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J’ignorais comment orienter l’enquête. Le résultat de mes récentes investigations dépendait de Saléni, un vieux pharmacognoste dont la priorité était son déménagement du CNRS. Restaient les magnétiseurs. Plusieurs d’entre eux avaient évoqué sur la Toile une folie meurtrière pour 2008. Or, Derrone, celui de Châtenay-Malabry, acceptait de collaborer à condition que je lui présente un avis éclairé sur la prophétie. Prophétie que je n’avais pas. « Envoie-lui ta mère », avait dit Jane. Je réfléchissais à comment convaincre ma mère de se faire soigner par un guérisseur. « Tu veux bien nous servir de cobaye auprès d’un probable charlatan… Cela nous permettrait d’obtenir un document dont on ne sait s’il est important. Je précise que c’est pour une enquête sur laquelle je ne suis pas censé travailler… Tu acceptes ? » Aucune chance. Il fallait que je lui parle. Peut-être aurais-je assez de courage…

Ma mère me vit débarquer sans crier gare. Comme je n’avais trouvé aucun prétexte, je ne lui en servis aucun.

– Il faut que je te parle de quelque chose d’important, dis-je sérieusement.

– Tu vas te marier ? Je suis bien contente, il est plus que temps !

Elle me prit dans ses bras et me serra fort contre elle. Ne plus voir ses yeux m’aida à franchir le pas.

– Est-ce que tu sais qui a tué papa ? lançai-je en un souffle.

– Pardon ? répliqua-t-elle avec stupeur en se reculant.

– Le meurtrier… tu as une idée ?

– Pourquoi me parles-tu de cette histoire ? Ton père est mort il y a trente-deux ans…

Ma mère était pâle, je la sentais défaillir, mais sa voix restait ferme. Je continuai :

– Tu avais une amie qui s’appelait Sylvie…

– Bien sûr, mais…

– Comment s’appelait son mari ?

– Yoann, à quoi tu joues ? Tu ne crois pas qu’il est un peu tard pour mener l’enquête sur la mort de ton père ? Je comprends que…

– Comment s’appelait son mari ? dis-je presque en hurlant.

Ma mère recula d’un pas.

– Sylvie n’était pas mariée, dit-elle en baissant les yeux. Elle avait des amants, ça oui, mais elle n’était pas mariée.

Elle respirait bruyamment. Je lui pris les mains et lui demandai doucement : « Connaissais-tu à cette époque une autre Sylvie ? Ou quelqu’un qui travaillait avec papa et qui portait ce prénom ? » Alors qu’elle faisait non de la tête, je persistai : « Mais si, souviens-toi, il y a forcément une Sylvie mariée quelque part ».

Elle plongea ses yeux dans les miens et, d’un ton grave qui me surprit :

– Peux-tu me dire à quoi tu joues ? Tu débarques à 21 h 00 sans raison, tu me demandes si je connais une Sylvie et son mari… Une histoire que j’ai tout fait pour oublier ! Tu es fou, Yoann.

– Je n’ai jamais eu le courage d’aborder cette question avec toi et le jour où j’y arrive enfin tu me traites de fou ?

– Ton père est mort et enterré, l’affaire a été classée sans suite, je suis surprise que tu n’aies pas tourné la page, Yoann. Franchement, c’est mieux pour tout le monde.

– Je suis surpris que tu l’aies tournée si vite ! assenai-je en un réflexe.

Ma mère s’effondra.

– Comment peux-tu dire une chose pareille ? souffla-t-elle.

Je serrai les dents.

– Je… veux… trouver… qui… a… tué… mon père.

C’était la première fois que je lui tenais tête, la première fois que j’élevais la voix, que j’osais dire ce que je pensais. Pourquoi avais-je soudain le sentiment d’affronter ma mère en recherchant le coupable ? Se pouvait-il que je la croie mêlée au meurtre de mon père ? Comme pour lui donner le temps de reprendre ses esprits, je lançai :

– Nous en reparlerons plus tard. Demain, je t’emmène chez un guérisseur. C’est un spécialiste des douleurs aux jambes, il peut t’aider.

Deux mensonges s’annulaient, un point de vue comme un autre. L’un à la fille du guérisseur, l’autre à ma mère. Ni vu ni connu. Contre toute attente, comme pour se débarrasser de la discussion, ma mère hocha la tête et alla se coucher. Ma nuit fut sans rêves et sans sommeil. Des années que j’attendais cette discussion qui se révélait plus que décevante. Je n’avais rien appris, et rien dit du mot de mon père. J’avais utilisé une de mes vieilles ficelles de flic et lui avais demandé, sans rapport avec le sujet qui m’intéressait, si elle connaissait la personne qui avait tué mon père. Elle avait utilisé une des vieilles ficelles de mère qui consiste à ne pas répondre tout en vous culpabilisant de poser une telle question. Finalement, les ficelles de flic ne valent rien devant les ficelles de mère. Que pouvais-je apprendre trente-deux ans plus tard ? Sylvie n’avait pas de mari, qu’est-ce que cela signifiait ? Mon père s’apprêtait-il à divorcer pour devenir le mari de Sylvie ? Il n’avait peut-être pas noté le nom de son meurtrier mais la raison de sa mort. Dans ce cas le meurtrier était… ? Impossible. Occultant ce qui me venait à l’esprit, je m’endormis quelques minutes avant que le réveil ne sonne.

 

Derrone travaillait au pendule. La boule de métal doré, à l’aplomb d’un croquis de corps humain, réagit au niveau des fémurs. Il voulut connaître le prénom de ma mère, puis imposa les mains sur ses jambes en récitant tout bas une litanie incompréhensible. Les douleurs s’estompèrent dans la soirée mais revinrent dès le vendredi. Je la convainquis de rendre une deuxième visite au magnétiseur. Peut-être aurais-je la chance de croiser la fille du vieil homme. Ma mère ne m’adressait plus la parole depuis trois jours. Une manière de me faire payer mes questions.

Nous arrivâmes alors que Derrone sortait de sa villa. Il massait ses doigts bosselés en frictionnant ses phalanges avec un liquide translucide. Il prit les mains de ma mère entre ses paumes et se concentra.

– Le fait que vous ayez ressenti un mieux le soir même est un très bon signe, dit-il.

– J’ai cessé d’avoir mal durant toute la journée, cela fait six ans que cela ne m’était pas arrivé, mais la douleur est revenue le lendemain, dit-elle.

Derrone réfléchit un instant.

– M’autoriseriez-vous à venir chez vous ? La solution y est peut-être.

– Pourquoi ? dis-je, méfiant.

– Tout est relié ici-bas, cher monsieur.

Il lâcha les mains de Maria pour composer un cercle et reprit :

– L’homme et la Terre. Nous sommes un tout, je sais bien que c’est difficile à admettre, on nous apprend depuis plusieurs siècles que nous sommes des êtres supérieurs. Et pourtant, notre énergie dépend directement de notre environnement.

– Vous parlez de notre santé ? demandai-je.

– Oui. Regardez le nombre de nouvelles maladies et de virus qui surviennent alors que la nature et la biodiversité disparaissent. Et je ne parle pas de la stérilité qui touche l’humanité. Plus nous détruisons d’espaces sauvages et moins il y a d’énergie disponible pour les hommes. Ce sont les arbres, les minéraux, les animaux, les végétaux qui régulent notre énergie. En ville, nous sommes plus faibles car nous sommes dénaturés, dit-il en insistant sur ce dernier mot.

– La planète nous en fait payer le prix fort avec ces inondations, ces tempêtes toujours plus nombreuses, intervint Maria.

– La Terre n’y est pour rien. Les catastrophes naturelles n’existent pas. C’est notre ingérence dans la nature qui est une catastrophe. Les campagnes, les forêts, plus rien ne va. L’homme aime l’ordre et la rigueur des monocultures, la vie aime la générosité du chaos et l’équilibre qui en découle. Nous sommes responsables d’un désastre. Nos sols abritaient 80 % de la biomasse vivante. L’agriculture intensive les a compactés, asphyxiés, en détruisant toute la biodiversité chargée de l’aérer et de l’enrichir. Les traitements insecticides sont systématiques. La fertilité de la terre s’affaiblit, nous plantons des végétaux sur des parcelles agricoles mortes.

– Quel rapport avec les inondations ? demandai-je.

– Sur un sol serré, l’eau ne rentre pas, il y a érosion. Cela fait vingt ans que nous subissons de graves sécheresses et on n’a jamais connu autant d’inondations… Un comble.

– Et c’est grave ? interrogea Maria.

– Les légumes qu’on nous vend sont gorgés de pesticides. La pomme, par exemple, subit trente-deux traitements chimiques plus une hormone de blanchiment, pour les golden, avant d’arriver sur les étals. Les dépenses de la Sécurité sociale augmentent de 6 % par an, vous demanderez à ma fille qui est chercheur en agroalimentaire, si c’est grave.

– D’un autre côté, nous vivons plus vieux, ajouta-t-elle.

– L’agriculture chimique date des années 1970. Vous et moi, dit-il en s’adressant à elle, avons peu mangé ces légumes gorgés d’insecticides. Il faudra attendre que les générations nées après 1975 vieillissent pour constater, ou pas, leur longévité. Dix-sept pour cent de nos enfants sont obèses… et de plus en plus petits. Vous avez remarqué ? Comme le blé dont on raccourcit la tige, par traitement spécifique, pour qu’il ne se couche pas avec le vent ! Vous croyez que c’est normal ?

– Il faut arrêter de manger des légumes ? proposai-je en espérant m’attirer les bonnes grâces du magnétiseur.

– Ne soyez pas stupide. La moindre molécule chimique présente dans nos végétaux est mille fois, dix mille fois plus concentrée dans nos viandes, lait, pain et plats en tout genre. Le principe de la chaîne alimentaire. Et pourtant, quand on l’aime et qu’on la respecte, la nature est inestimable. N’avez-vous jamais essayé de demander à un arbre de vous donner de l’énergie ?

Je fronçai les sourcils, me souvenant soudain qu’enfant je parlais aux arbres comme s’il s’agissait d’êtres humains. Il interpréta mal mon attitude et se reprit :

– Je m’éloigne du sujet. Parfois, l’environnement favorise l’émergence d’énergies telluriques nuisibles pour la santé. En observant votre maison, je vérifierai si l’origine de votre mal ne vient pas du terrain, dit-il en s’adressant à ma mère.

Très enthousiaste, elle lui proposa un rendez-vous, mais Derrone n’avait pas de permis de conduire et dépendait de sa fille.

– Votre fille n’a pas besoin de venir, Yoann est motorisé, il peut venir vous chercher, proposa Maria.

– Vous avez déjà eu d’autres cas de douleurs aux jambes ? demandai-je.

– Le plus souvent, les énergies telluriques provoquent des rhumatismes, des insomnies, des maux de tête, des déséquilibres nerveux. J’ai eu trois cas de cancer, tout de même, répondit Derrone.

Tout dépendait de l’eau. Le liquide demeurait indispensable à la vie mais, dans certaines circonstances, il pouvait dévitaliser et fatiguer les organismes qui séjournaient à son aplomb. Une eau souterraine qui traversait un cimetière, une déchetterie, se chargeait à son tour des énergies négatives et des informations de mort de ces lieux. Les troncs d’arbres, vulnérables face aux variations magnétiques de la terre, présentaient à l’aplomb d’une faille tellurique une excroissance, un renflement, une protubérance. Un moyen sûr de déceler une pathologie causée par un nœud tellurique dans le monde végétal. La présence d’une source suffisait. En créant failles et fissures dans la matière rocheuse, elle générait des anomalies au niveau du champ magnétique terrestre. Anomalies dangereuses pour la santé.

– C’est passionnant, dit Maria.

Encouragé, Derrone continua :

– Ces histoires souterraines ne sont pas compliquées à gérer. Un sourcier vous dira précisément où passe le cours d’eau. Il suffit parfois de changer de place le lit de la personne pour qu’elle se sente mieux.

– Les lieux eux-mêmes sont vecteurs d’une bonne ou d’une mauvaise énergie.

La voix, qui me fit sursauter, venait de la porte. Visiblement, la jeune femme patientait depuis quelques minutes en écoutant son père.

– Ma fille, Alisha. Mme Clivel et son fils.

– Nous nous sommes déjà croisés, dit-elle sans que je sache si elle en gardait un bon souvenir.

– Il est tard et nous vous dérangeons, avançai-je dans le doute.

Alisha ignora ma remarque et acheva son raisonnement :

– Certains lieux appellent à la même douleur à travers les générations et les siècles, même si une maison neuve y est construite. On appelle cela la mémoire des murs. Une femme peut être en conflit avec sa fille. Dix ans, vingt ans, cinquante ans plus tard, l’histoire se répète inlassablement à chaque nouveau propriétaire.

– C’est incroyable, dit Maria.

– Un homme se suicide dans une maison. De nouveaux acquéreurs s’installent et, bizarrement, l’une de ces personnes va également se suicider. C’est le site qui veut ça. Ou l’esprit qui y habite. Ce sont des cas isolés, Dieu merci, ce n’est pas systématique. Parfois on n’y peut rien à moins d’entamer une purification, dit-elle pour conclure.

Je proposai au magnétiseur de venir chez ma mère le jour suivant en milieu d’après-midi. Le vieil homme acquiesça.

 

Le lendemain, j’attendais, adossé à mon véhicule, que Derrone me rejoigne. Alisha vint à ma rencontre. Son nez présentait un petit renflement à la base qui, sans l’enlaidir, mettait en valeur la beauté de ses yeux et lui donnait un air déterminé. Elle partait à vélo avec son fils, un petit garçon aux traits fins, aux yeux noirs et à la tignasse brune.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Nathan.

– Bonne balade, Nathan ! lançai-je.

– Bonjour, répondit l’enfant en s’arrêtant de pédaler.

Alisha s’éloigna en marchant.

Le gamin me fixa dans les yeux. J’eus alors le sentiment d’être scanné et un frisson me parcourut. L’enfant ne fronçait pas les sourcils et, pourtant, il émanait de lui une distance, une humeur que je n’arrivais pas à nommer. Puis il sourit et me fit un clin d’œil avant de partir retrouver sa mère qui l’attendait une quinzaine de mètres plus loin.

Bizarre ce gosse.

Arrivés devant la maison de ma mère, le magnétiseur arpenta le jardin avec ses baguettes, de l’extérieur vers l’intérieur, de la gauche vers la droite. Il parcourut chacune des pièces de la maison et nous expliqua : une source de belle taille courait sous la partie sud de la maison. Le sol, argileux, n’absorbait pas les rayons telluriques. À l’inverse des terrains sableux, calcaires, de grès ou de graviers qui présentaient cet avantage, les sols argileux, ceux contenant de la pyrite ou du minerai de fer, se révélaient nocifs pour la santé. Derrone estima la source à sept mètres de profondeur avec une marge d’erreur égale à la couche d’argile.

Pour guérir, Maria devait changer de chambre à coucher et prendre la pièce qu’elle réservait aux amis, loin de la source. Elle devait également poser des prises de terre fiables, éviter les fils électriques à proximité de la tête et changer les ressorts du matelas par une matière végétale, du genre latex. J’admets avoir été troublé par ses explications. Ces notions étaient nouvelles pour moi, mais elles faisaient sens. J’y trouvais une certaine logique.

Le magnétiseur prit ma mère par le bras, l’emmena doucement dans le jardin et acheva sa démonstration. Des traces d’humidité et des petites mousses vertes couvraient les murs. Orties, ronces et acacias confirmaient la présence de l’eau souterraine.

– Changez de place et tenez-moi au courant. Je serais surpris que votre douleur ne disparaisse pas complètement, conclut-il.

Sur le chemin du retour, je demandai à Derrone s’il acceptait de me parler de la prophétie. En guise de réponse, le guérisseur m’interrogea sur les affaires que nous traitions.

– Drogue, viols, crimes, tout ce qui sort des infractions courantes, dis-je.

– Les « meurtres suicides » entrent-ils dans cette catégorie ?

– L’affaire a été confiée à la brigade criminelle. Mais ça n’empêche personne de s’y intéresser. C’est votre cas, on dirait ?

– Une fois que nous serons chez moi, je vous remettrai la prophétie. Considérez-la avec attention avant que nous en reparlions, dit-il.

– Qui en est l’auteur ?

– Gabriel Comte.

Le magnétiseur marqua une pause, puis reprit :

– Au sujet de cette affaire dont nous parlions, vous avez des suspects ?

– Je ne peux pas en parler.

– Vous faites plus que vous y intéresser alors ?

– Pourquoi ? répliquai-je en fixant le magnétiseur.

– Vous m’auriez répondu que vous ne saviez pas…

Je souris de la perspicacité du vieil homme et précisai :

– Nous sommes confrontés à des criminels qui n’hésitent pas à tuer l’ensemble des habitants d’un immeuble alors qu’ils ne visent probablement qu’une catégorie d’entre eux.

– Des enfants…

Les mots du magnétiseur eurent l’effet d’un coup de massue.

– Pourquoi pensez-vous aux enfants ? dis-je sans réussir à dissimuler ma stupeur.

– Vous comprendrez en lisant le document.

– C’est une confession ?

– Pas vraiment. Un testament. Le testament du Moine aux abeilles que beaucoup appellent aujourd’hui la prophétie.

 

Je tenais entre mes mains une feuille épaisse de cellulose grise dont les angles s’effritaient. De minuscules fleurs séchées couleur pastel s’intégraient à la trame. Le document comptait quatre paragraphes de six lignes chacun. Je lus le texte et me fis la réflexion que le contenu relevait, en effet, plus de la prophétie que des dernières volontés d’un moine. Le message général n’avait rien de personnel. Je pris le temps de relire chaque strophe. L’une d’elles retint particulièrement mon attention.

J’observai le magnétiseur qui ne sourcillait pas.

– Je vous l’emprunte, j’ai besoin d’y réfléchir, dis-je au vieil homme.