?

Elle lui prépara une omelette et des haricots verts, puis lui découpa artistement une grosse mangue. Il mangea en silence. Ses pensées étaient ailleurs, il avait hâte de fouler le sol de Roissy. Pendant qu’ils dînaient, Sanchez s’était allongé sur le canapé. Josyane replaça le coussin sous sa tête. Ses gestes semblaient affectueux. Assamoa songea que, même si elle le trompait avec ce fils de ministre, elle s’était probablement attachée à son ami. Cette constatation le rassura car il n’aurait pas aimé que Romain se fasse gruger par une petite arriviste.

— Je vais le laisser dormir et je le réveillerai à mon retour pour qu’il étudie son dossier. Nous avons rendez-vous pour le passeport à vingt heures, je pense qu’il vaut mieux partir maintenant, au cas où il y aurait des embouteillages.

Assamoa passa la bride de son sac sur son épaule. Avec son pantalon de toile blanc, ses mocassins neufs, son T-shirt et son blouson bleu ciel assorti, tous deux frappés du petit crocodile fort prisé des Camerounais, ses lunettes teintées sur le nez et une belle montre au poignet, il n’avait plus rien du fugitif décharné sanglé dans son costume étriqué.

— Un vrai sapeur[44] ! Ça en jette. Tu vas tomber toutes les petites Françaises.

— Sur mon passeport, ils ont marqué enseignant. J’ai l’air d’un professeur ?

— Absolument, ou même d’un commerçant venu pour affaires. Les douaniers vont te respecter.

Assamoa savait que les fonctionnaires de l’aéroport ne traitaient pas de la même manière les passagers élégants et ceux qui trimballaient de pauvres cartons attachés avec des ficelles. Il redoutait pourtant ce dernier obstacle.

En prenant place dans la Range Rover à côté de Josyane, il éprouva un sentiment bizarre, mélange de soulagement, d’appréhension et de nostalgie. Le ciel de Douala était lourd, mais la climatisation de la voiture protégeait ses passagers de la chaleur étouffante. Des skinbenders faisaient pétarader leurs engins autour d’eux, à chaque feu rouge des infirmes et des enfants s’agglutinaient autour du luxueux 4 x 4, tendant des sébiles et des marchandises diverses. La conductrice, qui elle aussi portait des lunettes teintées, demeurait indifférente à cette agitation. Assamoa, au contraire, jetait des regards dans toutes les directions, comme pour enregistrer le plus grand nombre d’images possible, s’imprégner de cette ville africaine qu’il abandonnait. Un accident les retarda au carrefour de l’avenue de l’Indépendance. Un camion avait embouti un car dont les passagers avaient dû descendre. La plupart s’étaient assis, résignés, sur le trottoir, attendant que les palabres entre les deux chauffeurs et les policiers soient terminées, mais quelques-uns voulaient participer au débat, ce qui augmentait la confusion. Assamoa consulta la montre que lui avait offerte Sanchez et prit son mal en patience. Ils avaient encore de l’avance.

— Ces gens de la brousse conduisent comme des pieds, lâcha Josyane, méprisante.

— Qu’est-ce qui te fait penser qu’ils viennent de la brousse ?

— Les plaques d’immatriculation.

Il faillit rétorquer que, si le car venait en effet d’une localité lointaine, le chauffeur n’était pas nécessairement un broussard. Du temps où il menait une vie de citoyen ordinaire, dans la légalité, il adorait ratiociner. Cette fois, il ne répliqua pas. Ce petit jeu lui semblait vain après tout ce qu’il avait vécu. Quelques billets changèrent de main et le tumulte s’apaisa. Chacun remonta dans son véhicule, flics compris, et le trafic reprit.

À l’approche de l’aéroport, la circulation se fit plus dense. Il y avait à la fois des parents et amis venus accueillir les arrivants de l’unique vol quotidien en provenance de Paris, ceux qui escortaient les voyageurs sur le départ et un grand nombre de taxis à l’affût d’une bonne course ou, mieux encore, d’un étranger ignorant encore les tarifs locaux. Ils franchirent un premier barrage sans encombre. Les policiers, pour l’heure, ne rançonnaient que les taxis. Deux véhicules militaires stationnaient aux abords du hall. Josyane les dépassa pour emprunter la rampe menant au parking.

De dimensions modestes, il n’avait rien de commun avec les immenses sous-sols des aéroports internationaux des grandes métropoles ; son délabrement, sa saleté et surtout son éclairage le rendaient lugubre. Aucune barrière n’en interdisait l’accès, mais un gardien, doublé par des équipes d’enfants en guenilles, veillait avec plus ou moins de succès à ce que chaque automobiliste verse sa dîme. À peine ce gardien, un vieillard boiteux, eut-il remis son ticket à la conductrice que trois gamins se précipitèrent pour offrir leurs services. Le plus audacieux posa la main sur la poignée de la portière.

Théodore lui toucha l’épaule.

— Tu kick pas mes patrons, OK ?

Le ton décidé de cet intrus fit hésiter un instant les gamins, puis ils se groupèrent autour de lui, menaçants.

— On travaille. Tu ne vas pas nous voler nos clients.

— J’ai compris, mec, c’est ton territoire. Je respecte. Je paie, c’est normal, mais tu arnaques pas mes patrons.

Il brandit des billets qui, il était payé pour le savoir, représentaient davantage que ce que pouvaient espérer récolter ces gars en plusieurs jours.

— C’est pour vous si vous dégagez. OK ?

— Ça roule.

Le plus grand de la bande tendit la main pour tenter d’attraper les billets.

Théodore recula d’un pas.

— Encore un truc, je veux pas en voir d’autres débouler. OK ?

— OK, mais tu les donnes tes fafios ?

Il distribua les billets. Les gamins disparurent.

Théodore alla cogner à la vitre de la Range Rover, côté passager, puis montra son enveloppe.

Josyane fit descendre la vitre.

— Voilà patron, tout est réglé. Mon boss m’a demandé de vous guider, à cause des voleurs. Ça dégage par ici. Pas de lézard. Je connais le chemin et les trucs pour pas faire la queue.

Assamoa dévisagea le jeune homme qui souriait de toutes ses dents. Il lui trouva une tête plutôt sympathique et remarqua qu’il portait des vêtements neufs. Il prit l’enveloppe que Théodore lui tendait, en sortit le passeport qu’il feuilleta, s’arrêtant sur la page portant le tampon et la date d’entrée sur le territoire camerounais sans remarquer la moindre différence – il faisait sans doute trop sombre.

— C’est bon, je vais y aller. Ce petit va me guider. Inutile de venir avec moi, tu as déjà perdu assez de temps. Merci pour tout et dis à Romain…

Soudain l’émotion l’étreignit, il fondit en larmes.

— C’est un peu ridicule, mais je suis ému. Je vais quitter ce pays et c’est peut-être la dernière fois…

Il ne termina pas sa phrase et embrassa Josyane sur les joues. À travers elle, c’était à la fois Romain et le Cameroun tout entier qu’il embrassait. Il n’avait personne d’autre à qui dispenser des paroles d’adieu.

Josyane lui rendit ses baisers, du bout des lèvres. Il se mit à rire nerveusement.

— Je suis un type un peu sentimental.

Il prit son sac et descendit de la voiture. Josyane le regarda un instant suivre le jeune coursier, puis elle tourna la clef de contact. Dans son rétroviseur, elle aperçut la silhouette d’un homme de haute taille. Un bref instant, un des rares néons en état de marche projeta une lumière crue sur son visage avant qu’il ne plonge à nouveau dans l’ombre. Elle distingua les traits d’un Blanc et eut le temps de remarquer qu’il glissait la main sous sa veste. Les paroles du capitaine Kimbé lui revinrent en mémoire. Quoi qu’il arrive, tu oublies tout. Elle donna un brusque coup d’accélérateur qui fit bondir la Range Rover.

Acquaviva se dissimula derrière un pilier et laissa passer Assamoa et son guide. Quand ils eurent parcouru quelques mètres, il leur emboîta le pas.

— Jean-Christophe Assamoa ! lança-t-il d’une voix forte. Instinctivement le journaliste se retourna.

— Le voyage est terminé.

Acquaviva tendit le bras et, d’un geste sûr, lui logea une balle dans la nuque. Le bruit de la détonation, étouffé par le réducteur de son, fut tout à fait conforme à ce que Théodore avait imaginé. Assamoa s’effondra sans un cri. Un travail impeccable.

— Préviens-moi si quelqu’un arrive.

Le tueur s’accroupit et entreprit de délester sa victime de tout ce qui pourrait permettre de l’identifier rapidement : portefeuille, passeport, montre, lunettes. Il mit le tout dans le sac de voyage dont il s’empara. Le ronflement d’un moteur lui fit lever la tête. Il se redressa. La voiture passa à quelques mètres, sans ralentir.

Acquaviva donna une tape sur l’épaule de Théodore.

— On décroche, gars ! Sans courir. Passe devant.

La peur s’empara du garçon. Le Blanc allait-il le tuer lui aussi ? Acquaviva ne lui avait jamais révélé que son objectif était d’éliminer le clergyman, mais c’était une possibilité qu’il avait envisagée. En revanche, il n’avait pas imaginé que l’exécution puisse être aussi rapide. Il s’attendait à une discussion plus ou moins longue entre les deux hommes, comme il y en a généralement dans les films. Tout s’était déroulé trop vite pour lui laisser le temps de réfléchir et de préparer sa fuite. Théodore se mit en marche comme un automate, terrorisé. Le Blanc le suivait de près et pouvait l’abattre sans la moindre difficulté, même s’il se mettait à courir ou à crier. Quand Acquaviva déverrouilla les portes de la Toyota et l’invita à monter dans le 4 x 4, Théodore estima qu’il était sauvé. S’il avait voulu se débarrasser de lui, son patron l’aurait fait dans le parking et non dans cette voiture de location au risque de laisser des traces de sang.

Ils croisèrent plusieurs voitures en sortant du parking mais personne ne les inquiéta. Acquaviva se paya le luxe d’adresser un petit salut de la main au gardien boiteux, ce qui lui permit de dissimuler son visage. Il conduisait calmement, comme s’il venait tout simplement d’accompagner un ami à l’aéroport. Théodore l’observait en retenant son souffle, encore sous le choc.

Après avoir parcouru quelques kilomètres sur la route de Douala, Acquaviva s’arrêta sur le bas-côté. Théodore crut à nouveau que sa dernière heure était arrivée, mais le Français composa un numéro sur son portable.

— Capitaine ? Il y a un paquet dans le parking de l’aéroport. Il faut envoyer des hommes pour l’enlever. Je ne peux pas m’occuper de ça.

Il coupa aussitôt la communication puis se tourna vers Théodore.

— Tu as eu la frousse, petit.

Rien n’échappait à ce Blanc.

— Non patron, mentit Théodore.

— C’est tout à fait normal. Il n’y a pas à en avoir honte. Au front, tout le monde a peur. J’ai vu des gus deux fois gros comme toi trembler et pleurer comme des gosses.

Il lui flanqua une tape amicale sur la cuisse.

— Et tu as pensé que j’allais te flinguer, pas vrai ?

— Un peu, patron.

— Ça n’entre pas dans mon contrat et je ne fais jamais de rab, sauf en cas de force majeure. Je ne prends pas de risque non plus. Toi, je sais que tu ne parleras à personne de cette opération.

— Je ne parlerai pas, patron, c’est juré.

— Parce que, vois-tu, si tu en parlais, on ne te croirait pas. Ou alors ça mettrait très longtemps. Moi, je serais déjà rentré à Paris et la police te mettrait tout sur le dos. C’est toi qu’on a vu deux fois chez Sanchez, pas moi, et c’est toi aussi qui a apporté l’enveloppe dans le parking. Et même si la police me faisait des ennuis avant mon départ, tu serais considéré comme complice et tu finirais ta vie à servir de femme aux taulards de New Bell. C’est pour ça que je n’ai aucune raison de te tuer. Et aussi parce que je t’aime bien. Tu es un bon garçon, tu as fait beaucoup de progrès depuis que nous travaillons ensemble.

Théodore médita un instant ces paroles puis se décida à poser la question qui le taraudait.

— Tu m’emmènes à Paris, patron ? Je travaillerai avec toi.

Acquaviva émit un petit rire triste.

— Non, ça ne fait pas non plus partie du programme. En France, tu ne pourrais pas m’aider. Tu es mineur et tu n’as pas de papiers, tu serais refoulé à l’aéroport. Il n’y a rien à regretter : chez nous, la vie n’est pas aussi facile que tu as l’air de le croire pour les gars comme toi.

Théodore comprit qu’il était inutile d’insister. Il se mura dans un silence boudeur.

— Je comprends que tu sois déçu, mais je ne t’ai jamais promis de t’emmener. Je tiendrai ma promesse : tu vas toucher la seconde partie de ton contrat, comme moi. Ça te fera de quoi te retourner.

Pourquoi le Français ne gardait-il pas cette somme pour lui, alors qu’il n’avait plus l’intention de le faire travailler ? Le garçon avait beaucoup de mal à comprendre la psychologie de ce Blanc.

— Je suis un homme droit qui tient toujours ses engagements, dit Acquaviva, comme s’il pouvait lire dans les pensées de Théodore. Tous les hommes que j’ai eus sous mes ordres pourraient te le dire, les Noirs comme les Blancs. Je ne fais pas de différence entre les soldats.

— Je peux te poser une question, patron ?

— Je t’écoute.

— Pourquoi t’as pas jeté le flingue ?

Acquaviva ricana.

— Bonne question. Il n’y a pas urgence et figure-toi que j’ai un port d’arme officiel. J’ai de bonnes raisons de croire qu’ils ne feront pas d’analyse balistique. Tu sais ce que c’est, une analyse balistique ?

— Oui, j’ai regardé Derrick.

— Je m’en doutais. Mais au Cameroun, on n’est ni chez Derrick ni chez Navarro. Je me débarrasserai du revolver avant de partir, je ne peux pas l’emmener dans l’avion. Ne me demande pas de te le donner, ça ne serait pas un service à te rendre.

— Et le sac ?

— Il faut que j’examine son contenu. Ensuite, je le balancerai dans une décharge. Tu ne peux pas le récupérer non plus. Ce serait dangereux.

— Compris, patron. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— Quartier libre, soldat ! Je te propose d’aller nous beurrer la gueule dans un rade. J’ai encore une nuit à passer dans ce bled et aucune envie de dormir.

 

La fraîcheur qui régnait dans l’appartement surprit agréablement Josyane. Ils s’étaient tout de même décidés à réparer la climatisation ! Sanchez dormait encore profondément. Il avait dû bouger dans son sommeil et tomber du canapé, car il gisait maintenant sur le sol, replié en position fœtale. Ce spectacle affola un instant la jeune femme. La dose avait-elle été trop forte ou son compagnon avait-il pris des médicaments ou des aliments incompatibles avec le GHB ? Elle se pencha sur lui et constata avec soulagement qu’il respirait et émettait même de petits grognements. Un instant, elle l’avait cru mort. Le capitaine Kimbé ne lui avait donné aucune indication sur la durée de l’état d’inconscience provoqué par ce produit ni s’il existait un moyen quelconque d’en dissiper ou d’en atténuer les effets.

Elle l’empoigna par l’épaule et le secoua.

— Il faut que tu te réveilles, Romain, tu as un dossier à étudier pour demain.

Il grogna à nouveau, changea de position. Elle revint à la charge. Cette fois, il se redressa, se frotta les yeux.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Il se passe que tu t’es endormi. Tu m’as dit que tu avais un dossier à étudier pour demain matin…

— Je me débrouillerai. Je me débrouille toujours.

Il se leva et tituba jusqu’à leur chambre où il se laissa tomber sur le lit.

— Je dors. Je m’en fous des dossiers.

Elle renonça à le sortir de son état léthargique, le déshabilla et le couvrit d’un drap. Restait à espérer qu’il soit sur pied le lendemain matin. Josyane se mit à tourner dans l’appartement comme un animal en cage. Elle prit une douche, enfila un short et un débardeur et s’installa devant la télé. Elle suivit pendant quelques minutes un reportage consacré à la première dame du pays qui inaugurait à la fois un colloque sur les enfants victimes du sida et une nouvelle coiffure. L’ex-Miss Cameroun, dans son tailleur Chanel rose, exécuta quelques figures de ndombolo devant une escouade de courtisans frappant dans leurs mains, puis lut sur un ton emphatique un discours convenu rédigé de toute évidence par un de ses conseillers. La rumeur voulait qu’elle ait abandonné ses lunettes pour des verres de contact. Josyane zappa ensuite sur TF1 dont l’image était, pour une fois, relativement nette. Elle prit une série américaine en cours de route, mais, comme elle n’avait pas vu les épisodes précédents, fut rapidement désorientée par une multitude de personnages dont elle ignorait tout. Elle bâilla, éteignit la télé et retourna dans la chambre. Le petit rouleau de papier abandonné sur la commode attira son attention. Elle retira l’élastique et déroula délicatement les feuilles. Le papier était sale, froissé, parfois déchiré et l’écriture en pattes de mouche d’Assamoa quasiment illisible. Certaines pages portaient des listes de noms, d’autres des notes. Elle ne parvint pas à en comprendre la signification mais devina qu’il s’agissait d’un document dont la détention pouvait s’avérer compromettante. Si ce n’était pas le cas, pourquoi Assamoa ne l’avait-il pas gardé sur lui ? L’idée lui vint de le remettre au capitaine Kimbé, en gage de bonne volonté, puis elle se dit que cette démarche risquait de leur attirer des ennuis supplémentaires. L’officier, qui était visiblement très méfiant, pouvait soupçonner Romain ou elle d’avoir pris connaissance de ces notes et considérer cela comme une menace pour les intérêts qu’il servait. Non, ce n’était pas la bonne solution. Elle se rendit dans la salle de bains et déchira les feuilles en menus morceaux avant de les jeter dans la cuvette des WC. Elle se sentit alors soulagée d’un grand poids, alla s’allonger à côté de Sanchez et s’endormit.

 

Gombo
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