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J’ignore combien de temps il s’est passé entre le moment où tous les officiers anglais se sont tournés vers moi, me faisant constater d’un sourcil levé qu’on ne raccrochait pas ainsi un téléphone portable et l’instant où je me suis assis dans l’avion en partance pour la France. Je ne crois pas que ça m’ait pris plus de deux heures. J’ai tout juste confié à Brenson que je revenais en France pour des raisons privées, ai demandé d’avertir Ponstain et Berckman puis j’avais filé. Pourquoi Nathan et Alisha ? La stratégie du meurtrier avait-elle évolué ? Nathan n’était pas un génie ! Dire que j’avais suspecté Derrone ! Tuer sa propre fille et son petit-fils : impossible ! L’araignée de Nathan…, comment s’appelait-elle déjà ? Ce n’était pas Derrone, je ne croyais plus à Marcus Comte, mais qui alors ? J’avais l’impression que mes poumons, mon cœur, allaient sortir de ma cage thoracique. La mort, encore. Violente, encore. Un premier meurtre m’avait pris mon père, un deuxième m’enlevait la femme que j’aimais. Oui, je l’aimais. Et si l’assassin de mon père était l’auteur des meurtres suicides ? Quelqu’un cherchait à me détruire… Impensable. Je divaguais.

Coincé sans pouvoir bouger entre un jeune loup au costard trois pièces qui lisait un rapport empli de chiffres et un vieil Hindou très digne qui semblait méditer, je devenais fou. J’aurais voulu hurler. Quel sens avait ma vie ? À qui ressemblais-je ? À ce jeune de trente ans, sûr de son charisme et de ses arguments financiers, ou à cet homme âgé qui n’avait l’air de se soucier que de sa paix intérieure ? Ni l’un, ni l’autre. Je croyais qu’il suffisait de se lever le matin en ayant le sentiment d’apporter une pierre à l’édifice, en l’occurrence résoudre les sales affaires de meurtres, pour se sentir utile. Je croyais maîtriser ma vie. Depuis l’âge de dix ans, personne n’avait décidé à ma place. J’étais mon propre père. Trente-deux ans plus tard, la vie bafouait mes certitudes et la mort me jetait à la figure mes illusions : nous n’étions rien de plus qu’une énergie de l’instant. Et cette énergie pouvait s’éteindre dans la seconde, comme celle d’Alisha et de Nathan. À quoi allait ressembler ma vie, demain ? Je savais qu’à l’arrêt de l’appareil, je bondirais à l’extérieur. Courir. Ne pas cesser de courir… Où irais-je ? Croyais-je pouvoir changer le passé ? Qu’espérais-je ? L’appareil se rangea sur la zone de stationnement et je sentis mes mains devenir moites. L’avion s’immobilisa enfin. Je bousculai les autres passagers, brandissant ma carte de police, en sueur, me contrôlant avec peine.

– Laissez-moi passer ! criai-je.

Je sortis de l’appareil et me dirigeai comme un automate dans les couloirs glacés de l’aéroport. Je débouchai finalement dans la zone d’arrivée. Berckman m’attendait, debout devant les escalators, en faisant de grands gestes. Il s’avança vers moi, avec un air d’incompréhension.

– Yoann, c’est pas eux !

– Quoi ?

– La fille du guérisseur, le petit, c’est pas eux, ils sont vivants.

Chantal Philibert et sa fille Élodie – la copine de Nathan – une enfant surdouée là encore, avaient succombé à l’empoisonnement. Ils étaient les voisins directs de la famille Derrone et habitaient 14, route de Gisy. Le père, hospitalisé pour un problème aux lombaires, n’arrivait pas à joindre sa famille depuis la veille. Il avait donné l’alerte. Berckman proposa de m’accompagner mais je refusai. J’allais retrouver Alisha et souhaitai m’affranchir de cette épreuve, seul. Dans le taxi qui me conduisait à Châtenay-Malabry, je réalisai que je connaissais Chantal pour l’avoir rencontrée le soir de ma rupture avec Alisha. Je songeai à Nathan, amoureux de la petite fille.

La maison était déserte, la porte grande ouverte. Je courus jusqu’à la salle d’attente de Derrone et entrai sans frapper. Personne. Je regagnai la cuisine, là où nous nous étions quittés quelques jours plus tôt, et me posai sur une chaise. Alisha était vivante, Nathan aussi. Mais où étaient-ils ? Je n’avais plus de téléphone et restai planté là, un long moment, ne sachant que faire. Perdu dans mes pensées, j’aperçus Derrone qui me dévisageait du seuil de la pièce.

– Où est-elle ? lançai-je sans cacher la colère qui montait.

– Avec Nathan. Il est inconsolable. Ils sont allés chez Élodie avec vos collègues. Ils ne devraient pas tarder, ajouta-t-il d’une voix lasse.

Le magnétiseur ne semblait ni affecté ni surpris de ma présence, mais déçu. Il s’éloigna vers son bureau. Je ne tenais plus en place. La mort présumée d’Alisha et Nathan avait innocenté Derrone, celle des voisins changeait la donne.

– Il faut qu’on parle, lui dis-je en le suivant.

À cet instant, j’entendis des pleurs et me précipitai vers l’entrée. Alisha portait Nathan, la tête lovée contre son cou. Le serpent orange et ses deux mètres sans poils traînaient derrière eux, prisonnier de la petite main.

– Quelle chance, tu es là, dit Alisha en soupirant.

Je pris l’enfant et le posai sur mes genoux.

– C’est la méduse, je l’ai vue ! cria Nathan. C’est elle qui a tué Élodie…

– Quelle méduse ? demandai-je.

– Dans un de ses rêves, une méduse noire attaquait Nathan. Il a pensé que c’était la mort, répondit Alisha.

Elle tentait de maîtriser sa voix, de rester calme. Elle cherchait du regard les yeux de son fils, essayant de lire ses craintes, ses questions, ses angoisses. Elle poussait une mèche brune qui glissait sur le front de l’enfant comme si percevoir l’ovale parfait de son visage l’aidait à mieux lire ses émotions.

– À la fin, dans mon rêve, c’était pas moi qu’elle touchait, c’était Élodie, reprit Nathan. Elle mourait tout en dernier. L’autre jour, quand elle est venue à la maison, je lui ai donné mon serpent magique pour la protéger et un dessin de mygale…

Nathan ne s’arrêtait plus.

– Elle voulait pas chanter pour se protéger. Et mon serpent, il y est pas arrivé non plus, dit-il en éclatant en sanglots. Mon serpent, il est nul ! Je veux plus le voir, ajouta-t-il en le jetant à terre.

– Tu n’y es pour rien et ton serpent non plus, le rassura sa mère.

– M’en fiche. J’en veux plus.

Le gamin se dégagea et se rendit dans sa chambre. Alisha le suivit et le coucha. Un peu plus tard, elle vint se blottir dans mes bras.

– J’ai essayé de t’appeler…, lui confiai-je.

– J’ai éteint mon portable. Chantal était une très bonne amie.

– Je t’ai envoyé un texto de Londres.

– J’ai été ridicule. J’ai cru que tu soupçonnais mon père.

– Je t’ai menti, nous le faisons suivre.

– Qu’est-ce que tu racontes ? dit-elle, abasourdie.

Elle s’éloigna de quelques mètres en me fixant. Une fatigue extrême m’envahit. La question autour du coupable s’imposa à nouveau. Le sentiment d’avoir été abusé par cette famille s’insinuait un peu plus, chaque seconde.

– Vous vivez dans la maison du Moine aux abeilles, dis-je le plus lentement possible pour ne pas m’emporter.

– Mais qu’est-ce que ça peut faire ? répondit-elle.

– La date des meurtres, l’âge des enfants, les surdoués… Le meurtrier suit la prophétie à la lettre. À quoi tu joues ? À quoi joue ton père ? hurlai-je.

– OK, j’ai compris, dit-elle.

– Tu as compris quoi ? Explique, bon sang !

Elle ne répondit pas. J’avais déjà bondi dans le couloir et me dirigeai vers le bureau de Derrone. J’ouvris la porte de toutes mes forces. Elle cogna bruyamment contre le mur. Le magnétiseur sursauta. Il s’était assoupi dans un fauteuil. J’éructai, plein de rage :

– Maintenant plus de bobards, plus d’énigme à la con, vous me dites tout avant que j’explose.

– Que voulez-vous savoir ? dit le vieil homme, visiblement décontenancé.

– Vous connaissiez Gabriel Comte !

– C’est parfaitement exact. Nous vivons chez lui, confirma Derrone.

Je serrai les poings pour ne pas céder aux tremblements qui rongeaient mes nerfs et restai debout, tendu, devant le guérisseur qui reprit :

– Nous avons été amis, je l’ai connu durant toute sa période française. Alisha s’occupe de ses ruches, du terrain, de tout…, ajouta-t-il en posant les deux mains sur la table.

– Vous n’êtes qu’un vieux fou ! hurlai-je. Pourquoi tant de secrets ?

– J’ai volontairement édulcoré l’histoire de Gabriel Comte pour attirer votre attention sur son fils, Marcus. Vous n’auriez jamais prêté attention au contenu de la prophétie si je l’avais aussitôt décryptée. Je n’ai pas imaginé que mon mensonge pouvait se retourner contre moi et que vous puissiez me soupçonner.

Je songeai à la filature qui n’avait rien donné malgré les nouveaux meurtres. D’une certaine manière, la PJ assurait à Derrone un alibi en or. Je me gardai de l’en informer et repris :

– Vous réalisez dans quelle merde vous m’avez mis ?

– Oui, je vous ai menti. Mais c’est un peu grâce à moi que vous poursuivez Marcus Comte. Dieu sait pourquoi vous ne l’avez pas encore incarcéré…

– Je reviens de Londres. Ça fait cinq jours qu’on les cuisine, lui et sa bande. On n’a rien. Ils sont fous mais clean, répliquai-je.

– C’est lui, j’en suis sûr. Vous êtes passés à côté, croyez-moi.

Je compris pourquoi Derrone avait semblé exaspéré à mon arrivée : il croyait Marcus coupable et estimait que son emprisonnement aurait empêché la mort des amis de sa fille.

– Comment pouvez-vous être sûr de sa culpabilité ? demandai-je en m’asseyant.

– Le Moine était médium. Il appelait son fils Mwulana, ce qui le désigne avec certitude.

La tête entre les mains, je ne savais plus que penser. Je quittai Derrone sans un mot et me dirigeai vers l’aile où habitaient Nathan et Alisha. Je restai devant la porte, sans bouger et l’observai. Elle me tournait le dos et préparait le repas. J’y voyais clair dans mes sentiments. Je m’approchai et la pris dans mes bras.

– Je suis convaincu que ton père n’est impliqué d’aucune manière dans cette affaire. Maintenant, j’en suis sûr.

– Merci, dit-elle.

– Je t’aime, dis-je pour la première fois de ma vie.

Elle ne me répondit pas mais, étrangement, cela m’était égal. J’étais bien trop heureux d’avoir livré mes sentiments et ses yeux semblaient dire la même chose.

 

Resté à Londres, le commandant Ponstain participa à la fin des interrogatoires. Le juge Gutineau croyait Marcus Comte coupable des nouveaux meurtres perpétrés en France. De son côté, la police londonienne renforça la surveillance des Bee Free. Je pris un jour de repos en compagnie d’Alisha et Nathan. À Paris, Berckman reçut un nouveau rapport de la Crim’ transmis par Emmanuelle. La brigade avait rencontré les académies d’Île-de-France afin d’évaluer le nombre de victimes potentielles. Cent vingt-sept mille quatre-vingts enfants de la région suivaient un CP. En sélectionnant le meilleur enfant de chaque classe, il restait quatre mille deux cent trente-six enfants à protéger. Une tâche impossible.

Honfleur trouva les références de psychothérapeutes parisiens en se rapprochant de l’Institut de recherche sur les expériences extraordinaires, l’INREES, qui travaillait auprès des plus réputés d’entre eux. Il prit contact avec dix thérapeutes afin de leur confier une mission de profilage, profession qui n’existait pas en France. La plupart repoussèrent l’offre, prétextant leur manque d’expérience et les risques de dénigrement dans le cas où le criminel demeurerait introuvable. Restaient cinq thérapeutes : Stéphane Chancelor, Olivier Sismer, Patrick Patovsky, Yves Lentoine et Christine Lannelongue. Les deux derniers, en congés, restaient injoignables. Marc Honfleur laissa un message à leurs assistantes. Le juge Gutineau convoqua les trois autres. Il espérait un éclairage sur le profil psychologique et le sexe du ou des meurtriers présumés.