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« Monsieur Lentoine, vous êtes là ? »

« Oui, monsieur Éliaz. Comment vous sentez-vous ? »

L’adresse email d’Éliaz paraissait différente de la fois précédente. Le docteur consulta le dossier. Le 10 octobre, le courriel émanait d’un certain eliaz@eliaz.fr. Le 17 octobre, eliaz@eliaz.com. Le 24 octobre, eliaz@eliaz.org. Cette fois-ci, le 31 octobre, eliaz6@eliaz.fr. Combien de messageries avait-il à sa disposition ?

« À mon grand soulagement, je n’ai pas eu de crises depuis vendredi dernier. »

« Vous êtes sur la bonne voie. Je souhaiterais revenir sur la prophétie évoquée la semaine dernière. Pourquoi pensez-vous qu’elle vous est destinée ? »

« Un très grand nombre d’éléments décrits dans ce document présentent des similitudes avec ma vie. J’ai atteint un rang élevé dans ma profession. J’ai réalisé des choses exceptionnelles, je suis une sorte d’élu. Et puis, j’ai compris qu’à cause d’elle, on allait s’acharner sur moi et essayer de me détruire. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de ne pas me laisser faire. »

« C’est-à-dire ? »

« Je révèle l’obscurantisme des faux innocents. »

« Mais encore ? »

« Vous comprendrez plus tard. Je ne sais pas si je peux vous faire confiance. »

« Vous êtes à nouveau dans votre délire. Vous devez sortir de cette logique, revenir à la réalité pour que votre eczéma disparaisse. »

« Tout ce qui m’arrive est bien réel. »

« Je ne parle pas de votre eczéma… »

Et encore, songea Lentoine, il n’a peut-être plus d’eczéma mais s’est convaincu du contraire. Il prit le temps de feuilleter leurs premières communications et nota qu’un des spécialistes estimait Éliaz guéri.

« Tout ce que vous me dites concernant cette prophétie est hors de la réalité. Vous ne vous en rendez pas compte ? »

« Vous m’agressez. Vous me prenez pour un débile mental ? »

« Il est de mon devoir de vous faire comprendre que vous n’êtes pas sensé. »

« J’ai l’habitude de gérer ma vie, seul, depuis longtemps et tous les gens qui me côtoient me font confiance. »

« Parlez-moi de votre enfance. »

« C’est douloureux. Des personnes indignes d’être évoquées. »

« Ne parlons pas de ces personnes, parlons de vous. Comment avez-vous vécu votre enfance ? »

« Seul. »

Le curseur clignota un temps. Lentoine attendit.

« Entièrement seul. Je suis fils unique. J’ai appris grâce aux études et aux livres. Je ne dois mon empire qu’à moi-même. »

« Qu’éprouvez-vous en pensant à cette époque ? »

« Je n’ai jamais reçu l’amour que je méritais. Un sort malheureusement réservé aux maîtres, aux faiseurs de la grande Histoire. »

« Vous faites donc partie des grands de ce monde… »

« Vous seriez surpris. »

« Dites-m’en plus sur ces personnes qui veulent vous nuire. »

« C’est compliqué. Lorsque quelque chose me contrarie, j’échafaude plusieurs théories. De la plus neutre à la pire. Je recueille alors tous les indices imperceptibles au commun des mortels et j’observe vers quelle option la problématique tend. C’est la pire qui est toujours validée. J’ai de nombreux exemples. »

« Donnez-m’en un concernant un événement récent. »

Yves Lentoine attendit dix minutes une réponse qui ne vint pas. Il songea qu’Éliaz avait quitté l’entretien et envoya :

« Vous n’avez pas trouvé d’exemples concrets ? »

« J’en ai tellement que je ne sais lequel choisir ! D’autre part, je ne peux pas tout vous dire… »

Le docteur en avait assez de ces fuites et dénégations à tout bout de champ. Ils n’avançaient plus.

« La séance est terminée. À la semaine prochaine. »

« C’est un peu agaçant, la manie que vous avez de toujours avoir le dernier mot. Et après, vous vous étonnez que je ne vous fasse pas confiance ! »

Lentoine ne répondit pas. Ce patient devenait péremptoire. Allait-il continuer à l’analyser ? La question se posait réellement. Il prit une feuille et résuma :

« Éliaz pense être l’élu d’une prophétie ? Il croit accéder à la reconnaissance de personnes de rang supérieur. Puis il réalise que cela le désigne comme cible. Un événement agressif (divorce ?) intervient et concrétise ses craintes (On veut l’anéantir. La prophétie évoque ceux qui s’acharnent sur lui). Il réinvestit l’énergie de sa passion pour la prophétie dans une énergie destructrice. Personnage érotomaniaque ? »

Le docteur nota les adresses d’Éliaz et appela son assistante.

– Ma chère Catherine, qu’est-ce que ces adresses e-mail signifient pour vous ?

– C’est Zorro ?

Le docteur acquiesça d’un signe de tête.

– Il change à chaque fois ? demanda-t-elle.

– Oui.

– Vous avez essayé d’écrire à l’une de ces anciennes adresses ?

– Non. Il prend contact à 18 h 00 précises et je me borne à taper « répondre ».

– Si j’étais vous, j’essaierais.

– Il me faut une raison valable. Nous venons de communiquer, il va trouver ça étrange.

– Je parie que ses anciens mails ne marchent plus.

– S’ils fonctionnent encore, je prends le risque de perdre le client.

– Vous faites comme si vous écriviez à quelqu’un d’autre. S’il s’en rend compte, vous dites que vous vous êtes trompé.

– Je vais prendre notre « Zorro » pour une personnalité importante. Vous avez une idée ?

– Le sergent Garcia ? Tornado ?

– Merci de votre aide, Catherine. Heureusement que vous êtes là !

– Je ne vais pas tarder à rentrer chez moi, Bernardo m’a téléphoné pour un dîner en amoureux, ajouta-t-elle.

– Bernardo était muet, répondit Lentoine qui savait qu’elle vivait seule. Je vous rappelle qu’il s’exprimait avec les mains.

– Vous avez quelque chose contre l’expression corporelle ? lui dit-elle d’un air coquin.

Un petit jeu de séduction s’était installé entre eux, conséquence de leur parfaite entente.

Le thérapeute s’inspira d’un court texte écrit quelques jours plus tôt à l’un de ses collègues réputés. La lettre débutait par « cher confrère ». Il l’adressa à eliaz@eliaz.fr et appuya régulièrement sur la touche « recevoir ». Une minute plus tard, un courrier d’erreur stipulait que l’adresse n’existait pas. Le même e-mail partit à l’adresse qui fonctionnait quinze minutes plus tôt : eliaz6@eliaz.fr. Le message revint à l’identique, en alerte erreur. Lentoine était fixé.

 

De son côté, « Éliaz » observait son profil dans le miroir de sa chambre. Il posa les mains sur son cou et remonta vers les tempes. Huit ampoules mitraillaient son visage de leurs watts. Ses yeux écarquillés scrutaient chaque millimètre carré de peau. Il crut déceler une tâche brune sur le haut des pommettes. Fou de rage, il frotta l’épiderme de toutes ses forces, se griffa à plusieurs reprises et ferma les yeux. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Ses ongles rougis tremblaient nerveusement. Lorsqu’il s’approcha à nouveau du miroir, de larges traînées vermillon marquaient ses joues. Alors, il prit conscience d’une forte sensation de picotement. Sa bouche se tordait de douleur. La crise d’eczéma était bien là. « C’est la preuve que ce n’est pas le bon », susurra-t-il.