Depuis que les unités spécialisées de la police judiciaire anglaise avaient entamé les interrogatoires des membres de la secte, on ne déplorait aucun nouveau meurtre. Brenson y voyait le résultat de la pression que lui et son équipe exerçaient. Je tempérais ce succès en refusant de me contenter d’un statu quo. Il nous fallait des aveux.
Je m’isolai dans un des bureaux des collègues anglais et appelai le juge Gutineau pour mon compte rendu quotidien. Je lui appris que nous avions contacté le Poison Garden, parc au nord de l’Angleterre dédié aux végétaux dangereux. La Mandrava Rici Natura, appréciée des naturalistes pour ses grandes fleurs à hampe violette, poussait dans une serre à l’abri de toute tentation, au creux d’un bac vitré inaccessible. Les interrogatoires menés par les Britanniques auprès des botanistes du Poison Garden avaient démontré qu’ils ignoraient ses propriétés meurtrières. Ils possédaient deux pieds de Mandrava et lui prêtaient des qualités urticantes. Hautes de soixante centimètres, toutes feuilles déployées, les deux spécimens se révélaient intacts. La découverte des lotus dans l’une des serres des jardins de Kew et les spécimens de Mandrava du Poison Garden confortaient le juge Gutineau dans son opinion. Il ne cessait de répéter : « Nous touchons au but ! Les deux jardins anglais sont hors de cause mais le meurtrier n’est pas loin. » Pourquoi avais-je alors le sentiment de m’éloigner de la vérité ? Je téléphonai à Berckman et ma sensation se renforça. Christian savait que l’enquête à Londres piétinait et s’amusait en listant, avec un plaisir non dissimulé, les résultats de leurs investigations parisiennes. Le point fort était que l’eau de la tuyauterie de l’appartement des Luzignan présentait des résidus de plante. Les analyses avaient démontré la présence en quantités infinitésimales de la Mandrava Rici Natura, confirmant le diagnostic du pharmacognoste. Quatre hommes se succédaient pour surveiller Derrone. Le magnétiseur soignait une vingtaine de personnes par jour et sortait rarement de chez lui. On n’allait pas maintenir la filature très longtemps. Leur quotidien avec Jane consistait à visiter toutes les serres avec humidificateur d’Île-de-France. À ce jour, aucune d’entre elles ne présentait de spécimens de Mandrava Rici Natura, ni même de lotus. Ils poursuivaient leurs recherches. À entendre la voix enjouée de Christian, je conclus que ce n’était pas la partie la plus désagréable de leur travail. Il avait dû faire quelques concessions et leur relation avait repris. Je lui rappelai de mandater un psychiatre réputé afin qu’il définisse le profil du tueur. Il pouvait confier la mission à Honfleur. Berckman ajouta qu’un climat de terreur régnait en France. Les Parisiens dévalisaient les supermarchés, craignant une attaque terroriste et s’enfermaient chez eux en calfeutrant les portes, s’imaginant qu’un gaz invisible et inodore allait les exterminer. Au sein du gouvernement, la rumeur prétendait que le premier suspect, coupable ou pas, paierait le prix fort. Apaiser les esprits devenait une mission d’État. Christian acheva son exposé en précisant avoir reçu la liste des numéros composés à partir du téléphone du pharmacognoste. Quatre appels, tous en Afrique du Nord, pour la somme de six cent trente-deux euros.
– Un voleur à la manque qui tombe sur une belle occasion de cambrioler un appartement en écoutant les messages, puis qui se débine une fois sur place.
– C’est clair, confirma Berckman.
Je raccrochai. Avant de l’appeler, je peinais à croire Marcus Comte coupable. À l’issue de notre discussion, mon intuition que l’essentiel se jouait en France se confirmait. Nous perdions notre temps à Londres.
Une jeune femme officier entra dans le bureau et me proposa un thé. J’aime le thé dès que quelqu’un d’autre que moi le prépare. Je lui tendis ma tasse en la remerciant. Elle avait des cheveux très noirs, coupés au carré, et dégageait un parfum qui m’était familier. Alors qu’elle repartait et refermait la porte, je me fis la réflexion que je n’avais pas cherché à voir sa peau, ni regardé la forme de son cul, je n’étais pas en chasse. J’entendais encore claquer ses talons sur le plancher lorsque je reconnus le parfum. Il s’agissait de la fragrance d’ilang-ilang de l’huile de massage d’Alisha. Cela faisait trois jours que je n’avais plus de ses nouvelles. Ni elle ni moi n’avions essayé de contacter l’autre. Il fallait que je l’oublie, cela devenait crucial pour l’enquête. Et pourtant, en dehors des mystères qui l’entouraient elle et son père, j’aimais la vie à ses côtés. Je nous imaginais chez moi à Paris. Nathan aurait sa chambre au premier. Voudrait-elle un autre enfant ? Je lui envoyai un texto : « Tu me manques… », et le regrettai aussitôt. J’attendis qu’elle me réponde en feuilletant un magazine, patientai encore, puis sortis du bureau. Nous avions rompu et j’agissais comme une gamine. La colère me chatouilla le nez.
Alors que je parcourais le long couloir qui menait à la sortie, je reçus un nouvel appel de Berckman. Le ton de sa voix avait quelque chose de très inhabituel.
– Il a frappé de nouveau, bredouilla-t-il.
– On en est sûrs ?
– On a un lotus sur un dessin d’enfant. Le SRPJ vient de nous contacter. Ils ont découvert les corps, il y a une heure.
– Et la Crim’ ?
– Pas encore. Il y a un mois, j’avais envoyé aux collègues d’Île-de-France une note leur demandant de prendre contact avec nous dans le cas de meurtres où un lotus apparaîtrait. Le SRPJ de Versailles a joué le jeu.
– Qui sont les victimes ?
– Une mère et son enfant de six ans.
– Morts comment ?
– Apparemment, comme d’habitude, la plante poison.
– À Paris ?
– Île-de-France…
– Où ?
– À Châtenay-Malabry. Yoann… tu vas pas le croire… route de Gisy…
Je pris mon téléphone et le lançai de toutes mes forces contre le mur. Il explosa littéralement.