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Le mercredi 12 novembre, la PJ londonienne se présenta chez les Bee Free à six heures du matin. L’horaire devait inciter la secte à se tenir sur ses gardes. En fin de journée, on avait interrogé soixante-huit personnes. La concertation semblait manifeste car ils se servaient mutuellement d’alibi. Seule une femme enceinte, membre depuis les origines, mais fragilisée par une grossesse difficile, révéla un point nouveau. La discussion portait sur l’accouchement.

– Que vous ayez plusieurs médecins parmi vous est une chose, mais que ferez-vous si l’état de l’enfant nécessite un service de réanimation ? dit l’officier qui l’interrogeait.

– Cela n’arrivera pas, répondit-elle, l’air angoissé.

– Et si la vie de votre enfant est menacée ?

La jeune femme éclata en sanglots.

– L’organisation ne fait pas appel à des membres extérieurs. Nous sommes libres ! Nous sommes les Bee Free, dit-elle en reniflant.

– Nous connaissons les théories du Moine aux abeilles. La disparition des végétaux devrait entraîner la stérilité des hommes, les grossesses ne seront plus menées à terme et les enfants ne grandiront plus sans leurs parents. Qu’en pensez-vous ? m’écriai-je, rompant le protocole.

L’officier me lança un regard réprobateur, mais je connaissais le dossier mieux que lui et son silence était une manière d’en convenir.

– Cent vingt hectares de nature poussent à moins de cinquante mètres de notre propriété. À l’inverse d’une forêt quelconque, personne ne détruira ce sanctuaire végétal ! Les jardins de Kew sont la garantie de notre survie, notre apport d’énergie, la raison même de notre présence ici. Les végétaux protègent de la prolifération des virus, rendent les hommes plus forts. Lorsque la nature se raréfiera, comment voulez-vous qu’on s’en sorte sans végétaux à proximité !

Au silence qui suivit, la jeune femme comprit qu’elle en avait trop dit. Elle se mordit la lèvre et se leva. Décidément, les « doux dingues » avaient de la suite dans les idées, pensai-je. Par contre, cet excellent motif de leur point de vue modérait l’intérêt des jardins de Kew pour ses lotus. Et cela gâchait mon enthousiasme. Quelque chose m’échappait.

Le matin suivant, deux hommes de la brigade financière interrogèrent le comptable. La fortune des Bee Free venait de royalties issues de dépôts de brevets. Ils spéculaient et touchaient un pourcentage lorsque les recherches aboutissaient. La vente d’OGM à travers le monde leur avait permis de multiplier par cent leur mise de départ. J’assistai au deuxième interrogatoire de Marcus Comte. La mention du montant exact de leur capital et de leurs actions auprès des industries en biotechnologie ne le troubla point.

– Certaines personnes nous prennent très au sérieux, ce n’est pas le cas du plus grand nombre. L’important est de rester discrets jusqu’au grand avènement, dit-il.

Je m’approchai du capitaine anglais et lui suggérai de poser deux questions. Ce qu’il fit.

– Pourquoi avez-vous quitté la France ? demanda Brenson.

– Vous connaissez les lois à l’égard des sectes ? Vous tenez votre réponse.

– Soyez plus précis, répliqua le capitaine.

– En Angleterre, on peut exprimer ses idées tout haut pour peu que les renseignements généraux soient au courant. Personne n’interfère dans nos actions. En France, c’est le contraire. Tant que l’on fait des secrets, on nous laisse tranquille. Dès qu’il y a manifestation publique, les ennuis commencent.

– Pourquoi vous appelle-t-on Mwulana ?

– C’est le surnom que me donnait mon père.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– C’est du swahili. Le Moine, mon père, le parlait couramment après son séjour en Afrique.

Marcus s’arrêta là, souhaitant probablement ménager ses effets.

– Faut-il que l’on se rapproche d’un traducteur ou aurez-vous l’amabilité de nous éclairer ? s’enquit Brenson.

– Il suffisait de demander, confessa le gourou avec une mauvaise foi évidente. Cela signifie « petit enfant ».

– C’est étonnant que le maître d’une secte se fasse appeler « petit enfant »… Et « Mwulana apportera la lumière », récita Brenson avec un délicieux accent français. Vous avez choisi ce nom pour vous attribuer la paternité de la prophétie et vos disciples n’y ont vu que du feu.

Comte s’énervait. Même dans la semi-obscurité, je percevais son agitation. Pourtant, il reprit d’une voix qui ne laissait rien trahir :

– Mon père m’a toujours appelé ainsi, je n’ai rien inventé. Plusieurs personnes vous le confirmeront.

– Quel âge aviez-vous à l’heure de sa mort ?

– Trente-sept ans.

– On n’est plus un enfant à cet âge… Sans doute un moyen de vous rabaisser.

– Pour mon père, je représentais la solution ! s’emporta Comte.

– En vous associant à des concepteurs d’OGM, cela m’étonnerait.

Brenson attendit un peu avant de continuer :

– Par ailleurs, la prophétie évoque les meurtres suicides. Qui d’autre que vous peut souhaiter qu’elle se réalise ?

– Votre raisonnement ne tient pas, dit Comte en gardant son calme. Quelqu’un cherche à me nuire en validant, à sa manière, la prophétie de mon père. Je n’ai rien à voir avec ces meurtres monstrueux. D’ailleurs, comment le pourrais-je ? Je ne sors jamais.

– Et vos disciples…

Marcus Compte le coupa :

– Vous perdez votre temps.