Sept magnétiseurs travaillaient en région parisienne. Marc Honfleur avait imprimé leurs noms et adresses et déposé la liste sur mon bureau. Berckman avait choisi de rédiger les rapports, nous laissant Jane et moi mener les investigations auprès des guérisseurs. D’abord surpris qu’il ne saisisse pas l’occasion d’être seul avec la jeune femme, je supposai qu’il hésitait et redoutait cette promiscuité. Jane était ravie d’échapper aux entretiens avec les militaires.
Arrivés dans le douzième arrondissement, nous découvrîmes une ruelle en pente qui conduisait à une rangée de maisons mitoyennes parfaitement alignées. Le carré de jardin de chaque perron disait un peu du tempérament des propriétaires. Herbes folles, jardin à l’anglaise, débarras ou encore gazons fleuris se succédaient. La parcelle de Lurec, le premier guérisseur de la liste, présentait une dalle de ciment couverte de pierres du Gard. Jane pressa la sonnette à gauche du portail. Aucun signe de vie. Elle s’apprêtait à sonner de nouveau lorsqu’une voix d’homme se fit entendre.
– C’est pour quoi ?
– Police judiciaire, troisième division. Nous souhaitons vous poser quelques questions, dit-elle.
– Cela me concerne ?
– C’est possible. Nous cherchons des informations sur un guérisseur et vous pouvez nous aider.
Deux tours de verrous énergiques et un : « Je suis désolé, je n’ai pas le temps », conclurent l’échange.
– Putain de loi française, je défoncerais bien sa porte, s’écria Jane.
Je souris. Cette fille était épatante. Sans flagrant délit, la police judiciaire n’avait pas autorité pour entrer de force chez l’habitant. Nous rebroussions chemin lorsqu’une femme d’une cinquantaine d’années nous fit signe de sa fenêtre.
– Vous venez pour Lurec ? dit-elle.
– Vous le connaissez ?
– C’est quelqu’un de très spécial, vous savez.
Elle sortit de chez elle, s’inclina vers la maison du magnétiseur et vérifia qu’il ne les espionnait pas.
– On lui a fait un procès…, chuchota-t-elle.
La voisine avait un visage anguleux et des cheveux mi-longs colorés au henné. Elle portait un tailleur-pantalon de lin bleu trop grand pour elle, qui ne faisait qu’accentuer sa maigreur. Elle tordit ses jambes en un déhanchement ridicule et, mi-aguicheuse, mi-confidente, posa sa main tachée de nicotine sur mon bras. Son haleine empestait tellement le whisky et la cigarette que je reculai légèrement.
– Si vous saviez la faune qui vient le voir ! précisa-t-elle en roulant des yeux.
– C’est à propos de quoi, ce procès ? demanda Jane.
– Exercice illégal de la médecine. Vous vous rendez compte !
Elle accusait le magnétiseur de diableries et de pratiques vaudou, sous prétexte qu’elle et son mari avaient perdu leur emploi sans raison apparente. Le deuxième plaignant, propriétaire au début de la rue, reprochait à Lurec l’incivisme de ses patients qui se garaient devant son garage. Aucun rapport avec la prophétie, nous perdions notre temps. Nous repartîmes, la voisine nous suivit du regard.
– Une commère comme on n’en fait plus, dit Jane, l’air nostalgique.
– Une casse-bonbons qui passe quinze heures devant sa fenêtre avec un verre à la main, tu veux dire. J’espère que nos magnétiseurs ne sont pas tous flippés comme Lurec…, ajoutai-je en montant dans la Peugeot.
Le second spécialiste habitait dans un petit appartement du treizième. Une vieille femme nous ouvrit. Son mari, M. Demeng, recevait sur rendez-vous. Je donnai le motif de notre visite et nous patientâmes. Une tarte aux pommes reposait derrière une fenêtre qui donnait sur une cour où rosiers, pétunias, menthe et verveine sauvage poussaient à l’abri du vent et du gel. Cette douce odeur de pomme cuite me rappela le temps où ma mère cuisinait pour mon père et moi. Ses tartes aux pommes n’avaient plus la même saveur aujourd’hui. Une femme amoureuse émet sans doute des particules odorantes qui se fixent au cœur des pommes, pensai-je. Une porte grinça et me sortit de ma torpeur. Elle s’ouvrit sur un homme de forte corpulence qui traversa la pièce précipitamment et se dirigea vers la sortie, sans un regard pour nous. Le magnétiseur, tout en longueur, quatre-vingts ans environ, nous invita à entrer dans son bureau. Il portait un costume noir à l’ancienne, les jambes de pantalon un peu courtes, une cravate de la même couleur et des lunettes cerclées d’écaille. Il paraissait hors du temps. Des effluves de miel, de vieille rose, d’onguents et de naphtaline émanaient d’une commode en bois de merisier. Je me surpris à compter quarante-neuf petits tiroirs en me demandant ce qu’ils pouvaient contenir.
– Que puis-je faire pour vous ? demanda Demeng en s’asseyant.
– Nous cherchons un guérisseur qui pourrait nous renseigner sur une prophétie. Un document rédigé en 2004 par un de vos confrères, décédé depuis, précisai-je.
Il haussa les épaules.
– Je collabore souvent avec la police dans le cas de disparitions, de fugues ou d’objets volés… Mais là, je crains de ne pas vous être très utile.
Une boule de cristal, une bougie, un sablier, un pendule et cinq livres recouverts de papier kraft reposaient sur la table.
– Vous n’en avez jamais entendu parler ? demanda Jane.
– Si. La rumeur autour de ce document est arrivée jusqu’à moi, en 2004 ou en 2005, je ne me souviens plus très bien. Des patients souhaitaient connaître mon opinion. Je vous avoue que je ne l’ai même pas lu.
– Connaissez-vous des confrères sensibles au sujet ?
– Les histoires des autres ne m’intéressent pas, répondit-il.
Nous remerciâmes le magnétiseur et son épouse. Sur le perron, je consultai la liste.
– On continue demain ? interrogea Jane. Il est 18 h 00.
– Dis donc, mademoiselle, tu as des courses à faire ?
– Oui, un tailleur noir et des talons hauts, répondit-elle, moqueuse.
– Un petit dernier et on rentre, décidai-je.
Le candidat suivant habitait Châtenay-Malabry, non loin de Paris par l’autoroute. Vingt minutes plus tard, nous découvrîmes une imposante demeure dont la façade était en partie camouflée par des châtaigniers gardiens de l’allée. La villa surplombait un terrain de plusieurs hectares qui s’étendait alentour, en pente douce. Une dépendance servait de salle d’attente. Derrone consultait également chez lui. J’étais surpris de son standing. Sur la porte ouverte, un écriteau annonçait : « Veuillez entrer et vous asseoir. Les honoraires sont de 20 euros. » Les patients devaient être nombreux. Une vieille dame venait pour une allergie, une autre pour un eczéma, un monsieur avait mal au dos. Jane prit une chaise et les écouta parler. Je sortis me dégourdir les jambes, saisis mon portable et vérifiai la couverture du réseau. La veille, j’avais téléphoné aux collègues des première et deuxième divisions. « Si tu as des meurtres inexpliqués et une attitude étrange des victimes, tu m’appelles. » C’était la consigne.
À l’arrière de la maison, un mouvement attira mon attention. Une jeune femme à genoux œuvrait autour de quelques maisonnettes de bois clair. Comme j’avançais, elle se leva. De longs cheveux bruns lui tombaient au bas des reins et se mouvaient à chacun de ses gestes, mettant en valeur sa fine silhouette. Elle tourna vers moi son visage recouvert d’une maille de coton blanc qui lui enserrait les épaules. Elle portait des gants, une blouse de jardin et un jean entré dans des bottes. Curieux, j’approchai encore.
– Attention ! Elles peuvent tuer sur commande, dit-elle avec ce que je crus être un sourire.
J’interrompis ma progression. La jeune femme franchit les derniers mètres qui nous séparaient.
– Quarante mille abeilles vivent dans cette ruche. Cinquante mille dans les autres. Elles vont bientôt hiverner, dit-elle.
Il s’agissait donc de ruches. J’en comptai dix.
– Vous cherchez quelque chose ? reprit-elle. La salle d’attente est derrière vous.
– Pourquoi disiez-vous qu’elles peuvent tuer sur commande ? demandai-je d’un ton neutre.
– Je les ai dressées contre les importuns… Je plaisante ! Vous avez entendu parler des abeilles tueuses, au Brésil et aux États-Unis ?
– Vaguement, mentis-je.
La jeune femme releva son masque de tulle et me sourit.
– Les abeilles ne sont pas dangereuses si on leur fiche la paix. Je mets une protection seulement lorsque je les dérange, dit-elle en pliant le voile. Vous venez voir mon père ?
Je la dévisageai. Elle avait les yeux en amande, les prunelles noires, la peau légèrement hâlée, quelque chose de métissé. Ses pommettes hautes évoquaient les Indiennes d’Amérique.
– Ma mère a un problème aux jambes, improvisai-je. J’aimerais savoir s’il peut faire quelque chose pour elle.
– Il aurait mieux valu qu’elle vienne en personne.
– C’est un premier contact, ajoutai-je, pris de court.
– Alors nous nous reverrons. Vous m’excusez, je dois protéger les ruches du froid…
Elle enleva son gant et me tendit la main. Comme elle avait fermé aux abeilles toutes les parties visibles de son corps, je n’avais pas vu le quadrillage subtil de son grain de peau. Voilà pourquoi le contact de sa paume me provoqua une telle surprise. Elle s’éloignait. Pourquoi lui avais-je menti sur le motif de notre visite ? Pourquoi supposais-je que le fait d’être flic pouvait la déranger ? Je retournai dans la salle d’attente. La dernière personne entrait dans le bureau de Derrone. À 19 h 25, nous le rencontrâmes enfin. L’homme dégageait un charisme qui ne s’expliquait ni par sa taille – il ne dépassait pas le mètre soixante-dix – ni par son regard. Ses paupières gonflées se touchaient au point qu’il semblait impossible de deviner la couleur de ses yeux.
– En quoi puis-je vous être utile ? dit le magnétiseur.
– Nous cherchons un document écrit en 2004 par un de vos confrères. Il s’agirait d’une prophétie sur la nature, l’environnement.
Derrone nous jaugea.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
– Major Clivel, police judiciaire.
Je me tournai vers Jane qui ajouta :
– Brigadier-chef Velin.
Le guérisseur se leva, fit le tour de son bureau en disant qu’il allait nous aider, puis sortit. Il devait régler un point avec sa fille et n’en avait que pour quelques minutes. Jane me sourit. Je me persuadai que nous tenions enfin quelque chose pour éviter de penser que le mensonge fait à la jeune femme aux ruches pouvait poser un problème. De retour dans la pièce, Derrone voulut connaître les raisons de notre intérêt pour la prophétie. J’expliquai qu’elle pouvait avoir un lien avec l’une de nos enquêtes.
– En possédez-vous une copie ? demanda Jane.
– Vous êtes policiers, vous n’aurez pas de mal à la trouver. Prenez le temps de l’étudier et revenez me voir. Votre avis m’intéresse.
– Ma collègue vient de vous préciser que nous n’avions pas de copie, c’est le but de notre visite chez vous aujourd’hui, opposai-je calmement.
– Je viens de vous répondre, dit-il en nous conduisant à la porte.
– Nous courons après un meurtrier et vous faites obstruction à…
– Je ne fais obstruction à rien, me coupa Derrone avec un ton qui exprimait le caractère non négociable de sa décision. J’ai étudié ce document pendant de longues années et je ne tiens pas à partager mes connaissances avec le premier venu sans opinion. Flic ou pas.
Jane comprit qu’il était inutile d’insister et me tira par la manche. Le magnétiseur se tourna vers nous :
– Votre mère a des douleurs aux jambes, m’a dit ma fille. Amenez-la et nous verrons.
Je sabotais notre première piste un peu sérieuse à cause de cette fille trop jolie. Je ne pouvais l’avouer à Jane qui se garda d’émettre un commentaire. Je la remerciai en silence en réalisant que n’importe quel autre collègue en aurait profité pour m’accabler et la jugeai d’un œil nouveau.
Assis dans la voiture, nous regardâmes Derrone fermer ses volets.
– Ce type est bizarre, chuchota Jane.
– Tu as remarqué ? Ça n’a pas de sens. Il accepte de nous parler pour finalement ne rien dire…
– Il a des infos, c’est évident, affirma-t-elle.
– Viens, on y retourne.
– Il va se braquer. Je ne sais pas ce que tu as raconté à sa fille, ajouta-t-elle en me faisant un clin d’œil, mais joue son jeu et amène-lui ta mère. Il faut l’amadouer.
– Tout de même, le hasard fait bien les choses. Le seul guérisseur qui connaisse la prophétie élève des colonies d’abeilles.
– Et alors ?
– C’était dans un dossier du journaliste de Paris Match : les mots « prophétie » et « abeilles » étaient soulignés plusieurs fois…