Mardi 28 octobre 2008
Depuis la veille, un vent saturé en poussières acides et en dioxyde de carbone asphyxiait Paris. La pluie du petit matin constellait voitures et manteaux de fines traces grises. Pour mon plus grand plaisir, l’automne prenait déjà des allures d’hiver. Prisonnier des embouteillages, j’allumai la radio. La station diffusait un air des Rural Psychogeometry. Un groupe néogothique à tendance hystérico-dépressive. J’attendis la fin du morceau pour connaître le point de vue de l’animateur. Le groupe, ukrainien, faisait une entrée remarquée dans les hits français. Je changeai de station. « C’est le deuxième cas de ce que l’on appelle désormais l’affaire des meurtres suicides. À l’exception d’une jeune mère, l’ensemble des habitants présents dans l’immeuble de la rue du Moulin-Vert et de l’avenue de Choisy, au total, vingt-six adultes et quinze enfants, a trouvé la mort de façon inexpliquée dans un intervalle de huit jours. La brigade criminelle donne peu de détails sur les circonstances des décès. C’est la première fois à Paris que… » Je coupai la radio en me glissant dans le parking de la troisième DPJ, avenue du Maine, puis sortis acheter la presse. Quotidiens et hebdos se livraient à une solide bataille de titres, non exempte de créativité : « Psychopathes invisibles », « Épidémie de suicides », « Folie meurtrière », « Terrorisme bactérien à Paris… » Les journaux profitaient du flou entourant les deux enquêtes pour y consacrer de nombreuses pages. L’ignorance autorisait toutes les fantaisies.
Les résultats des investigations menées auprès des premiers magnétiseurs n’ayant pas été mirifiques, je décidai de nous limiter au téléphone. Des quatre autres guérisseurs d’Île-de-France, un seul connaissait l’existence de la prophétie. Le document avait circulé en 2004 et l’homme ne le possédait plus. Marc Honfleur désespérait de ne plus trouver d’éléments sur Internet concernant le document. Black-out total. D’après lui, il n’y avait qu’une seule explication. Quelqu’un avait minutieusement fait disparaître de la Toile toutes les pages relatives à la prophétie. Quel intérêt ? Je ne connaissais rien à Internet, mais je trouvais cela difficilement crédible.
L’après-midi, je me rendis au Jardin des Plantes du Muséum d’histoire naturelle pour connaître la variété de lotus trouvée sur le lieu des crimes. On m’aiguilla vers le Conservatoire botanique. L’institution privée qu’on appelait le Globe à cause de sa forme longeait les jardins du Muséum. Son directeur, Jean-Paul Friedel, s’entretenait avec un groupe scolaire venu visiter le site. Averti de ma présence, il confia la classe à son second et me rejoignit dans le hall du bâtiment. Des employés au directeur, ils portaient tous un chapeau façon Indiana Jones, griffé « Le Globe », qui leur donnait un air ridicule.
– Je peux vous être utile ? s’informa le directeur.
– Savez-vous à quelle variété appartient ce lotus ? dis-je en lui présentant la photo du végétal trouvé dans la fontaine.
Il prit le document et répondit aussitôt.
– Il s’agit d’une Nelumbo Nucifera. Une variété très commune.
– Où peut-on s’en procurer ?
– Il vous suffit d’aller dans un grand magasin d’horticulture, précisa l’homme.
– Ça ne doit pas être si facile à faire pousser ?
– C’est un cousin du nymphéa. Un bassin couvert pendant l’hiver et vous êtes tranquille. Ces graines ont la propriété de se conserver plusieurs siècles tout en maintenant leur capacité à bourgeonner…
J’ignore si c’est parce que j’avais le sentiment de marcher à reculons depuis le début de cette enquête, mais je trouvai soudain le directeur du Globe vraiment antipathique.
– Pourquoi cherchez-vous des informations sur cette variété ? me demanda-t-il.
– C’est confidentiel, répondis-je.
Je ne souhaitais pas que la présence du lotus sur les lieux des crimes soit connue du public. Une fois dans la rue, je songeai aux circonstances des décès. Folie ? Hypnotisme ? Poison ? Il fallait que je trouve d’autres théories, d’autres spécialistes.
L’hôpital Fernand-Widal était le seul centre antipoison de Paris. Le groupe médical travaillait sur les intoxications les plus fréquentes, celles provoquées par le bacille botulique, le mercure, le plomb, le monoxyde de carbone et les vapeurs de chlore. Or, aucune de ces substances n’avait été détectée sur les lieux des crimes.
– Personne n’étudie les poisons utilisés lors des affaires criminelles ? demandai-je au directeur.
– Non, répondit-il.
– Vous êtes en train de me dire qu’on est infoutu d’avoir un organisme spécialiste en toxicologies criminelles dans le pays qui a connu l’affaire Lafarge et le cas Marie Besnard ?
Il haussa les épaules.
– Vous avez consulté le CNRS ?
– Ils sont spécialistes ?
– La plupart des poisons sont d’origine végétale. Au CNRS, des chercheurs, des pharmacognostes pour être précis, étudient le pouvoir des plantes. Appelez Lauran Saléni de ma part. Il saura vous renseigner.
Le chercheur en question partait à la retraite quelques semaines plus tard. Je soupçonnai le directeur de Fernand-Widal de m’avoir lâché un vieil os à ronger. Je réussis néanmoins à joindre le spécialiste en pharmacologie et obtins un rendez-vous l’après-midi même.
Lauran Saléni portait une casquette écossaise pour camoufler sa calvitie. Son dos voûté et son embonpoint lui donnaient l’air d’une grosse cacahuète. Il se passionna pour l’exposé de l’enquête et réclama que je lui décrive l’ensemble des symptômes observés lors des trois affaires. Je suggérai d’écarter les suicides, mais le scientifique insista. Il m’expliqua que chaque individu possédait un seul ADN, identique en tout point, de l’ongle du pied à la racine du cheveu. Les arbres – on le savait depuis peu – comptaient plusieurs ADN. Chacune des branches avait son propre génome. Un être pluriel. Le corps humain disposait de vingt-six mille gènes, le riz en dénombrait cinquante mille. Le double ! Je n’osais l’interrompre, comprenant que sa démonstration devait nous amener à une conclusion, mais je me demandais quel rapport pouvait exister entre les suicides et le riz. Saléni conclut : « La nature est très complexe, ses pouvoirs sont immenses et mal connus. Aussi insensé que cela puisse paraître, une plante peut être à l’origine de vos meurtres ainsi que des suicides. Décrivez-moi tous les symptômes », répéta-t-il. La façon dont cet homme évoquait la nature me plaisait. Je le trouvais passionnant.
– Pourquoi le riz possède deux fois plus de gènes que l’homme ? demandai-je.
Je souhaitais comprendre les particularités de ma nourriture de base.
– Êtes-vous capable de vivre et de vous développer une vie entière, sans bouger, les pieds dans l’eau ? dit le chercheur en souriant. Les végétaux sont plus complexes que les hommes, croyez-en mon expérience.
– Lorsque vous dites « une plante peut être à l’origine », vous pensez à une vengeance de la nature, quelque chose de ce genre ou bien…
– Une plante est incapable de se manifester contre l’homme, m’assura le scientifique. Je vous parle d’une plante utilisée par l’homme comme d’un poison, bien entendu.
Lauran Saléni enchaîna :
– Avez-vous entendu parler du chamanisme ? Ces guérisseurs à travers le monde n’ont jamais rompu leur relation avec la nature. Femmes et hommes soignent à partir de décoctions, de végétaux concassés, dont les ingrédients et les préparations leur ont été dictés par les plantes elles-mêmes.
Emporté par sa démonstration, le pharmacognoste continua :
– Comment voulez-vous que les chimpanzés aient appris à se soigner ? De manière empirique ? En testant plusieurs plantes alors qu’ils vivent dans une jungle où des millions de végétaux sont à leur disposition ? Non. Eux aussi utilisent une pharmacopée induite par les plantes.
Je me figeai en me souvenant de la profession des victimes. L’une d’elles, éthologue, s’intéressait aux primates. Cette théorie sur le pouvoir des plantes stimulait mon imagination mais la Crim’ n’avait jamais évoqué la piste « nature » dans ses rapports et je tenais à rester discret.
– En principe, nous travaillons avec un laboratoire agréé. Je n’ai pas de budget, c’est un service que je vous demande.
– Ne vous inquiétez pas. J’ai consacré toute ma vie à l’étude des végétaux. Je pars dans quelques semaines à l’étranger, ça va m’occuper, répondit le pharmacognoste.
– Définitivement ?
– Oui, je m’installe en Irlande, j’y ai toute ma famille.
– Je vous envoie les éléments par mail. C’est confidentiel, insistai-je.
– Oui. Je reviens vers vous dans quelques semaines, le temps de quitter le CNRS.
À ce tarif-là, je ne pouvais rien imposer. L’urgence allait attendre. Je m’apprêtais à le saluer lorsque je me ravisai.
– Vous venez d’évoquer les chimpanzés et, parmi les victimes, nous avons une primatologue. Vous avez également parlé de chamanes qui travaillent avec les plantes et une autre victime vendait des plantes médicinales… Ça a un sens pour vous ?
– Je n’en sais rien. Ce n’est pas ma partie mais plutôt la vôtre.
– Bien sûr. Merci.
Le soir, je retrouvai Emmanuelle au Jules Verne, le restaurant du deuxième étage de la tour Eiffel. Elle avait une façon de me regarder qui disait : « M’aimes-tu un peu ? » Nous en vînmes à évoquer l’époque où nous étions ensemble et ses « tu te rappelles » avaient pour objectif de me donner envie de reprendre notre relation. Malheureusement pour elle – comme pour moi –, une femme dont je ne connaissais que le grain de peau m’obnubilait. Une femme qui apprivoisait des abeilles et qui avait pour père un guérisseur. Je n’en restai pas moins homme et lorsque Emmanuelle se leva, un peu avant le dessert, je vis à travers sa robe moulante qu’elle portait une toute petite culotte. Une minuscule et fragile culotte qu’il aurait été si facile d’enlever. Mon pouls s’accéléra. Cela devenait tentant. Au lieu de quoi je m’entendis lui dire : « Tu es très belle, Emmanuelle, et ce n’est pas l’envie qui me manque, mais j’ai quelqu’un d’autre. » Le diable de mes pulsions avait perdu à la faveur de l’ange, signe que je vieillissais.