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Vendredi 10 octobre 2008

Le Dr Yves Lentoine retenait ses cheveux longs en catogan. Il compensait cette fantaisie peu conformiste par une grande élégance vestimentaire. On ne lui connaissait d’autre uniforme que ses chemises blanches et ses costumes noirs sur mesure.

Le thérapeute tournait le dos à son ordinateur et s’imposait neuf minutes de relaxation entre chaque patient. Il s’installait dans son fauteuil, ouvrait la fenêtre quelle que soit la température et observait le Pont-Neuf et le soleil qui papillonnait dans les remous de la Seine. Ainsi, le docteur abordait chaque nouvel entretien avec sérénité.

À 17 h 59, mû par l’habitude, il se retourna vers son bureau, positionna le clavier devant lui et attendit. Les consultations par Internet ne dérogeaient pas à la règle d’or de la profession : au patient de prendre contact.

À 18 h 00 précises, quelques mots s’inscrivirent sur l’écran :

« Bonjour, monsieur Lentoine. Je suis Éliaz, êtes-vous présent ? »

« Bonjour, monsieur Éliaz, je vous lis. »

« J’ai décidé de vous consulter parce que j’ai un problème de peau assez important. Un eczéma. »

« Pourquoi souhaitez-vous rester anonyme ? »

« Vous rencontrer m’est impossible… »

« Voir votre eczéma me paraît indispensable. »

« Je souhaiterais l’éviter. Je pensais que vous accepteriez… »

Intrigué, Lentoine décida de faire une exception.

« Très bien. Qu’attendez-vous de moi ? »

« Vous n’êtes pas sans savoir que les eczémas ont la plupart du temps des origines nerveuses et psychologiques… »

Le curseur clignota pendant trente secondes et Lentoine considéra qu’Éliaz attendait une réponse.

« À condition que ce ne soit pas un eczéma de contact. »

« Je suis quelqu’un qui ne parle ni n’agit au hasard. Si j’évoque un eczéma psychosomatique, c’est parce que je suis sûr de mon fait. Les autres médecins que j’ai rencontrés sont à ce point incompétents qu’il leur est impossible de me soigner. L’un d’eux m’a même affirmé que j’étais guéri ! Depuis, j’ai estimé que je pouvais me fier à votre réputation et à votre sérieux. C’est la raison pour laquelle j’ai pris contact avec vous. Mais, sachez que lorsque j’affirme quelque chose, c’est que j’ai vérifié l’information. »

« Vous avez donc rencontré des dermatologues ou allergologues qui vous ont spécifié que c’était psychosomatique ? »

« Absolument. »

Ce n’était pas la première fois que Lentoine rencontrait un patient souffrant d’eczéma d’origine psychologique. La maladie de peau n’était alors que le symptôme d’une souffrance morale, généralement bien plus grande. En principe, la personne n’en avait pas conscience et consultait pour soigner l’effet visible : l’eczéma. Quel était donc le problème d’Éliaz ?

« Parlez-moi de vous. »

« Je croyais pouvoir rester anonyme. »

« Je ne vous demande pas qui vous êtes mais ce que vous faites. »

« Si j’évoque ma profession, vous saurez qui je suis. »

« Aborder cet aspect des choses vous gêne-t-il vraiment ? Vous m’avez parlé d’un eczéma d’origine psychosomatique. »

« Je comprends, mais c’est un peu tôt pour moi. »

« Décrivez-moi votre eczéma. »

« Il se présente sous une forme purulente… Je suis atteint au visage. Cela a très vite gagné le cuir chevelu. Je n’ai plus de sourcils et une grande partie de mes cheveux sont tombés. J’ai une forme de pelade, une desquamation, qui m’oblige à me gratter jusqu’au sang. C’est absolument affreux. Je suis défiguré. »

« Personne n’a réussi à vous soulager ? »

« J’ai pourtant fait venir des personnes que j’estimais compétentes. »

« Et la maladie n’a jamais évolué ? »

« La première crise est passée au bout d’un mois. Il y a eu récidive deux mois plus tard. Depuis et malgré les spécialistes que j’ai consultés, les crises sont de plus en plus fréquentes. »

« Est-ce que l’eczéma se manifeste ailleurs que sur le visage ? »

« Oui, sur le corps. »

« Vous souffrez beaucoup ? »

« Ma vie est devenue un enfer… »

« Cela a provoqué des changements dans votre quotidien ? »

« Je ne sors plus de chez moi. J’ai des symptômes effrayants. L’équivalent de crises cardiaques, plusieurs fois par jour et parfois même la nuit. »

« Cela vous réveille ou bien vous vous en souvenez le matin ? »

« Je me réveille avec la certitude que je vais mourir. »

Nous y sommes, se dit Lentoine. Il prit quelques notes. Ce n’est certainement pas la cause, mais nous avons un phénomène rebond, ajouta-t-il pour lui-même.

« Depuis quand avez-vous ces crises ? »

« Deux ans. »

« Et lorsqu’elles s’estompent, vous arrivez à sortir de chez vous ? »

« Non. C’est impossible. »

« Pourquoi ? »

Éliaz mit un certain temps à répondre.

« Je suis défiguré. »

« Si les crises s’estompent, vous n’êtes plus défiguré. Est-ce que c’est vraiment la raison pour laquelle vous ne sortez plus de chez vous ? Réfléchissez bien. »

« Je suis toujours défiguré même lorsque la peau ne me démange plus. Mes angoisses de mort sont très fortes. Il m’est impossible de sortir de chez moi, même accompagné. »

« Très bien monsieur Éliaz, il est 18 h 45, la séance est terminée. Nous aborderons la semaine prochaine les circonstances dans lesquelles votre eczéma est apparu. À la même heure, si vous le souhaitez. »

Il y eut dix secondes d’attente avant que le message suivant ne s’affiche.

« Je peux effectivement me rendre disponible. »

« À vendredi prochain. »

Lentoine attendit une éventuelle réponse, mais elle ne vint pas. Il imprima leur discussion, ouvrit le dossier que Catherine avait intitulé « Zorro ». À la suite de ses premières notes, il inscrivit : « Agoraphobie sévère ».

Il n’était pas nécessaire d’être un grand thérapeute pour constater qu’un nombre croissant de personnes refusaient de sortir de chez elles par peur de la foule, du bruit, des contacts. Le phénomène s’accentuait depuis les dix dernières années. Partout dans le monde, de plus en plus de jeunes refusaient de quitter leur chambre. Le symptôme s’observait aussi chez des pères ou des mères de famille qui, brusquement, cessaient de vouloir travailler pour rester chez eux. La psychanalyse s’adaptait à ce refus de communication verbale et l’Internethérapie commençait à vivre ses beaux jours. Yves Lentoine considérait que le nombre de cas d’agoraphobie – cette maladie mentale qui donne le sentiment de n’être en sécurité que chez soi – progressait de manière alarmante. Il se demandait dans quelle mesure ce trouble du comportement pouvait être imputable à Internet. Pour lui, ces cas constituaient une priorité. Une espèce dont les congénères ne communiquent pas entre eux est vouée à disparaître. Regardez les vers de terre ! disait-il avec un petit sourire.