Aussi loin que remontaient mes souvenirs, jamais je ne m’étais senti à ce point démuni. Qui, en dehors du fils du Moine, pouvait être impliqué ? Mon cerveau occultait volontairement les questions que je me posais au sujet du magnétiseur, absent de chez lui la veille des nouveaux meurtres du troisième arrondissement. Sans y réfléchir, j’appelai Alisha.
– On a eu un nouveau cas cet après-midi. Deux familles dont un enfant de six ans, lui dis-je sur un ton de reproche.
Mes sentiments pour elle m’empêchaient de raisonner et je lui en voulais.
– Encore ! s’écria-t-elle.
– Quel âge a ton fils, Alisha ?
– Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
– Tous les gamins décédés ont six ans ! Et Nathan ?
– C’est ridicule, il n’y a jamais rien eu en dehors de Paris, je lis les journaux
– Ils ne savent pas tout. On a un cas à Malakoff et un à Neuilly.
– Et alors ? souffla-t-elle.
Alisha n’avait pas peur. Depuis l’article du Parisien, toutes les familles avec enfant de six ans vivaient dans la terreur. Pas elle. Pourquoi ?
– Viens habiter chez moi avec ton fils, proposai-je. Le temps que l’on trouve le meurtrier.
– Non. Je suis à dix minutes de mon travail, Nathan est à côté de son école. Passe quand tu veux, si ça te rassure.
– OK, à ce soir.
Je raccrochai un peu vite – évitant ainsi de tirer des conclusions fâcheuses – et constatai que le voyant lumineux de mon téléphone clignotait, indiquant un double appel. Il s’agissait de Lauran Saléni.
– L’Irlandais ! Je vous préviens, aujourd’hui, je ne supporte que les bonnes nouvelles…
– D’autres meurtres ? demanda le vieil homme.
– Oui.
– J’ai trouvé notre poison, annonça le pharmacognoste.
Je souris en l’écoutant dire « notre » poison. Saléni s’impliquait comme un enquêteur nouvellement recruté. La visite inopportune de Valentin Amerti à la PJ, la dernière fois que nous avions abordé cette affaire de poison, me revint et je décidai de ne pas prendre de risque.
– Vous êtes à Paris ?
– Oui, j’habite chez un de mes amis, un ancien collègue du CNRS.
– Donnez-moi son adresse.
– J’ai promis à ma femme de faire quelques achats, des choses qu’elle ne trouve pas en Irlande. Je voudrais me débarrasser de cette corvée avant que les magasins ferment. Voyons-nous un peu plus tard, dit le scientifique.
– Que proposez-vous ?
– Dix-huit heures à la Coupole, ça vous va ?
– C’est parfait.
À dix-sept heures cinquante-cinq, je poussai les portes de la brasserie et m’installai face au boulevard du Montparnasse. Dix-huit heures quinze, personne. Je commençai à regretter mon excès de prudence et imaginai Saléni mort, fauché par une voiture lors d’un banal accident de la circulation, emportant avec lui sa découverte. J’essayai de le joindre et raccrochai en entendant sa messagerie. Il avait peut-être eu un empêchement. Je téléphonai au bureau et demandai si on avait essayé de me joindre. Négatif, me répondit le standard. Où avait-il disparu ? Je sortis de la brasserie pour me dégourdir les jambes. C’est alors que je reconnus la démarche courbée du pharmacognoste qui avançait en trottinant vers moi, son visage empli de perplexité.
– Cher ami, je suis confus ! dit Saléni.
– Que vous est-il arrivé ?
– J’ai égaré mon portable, j’ai dû le laisser quelque part, je n’arrive pas à me souvenir. C’est très préoccupant.
– Ça arrive à tout le monde, le rassurai-je.
– Je n’ai jamais perdu un objet de ma vie ! s’exclama Saléni. J’ai une mémoire infaillible…
– Voulez-vous avertir votre opérateur ? proposai-je en songeant que la retraite avait dû perturber le vieil homme.
– Merci bien. Un monsieur m’a aidé dans cette démarche. Oublions ça et venons-en au fait de ma visite.
Un dossier orange jaillit d’une mallette de cuir noir. À l’intérieur, des publications scientifiques. Saléni exposa le résultat de ses recherches : il s’agissait bien d’une plante poison. La Mandrava Rici Natura avait fait l’objet d’une seule étude en dix ans. Ce qui expliquait son absence des services de criminologie. Très répandue en Afrique, au Sénégal tout particulièrement, sa toxicité était parfaitement connue des populations locales. En France et même en Europe, où elle ne poussait pas naturellement, elle avait échappé aux études des services affiliés aux drogues et toxicomanies, par manque de budget. Le CNRS, comme la police pour les criminels, possédait un système informatique de recoupement des poisons par critères sélectifs. Saléni avait sélectionné la plante d’après le critère d’hallucination, à cause des suicides associés à la folie. Il avait confronté les pouvoirs de la Mandrava Rici Natura aux symptômes observés lors des différents meurtres suicides et estimait qu’on ne pouvait trouver plus grande concordance. Le fait de n’avoir pas décelé le poison dans les corps donnait une confirmation supplémentaire. La Mandrava Rici Natura, cousine de la tomate et de la pomme de terre, appartenait à la famille des solanacées. Ses propriétés remarquables existaient grâce à trois alcaloïdes et un polypeptide. L’herbe du diable, comme l’appelaient les Gabonais, possédait deux actions conjointes et pourtant dissociées. Un cas rare. D’une part, des alcaloïdes : l’hyoscyamine, la scopolamine et l’atropine, provoquaient des effets variables allant de l’hallucination à la mort par arrêt respiratoire. Et, d’autre part, un polypeptide, composé de deux chaînes de glycoprotéines, responsable de l’inhibition irréversible de la synthèse des protéines dans les cellules du corps et de la fixation de cette toxine à la surface de la cellule.
– J’ai du mal à vous suivre, avouai-je.
– La partie alcaloïdique de la plante provoque de graves hallucinations. La partie polypeptidique déclenche la mort par défaillance multiple des organes vitaux, répondit Saléni.
– D’un côté le délire, de l’autre l’arrêt cardiaque, résumai-je.
– Exactement. La plante possède également l’avantage d’une forte fixation tissulaire. Cela signifie que la substance toxique se fige dans les tissus – la matière organique – et devient indécelable dans les fluides tels que le sang, l’urine ou le plasma.
– Ça explique pas mal de choses…
– Il est très difficile de mettre en évidence l’empoisonnement. Les taux circulants ne reflètent pas la concentration corporelle. Quelques milligrammes seulement sont mortels et il n’existe pas d’antidote.
– C’est contagieux ?
– Absolument pas. L’absorption de la plante est indispensable.
– C’est-à-dire ?
– Toucher le végétal ne suffit pas à causer l’intoxication. Il faut une ingestion, une inhalation ou éventuellement une injection sous-cutanée.
– On peut manger cette plante sans le savoir ?
– Grâce à son caractère hydrosoluble, on peut la dissoudre dans une boisson sans en modifier le goût, l’introduire dans un aliment ou, éventuellement, la disperser par aérosol sans que l’on s’en rende compte.
– Quels sont les symptômes ? demandai-je.
– C’est là que ça devient intéressant pour l’aspect de l’enquête, si je puis dire.
L’Irlandais m’expliqua que les signes précurseurs se caractérisaient par une sécheresse de la bouche et une sensation de soif. Une tragédie dans le cas où la plante était associée à une boisson puisque l’on augmentait la dose de poison ingéré en buvant. Tachycardie, difficultés d’élocution, agitation suivaient invariablement. La phase de délire achevait souvent la liste des manifestations. La teneur des hallucinations visuelles et auditives, réputées démoniaques et effrayantes, décidait du sort de la victime. Saléni prit pour exemple l’utilisation de la Mandrava Rici Natura durant l’Inquisition. On obligeait les sorciers présumés à consommer la plante. Ayant enduré des visions terrifiantes, ils « avouaient » leurs connexions avec le diable avant de finir brûlés vifs. En Afrique et en Amérique du Sud, les chamanes sachant « dompter » la plante lors de situations rituelles très préparées, utilisaient ses propriétés hallucinogènes à des fins magico-religieuses. Au Sénégal, où elle poussait en abondance, elle avait pour épithète : « Yegul ngone », qui signifiait : « Il ne passera pas la soirée… »
– C’est amusant de constater la faculté que nous avons, nous autres scientifiques, d’étudier les effets de compositions chimiques complexes issues de la nature alors qu’il suffirait de traduire le dialecte local pour obtenir quelques indications précieuses, ajouta Saléni.
– Je ne pensais pas que les scientifiques puissent avoir une telle humilité.
– Je suis à la retraite. C’est étonnant comme on prend du recul sur son métier en quelques jours ! Et puis vous savez, les certitudes monolithiques de mes collègues m’ont toujours embarrassé.
– On a des détails concernant les hallucinations ?
– Dans la seule étude, intitulée Psychopathologie africaine 1986-1987 XXI, on trouve une dizaine de cas très documentés. Les hallucinations développées suite à l’ingestion de la plante généraient des comportements effrayants.
Certains malades éprouvaient une peur intense, déchiraient leurs vêtements, essayaient de fuir et devenaient dangereux pour eux-mêmes et pour les autres. Ils se croyaient poursuivis par des bêtes féroces, des monstres effrayants, convaincus que les objets parlaient et se déplaçaient sur de petites jambes. D’autres avaient la sensation d’une force musculaire accrue, ne sentaient plus la douleur, se pensaient invulnérables et s’imaginaient en loups-garous. Deux tiers des cas, des Européens, avaient testé la plante en Afrique. Le dernier tiers concernait de jeunes Sénégalais non préparés à l’usage de la plante pour qui le dosage n’était pas adéquat. Les événements, souvent tragiques, avaient fait l’objet d’une enquête : un homme, se croyant sur une île déserte et craignant que son chien ne puisse le suivre dans l’eau, poignarda l’animal. Un garçon de dix-sept ans, voulant échapper à des monstres, mit le feu à son appartement et périt brûlé. Une femme cherchant des étoiles de mer géantes dans un lac se noya. Un dernier, convaincu d’avoir des ailes, s’envola du sixième étage avant de s’écraser au sol.
– Vous avez pratiquement décrit deux de nos affaires, dis-je. Louis Luzignan croit que sa femme et sa fille sont des monstres, il les élimine et lutte dans le salon contre des ennemis invisibles. Enfin, il se débarrasse des horreurs qui s’acharnent sur lui en se mutilant, sans rien ressentir.
– Il n’a probablement jamais compris qu’il se tuait, ajouta Saléni.
– Rosa Arturo Costa saute du cinquième étage pour se débarrasser de ses visions d’enfer… D’où l’appel au secours alors que l’appartement est vide. Pour les autres…
– Lorsque le poison est très concentré ou si les victimes sont plus sensibles à l’action du polypeptide, il n’y a pas de folie, mais un coma, puis une mort par arrêt cardiaque ou des fonctions vitales, coupa Saléni.
– Quelle dose pour un adulte ?
– C’est variable. Cela dépend de la forme physique et de la taille de la personne. Un gramme de feuilles suffit à provoquer un délire hallucinatoire pour un adulte ou le décès d’un enfant. Avec douze grammes, vous atteignez la dose létale pour dix personnes environ.
– Faut-il être qualifié pour préparer un tel poison ?
– Non. Il suffit d’utiliser la plante sèche, de réduire ses feuilles, graines et tiges en poudre. Des précautions s’imposent néanmoins. Toutes les parties du végétal contiennent des allergènes puissants qui provoquent souvent des eczémas ou des urticaires.
– Vous avez une idée du moyen utilisé pour répandre le poison ?
– La plante est hydrosoluble… Je ne crois pas à l’aérosol car la quantité de Mandrava Rici Natura requise pour une telle préparation serait trop importante. Une telle culture ne passerait pas inaperçue.
– Donc ?
– D’autre part, continua Saléni sur sa lancée, la solubilité des alcaloïdes est suffisante pour que le principe actif passe en totalité dans une eau tiède ou chaude. Le principe de l’infusion, si vous voulez. Votre meurtrier utilise certainement une décoction à base de feuilles séchées de Mandrava Rici Natura.
– Tout simplement ?
– Absolument. À votre place je chercherais du côté des boissons.