Je pris mon premier café de la journée. Comme tous les dimanches, j’appelai ma mère qui, depuis plus de trente ans, s’épanouissait dans la solitude. Il est possible que ça vous semble étrange qu’un grand bonhomme sûr de lui appelle encore sa mère avec une régularité monacale et la dévotion d’un poussin. Avant de continuer, je vous dois quelques explications. C’est encore lié à ce bout de papier que je n’ai jamais donné aux flics. Passé la confusion liée à la présence de l’araignée, je me sentais si coupable de n’avoir pas connu ce père que je me fixai pour mission de réparer et de trouver son meurtrier. Un serment de gosse de dix ans qui empêcha la police de l’époque de trouver la moindre piste. J’avais seize ans lorsque je compris que c’était une belle connerie. Il était trop tard. Ma mère avait surmonté sa peine de femme trompée, puis abandonnée et je ne voulais pas lui imposer de souffrir à nouveau. Il n’y avait pourtant qu’elle qui savait qui était Sylvie. C’est pourquoi, à presque quarante-deux ans, je me rends encore tous les dimanches chez ma mère. Dans l’espoir qu’un jour, j’aurai le courage de remuer la boue qui entourait le cadavre de mon père et de lui poser quelques questions. Vous n’imaginez pas combien les hommes sont lâches pour les questions d’importance.
Le meurtre de mon père a donc été classé sans suite. Il avait été là au mauvais moment, témoin d’une rixe entre voyous. Rien de plus. Tout le monde connaissait mon don juan de père et savait que ça transpirait le meurtre passionnel, une maîtresse jalouse ou un mari à cornes. Était-ce parce qu’il y avait trop de monde à interroger, trop de notables cocus à protéger de la honte ou parce qu’on a eu un été caniculaire en 1976 ? Passé trois mois, on n’a plus jamais entendu parler du meurtre de mon paternel. Et je crois que cela convenait à ma mère.
Je l’admirais et m’inquiétais. Six ans qu’elle souffrait de douleurs aux jambes, aucun spécialiste n’en trouvait la cause, mais Maria ne se plaignait jamais. Ses cheveux blancs et clairsemés entouraient un visage épanoui et souriant. La vie lui avait appris à accepter joies et souffrances, bonheurs et malheurs, comme ils venaient. « Lorsqu’on est âgé, le monde rit plus volontiers avec vous si vous riez. Si vous pleurez sur votre sort, vous finissez toute seule », avait-elle coutume de dire. Ma mère était de ces personnes dont la présence invitait à la bonne humeur.
– L’affaire qui te donne du souci, c’est celle dont parle la presse ? demanda-t-elle.
– Oui. Celle-là et une autre.
– Tu vas résoudre ces meurtres tout seul ?
– Officiellement, non. Je m’y intéresse à titre personnel. Tu n’en parles pas.
– Tu n’as pas besoin de me le dire.
– Et tes examens médicaux ?
– Les artères ne sont pas bouchées, ce n’est pas de l’arthrite ou de l’arthrose, toutes mes analyses sont excellentes, à part peut-être un peu de cholestérol, mais ce n’est pas méchant. Ce n’est pas nerveux ni cancéreux…
– Ils ont forcément oublié quelque chose.
– Ça ne m’empêchera pas de partir quelques jours en Espagne chez mon amie Danielle.
Ma mère était ainsi. Une douleur, même forte, n’empêchait en rien la vie de continuer. Après le déjeuner, j’entrepris l’après-midi avec une inertie toute masculine, pieds nus, calé dans un fauteuil face à la cheminée. À 16 h 10, mon portable me fit sursauter : Berckman. Il éructait dans son portable branché en mode haut-parleur. De nouveaux meurtres dans le treizième arrondissement, tour Bergame, 8, avenue de Choisy. Le nombre de victimes était sans précédent. Signe que l’affaire était grave, Ponstain l’accompagnait et conduisait en beuglant les plus beaux « sans déconner » qu’il m’ait été donné d’entendre. Ce qui expliquait la tension non feinte de Berckman. Trois ans que le commandant n’avait pas quitté son bureau !
La tour se dressait entre un immeuble de moindre taille et un McDonald’s orientalisé. Les néons des restaurants et enseignes multicolores des magasins d’importation conféraient à l’endroit l’aspect d’une petite Chine. Le dimanche, les supermarchés Tang Frères attiraient nombre de citadins et provoquaient dans l’arrondissement plus d’embouteillages qu’aux heures de pointe. Au milieu de cet univers de béton, deux rangées de tilleuls diffusaient tant bien que mal leurs effluves sucrés.
Au pied de la tour, l’équipe de Ponstain au complet – soit huit agents et officiers de PJ – fit corps autour du commandant qui exposa les faits. Vingt-huit personnes décédées, plus que les attentats terroristes du RER en 1995, ajouta-t-il pour insister sur la démesure de l’événement. Ponstain n’avait trouvé aucun prétexte pour éviter la balade. De petites gouttes de sueur perlaient à la racine de ses rares cheveux blonds, illuminant le haut de son front et racontant son calvaire. Trois personnes avaient fait le saut de l’ange à vingt minutes d’intervalle, quatre s’étaient mutuellement assassinées, les autres semblaient évanouies. De telles similitudes avec l’affaire du Moulin-Vert que le procureur avait aussitôt convoqué la brigade criminelle. Trente et un locataires manquaient, probablement partis en week-end. Ponstain déglutit avant d’enchaîner :
– Allez à l’essentiel. Il y a un survivant, une mère dont la fille est décédée.
Je m’éloignai, aussitôt rejoint par Berckman.
– Il faut chercher le lien entre toutes ces affaires et mettre Jane sur le coup, annonçai-je.
– Tu penses vraiment qu’il y a un lien ?
– C’est évident ! répliquai-je.
– OK. On a des suicides bizarres et une épidémie de morts. Mais rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, ils ne sont que trois ! Tu en fais quoi du père et de son couteau ?
– Trois morts, puis treize, et là, vingt-huit. Quelqu’un s’améliore. Va chercher Jane pour un coup de main et sois discret. Pas envie que le lieutenant vienne nous coller.
Immobile, Berckman saisit sa boîte d’allumettes et la remua. Je couvris les cloportes de mon poing et renchéris violemment :
– C’est pas le moment d’hésiter vu l’ampleur que ça prend. On met les pieds là où on devrait pas, Jane le sait. Et arrête de faire celui qui n’en a rien à foutre, j’ai vu ton cinéma avec elle. Dis-lui de venir et préviens Ponstain qu’on la prend avec nous.
Je remarquai un homme d’une cinquantaine d’années qui arrivait droit sur moi.
– Bonjour ! Perrot Jérôme, annonça-t-il à la manière des militaires.
Son accent trahissait des origines picardes.
– Monsieur l’inspecteur, je suis à votre entière disposition, ajouta-t-il.
Je lâchai un bonjour distant. Rien de pire que ces gens qui se croient indispensables.
– Le grade n’existe plus depuis au moins dix ans…, répondis-je. Sauf à la télé, évidemment.
L’autre continua, plein d’assurance :
– Je suis le président du syndicat de copropriété de l’immeuble. J’habite la maison d’en face.
– Vous avez vu quelque chose ?
– Je suis la dernière personne à avoir observé le bâtiment.
– Et ?
– Quand quelque chose ne tourne pas rond, on vient me voir. J’ai une certaine habitude, j’étais gestionnaire du domaine militaire jusqu’en 1990 au centre d’essais de…
– Donc ? l’interrompis-je, perdant patience.
– Venez voir ce qu’ils ont fait sur le mur de la face nord ! Je pense que ça va vous intéresser, répondit le vieil homme en souriant.
– Montrez-moi, dis-je en décidant que le type ne disposait plus que d’une minute avant que je ne le déloge de la surface de sécurité.
– C’est pas franchement évident, murmurait l’homme en claudiquant, se parlant à lui-même.
Un symbole grossier était gravé dans le béton à côté de l’interphone. Je n’arrivais pas à discerner ce qu’il représentait.
– Ça fait longtemps qu’il est là ?
– Oui et non. Disons que ça dépend, répondit l’ancien militaire.
– Ça dépend de quoi ?
– De ce que vous entendez par longtemps. Si vous…
– Depuis combien de temps est-il là ? le coupai-je.
– Samedi soir, entre deux et trois heures du matin, précisa l’homme.
– Comment pouvez-vous en être sûr ?
Jérôme Perrot appartenait à cette catégorie de personnes obsessionnelles dont les pensées se concentraient sur un bien – l’immeuble, en l’occurrence – comme si leur vie en dépendait. Il m’expliqua que le gardien finissait son travail le samedi soir à vingt heures. Alors, il entamait un tour du bâtiment en inspectant le parking souterrain et le local à poubelles afin de vérifier qu’aucun voyou n’ait bloqué une porte pour entrer sans le code. Le plus souvent, le militaire l’accompagnait. « Et je peux vous donner ma parole qu’à cette heure-là, il n’y avait pas de trou sur mon mur », dit le président du syndic. Un bruit extérieur, un martèlement l’avait dérangé vers 02 h 15. Il avait sonné chez le gardien un quart d’heure plus tard, mais personne n’avait répondu. Jérôme Perrot avait alors inspecté le parking, les voitures, puis fait un tour du bâtiment avant de découvrir l’entaille à 3 h 00.
– Cette œuvre d’art a donc été gravée entre deux et trois heures du matin, dit Berckman qui venait de nous rejoindre accompagné de Jane.
Je notai l’heure sur mon carnet.
– Qu’est-ce que ça vous évoque ? demandai-je en considérant le vieil homme d’un autre œil.
– Un huit raté et un losange à l’intérieur, répondit Perrot.
– On dirait une fleur de lotus, dit Jane en regardant l’écran de son appareil photo numérique.