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5 janvier 2005, New Bell, prison centrale de Douala.
Le président de la cellule 14 où dormaient, selon les jours, de soixante-dix à quatre-vingts détenus était un colosse de près d’un mètre quatre-vingt-dix à la peau très noire. Un cirage comme disaient parfois ceux dont l’épiderme était un peu plus clair. Une vilaine cicatrice zébrait son crâne lisse, qu’il rasait régulièrement, et deux scarifications tribales marquaient ses joues. Des lunettes miroirs dissimulaient en permanence son regard. Quand il les soulevait, on apercevait deux petits yeux rusés. C’était un Béti, ethnie qui fournissait paraît-il le gros de la garde spéciale du chef de l’État. On l’avait chassé de ce corps d’élite et emprisonné pour avoir abusé de son pouvoir.
À New Bell, nul ne savait quels délits précis il avait commis pour mériter ce sort, mais personne n’ignorait qu’il avait dû dépasser les bornes, à moins qu’il ne soit tombé en disgrâce pour d’obscures raisons. Ses origines, sa carrure et son expérience de la trique lui valaient sans doute son poste. La vue de ses mains marquées de plusieurs cicatrices suffisait généralement à décourager quiconque de lui désobéir. D’un seul de ces impressionnants battoirs, il aurait pu étrangler sans la moindre difficulté Jean-Christophe Assamoa. Le frêle intellectuel au cou maigre flottait dans ses vêtements. En six mois d’emprisonnement, celui-ci avait perdu près de douze kilos.
Pourtant, en dépit de ses apparences de brute, le président n’était pas le personnage le plus dangereux de la cellule 14. Ses deux ministres étaient beaucoup plus vicieux. Armés de bâtons, ils se chargeaient de maintenir l’ordre et de faire de la place quand arrivait un nouveau pensionnaire. De temps en temps, ils distribuaient quelques coups pour faire bonne mesure, sans raison apparente, peut-être pour entretenir la terreur, peut-être pour leur seul plaisir. Ils prélevaient leur dîme sur chaque colis envoyé ou apporté par une famille, ou du moins sur ce qu’en avaient laissé les gardiens en titre. Il fallait tout de même qu’il reste quelque chose, sinon les parents des détenus auraient cessé de les approvisionner.
Jean-Christophe Assamoa n’avait pour toute famille que sa mère et sa sœur qui faisaient ce qu’elles pouvaient, c’est-à-dire très peu. Son pécule personnel étant épuisé depuis longtemps, il n’avait aucun moyen de corrompre les surveillants, le président et ses ministres. Pourtant, personne ne l’avait frappé ni même rudoyé ou insulté depuis qu’il avait été transféré du centre de rééducation civique de Tcholliré à New Bell, la prison centrale de Douala. On pouvait même dire que ses conditions de détention s’étaient améliorées, car, non sans raison, on surnommait Tcholliré la colline de l’enfer. Pour des motifs plus ou moins mystérieux, les trois kapos de la cellule 14 le laissaient en paix. Il aurait été exagéré d’affirmer qu’ils le respectaient, mais enfin ils l’ignoraient. À son arrivée, ils lui avaient même trouvé une couchette, alors que certains détenus en étaient réduits à se construire des abris de fortune dans la cour. Pendant la saison des pluies, quand des trombes d’eau s’abattaient sur la prison, dormir dans la cour n’était pas une partie de plaisir. Toutefois ces déluges balayaient les détritus et réduisaient la puanteur.
Au début, Assamoa s’était interrogé sur les motivations des trois tyranneaux de service. Attendaient-ils quelque chose de lui ou bien leur relative bienveillance résultait-elle de consignes de l’administration pour tenter de le convaincre de faire amende honorable ? Pendant son séjour à Tcholliré, le régisseur l’avait convoqué à plusieurs reprises pour lui faire savoir que des excuses publiques à l’égard de la première dame du pays lui permettraient de retrouver rapidement la liberté. Ensuite, il ne tiendrait qu’à lui de suivre une ligne éditoriale raisonnable pour recommencer à exercer son métier de journaliste, voire obtenir des subventions pour sa publication. Mais ces questions-là n’étaient pas du ressort du régisseur qui se contentait de lui transmettre des suggestions venues de haut. Assamoa n’avait jamais craqué, même quand on l’avait enfermé avec des pouilleux couverts de vermine. Il était d’ailleurs tombé malade et avait grelotté de fièvre pendant trois semaines sur une couchette de l’infirmerie, ou plus exactement du sinistre local décrépit qui portait ce nom. Un toubib qui avait lu et apprécié quelques-uns de ses articles l’avait pris sous sa protection et lui avait procuré les médicaments nécessaires à son rétablissement, sans réclamer quoi que ce soit. Ce désintéressement avait plongé Assamoa dans un abîme de réflexion. L’expérience de la prison n’avait pas été entièrement négative. Non seulement il avait appris beaucoup sur la nature humaine et sur ses propres limites, mais il avait réuni le dossier qui allait lui permettre de prendre une revanche bien méritée. Tout était noté sur de minuscules bouts de papier qu’il dissimulait dans la doublure de ses vêtements et dans ses chaussures. Il avait utilisé un crayon, sachant que la transpiration risquait de délayer l’encre des stylos à bille et des feutres.
Assamoa hésitait sur la tactique qu’il utiliserait quand il sortirait de prison, car on n’allait tout de même pas le garder éternellement. Ça aurait fait désordre. Diverses organisations européennes et nord-américaines s’étaient émues de son sort. Un petit article consacré à son cas avait été publié dans un quotidien français. Un codétenu lui avait fait passer une photocopie de cette brève. Ces quelques lignes lui avaient fait autant de bien que les médicaments du généreux docteur. À sa sortie, il lui faudrait cependant jouer serré, il le savait.
Allongé sur sa couchette, les yeux mi-clos, il élaborait donc un énième stratagème pour tromper la vigilance des censeurs officiels, quand il réalisa que le président se tenait devant lui. En dépit de la relative bienveillance dont il avait fait preuve jusque-là, la proximité de ce personnage restait une source d’inquiétude.
— Lève-toi ! commanda le président.
Assamoa obtempéra docilement et enfila ses chaussures – des baskets confortables qu’il avait réussi à conserver, autre miracle.
Le président attendit patiemment qu’il ait noué ses lacets.
— Viens avec moi !
Le ton était neutre. À l’inverse de ses deux séides, le géant exprimait rarement ses sentiments.
Lui demander des explications était inutile. Cela faisait partie des règles que Jean-Christophe Assamoa avait apprises durant ces six mois de détention. Au début, il avait toujours tendance à poser des questions. Déformation professionnelle sans doute. Mais, en prison, les autorités de tous niveaux, du simple ministre au régisseur, ne répondaient à une question qu’en échange d’un gombo, et une question malheureuse pouvait valoir des coups.
Assamoa emboîta donc le pas au président sans prononcer une parole. Ils traversèrent un long couloir crasseux parsemé de flaques douteuses pour s’immobiliser devant la cellule 24. La cellule 24, Assamoa l’avait appris la veille, était réservée aux vieux et aux malades, une sorte de mouroir. Dès qu’on en franchissait la porte, on était saisi par une odeur différente de la puanteur qui régnait dans l’ensemble de la prison. L’odeur de la mort. Une vingtaine de vieillards et de détenus décharnés gisaient sur des bat-flanc. De la main, le président lui désigna un de ces morts vivants assis sur une natte dans un angle de la cellule.
— Il veut te parler.
Le président fit aussitôt demi-tour. Lui non plus n’appréciait sans doute pas l’atmosphère de la cellule 24. Assamoa s’approcha et distingua un personnage d’une maigreur effrayante drapé dans une sorte de boubou qui avait dû être blanc dans un passé lointain. De rares poils blancs parsemaient une peau grise et flasque. La bouche n’était plus qu’une fente. Mais ce furent surtout les yeux vides qui frappèrent Assamoa. L’homme était aveugle.
— Approche.
Il obéit et vint s’accroupir devant l’inconnu. Celui-ci lui désigna d’un geste les demi-cadavres qui les entouraient et parla en bamiléké.
— Ne t’inquiète pas. Ils sont du littoral[1] et ne peuvent pas nous comprendre. Tu peux parler sans crainte. Même s’ils nous comprenaient, ils ont d’autres préoccupations. Ils n’en ont plus pour très longtemps. Moi non plus d’ailleurs.
Assamoa ne protesta pas. Ce vieillard savait sa mort proche et semblait l’accepter. Le contredire aurait été lui manquer de respect.
— Que puis-je faire pour toi ?
— Tu es Jean-Christophe Assamoa, le journaliste de Tam-tam.
C’était une constatation, pas une question.
— En effet.
— Et ils t’ont mis au trou parce que tu as critiqué la première dame du pays, n’est-ce pas ? Tu as parlé de son jet privé, de la décoration de sa maison et de son goût pour les robes des grands couturiers de Paris. Et de beaucoup d’autres choses. Je ne peux pas lire, mais les nouvelles parviennent tout de même jusqu’à moi. Des amis viennent me faire la lecture. Je n’ai plus de parents, tous sont morts, mais j’ai encore des amis, même dans cette prison. Je n’attends rien de toi, Jean-Christophe Assamoa. C’est moi qui vais te rendre un service parce que je crois que tu es un type bien, un journaliste intègre, et il n’y en a pas beaucoup dans notre pauvre pays.
— J’essaie de faire mon métier, dit Assamoa.
— Et tu es modeste. J’apprécie ceux qui ne ramènent pas toujours leur gueule pour se mettre en avant comme les pantins de CRTV[2].
— Pourquoi t’ont-ils emprisonné ?
— C’est une vieille histoire, très vieille. Elle remonte à une époque que tu n’as sans doute pas connue, ou alors tu étais très jeune. Quel âge as-tu, Jean-Christophe ?
— Quarante-quatre ans.
— Quarante-quatre ans ! Au moment où tu es né, je me trouvais dans le maquis de Ndé. Tu as entendu parler de ce qui s’est passé à cette époque ?
— Bien sûr.
— Ils ont massacré beaucoup de gens, les femmes, les enfants, tous mes camarades. Moi, je ne sais pas pourquoi ils ne m’ont pas tué. Ils m’ont enfermé et ont fini par m’oublier. Ils m’ont laissé mourir à petit feu pendant trente ans. Et ça en fait dix que j’ai perdu mes yeux, mais j’ai encore de bonnes oreilles. Et sais-tu quelles sont les nouvelles qui sont entrées par ces oreilles ?
— Tu vas me l’apprendre.
— Bien sûr, c’est pour ça que je t’ai fait venir. Mais ces nouvelles ne vont pas te faire plaisir.
— Tu veux parler de mon procès ?
Après sa condamnation à six mois de prison par le tribunal de Yaoundé, Assamoa avait fait appel. Mais il ne savait rien de la procédure en cours. Son avocat, sans doute peu soucieux de travailler pour rien, ne lui avait plus donné signe de vie.
Le vieillard émit un raclement de gorge qui pouvait passer pour un ricanement.
— S’il ne s’agissait que de ton procès, ce ne serait pas grave.
Assamoa n’appréciait guère cette façon de faire durer le suspense, mais il ne voulait pas non plus presser le vieillard de parler. Il demeura silencieux. Le vieux se mit à dodeliner de la tête d’avant en arrière.
Assamoa attendit.
— Dans cette prison, un homme a été payé pour te tuer.