À l’arrière de l’ambulance, se trouvait Joséphine Caspin, l’unique survivante. On venait de lui administrer un anxiolytique. Les mains jointes, les cheveux ébouriffés, elle se mordillait la lèvre comme si elle tétait quelque chose. Ses yeux trop maquillés disparaissaient sous deux traînées de mascara. Elle portait des vêtements de gymnastique rose très échancrés et ses pieds étaient nus malgré une température voisinant les huit degrés. Berckman s’approcha, prit une couverture dans l’ambulance et la déposa sur ses jambes. Elle leva doucement la tête et le fixa, les yeux vides. Il lui demanda si elle pouvait répondre à quelques questions, mais elle resta muette, immobile. Il marqua un temps d’arrêt, puis fit une seconde tentative. Témoin de la mort de sa fille, elle pouvait les aider à comprendre les circonstances de la disparition d’une trentaine de personnes. Joséphine Caspin se raidit et eut un spasme violent qui la plia en deux. Elle tomba de son siège et se retrouva à genoux. Berckman s’apprêtait à lâcher prise – la Crim’ allait prendre le relais – lorsqu’elle se releva et commença à parler en tremblant. Elle habitait au septième étage avec sa fille de vingt et un ans.
– Nous avons deux appareils de musculation dans le salon. Flore avait le rameur, moi le vélo d’appartement. Le téléphone a sonné, j’ai répondu de ma chambre. Je ne sais pas ce qu’elle a fait pendant ce temps. Je suis revenue au bout de dix minutes. Je n’arrête pas d’y penser. Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire ? ajouta la mère effondrée.
– Et ensuite ?
– Elle ne se sentait pas bien. Elle avait soif. Je lui ai apporté un verre d’eau. Elle allait mieux, on a repris lentement, son cœur battait très vite. Et puis elle s’est écroulée d’un coup, sans rien dire. J’ai pensé à un malaise, j’ai essayé de la ranimer. Comme je n’y arrivais pas, j’ai frappé chez les voisins, personne ne répondait alors je suis revenue… J’ai bien vu qu’elle était morte, je suis sa mère. J’ai bien vu qu’elle était morte, répéta-t-elle en camouflant son visage entre ses mains.
La brigade criminelle débarqua en force. Plusieurs sections avaient rejoint les trois premières équipes. Parmi eux, Valentin Amerti, deuxième de groupe à la Crim’. Il lui fallait un exploit pour être promu premier de groupe et résoudre cette affaire présentait une belle opportunité. Il avait sûrement insisté auprès du directeur de la PJ pour être de la partie. En apercevant mon ami d’enfance, je quittai les lieux rapidement. Berckman vit mon manège et me rejoignit.
– Qu’est-ce que tu lui as demandé quand tu l’as vu la dernière fois ? me demanda-t-il.
– Pas grand-chose. Des infos sur l’enquête du Moulin-Vert…
– Laisse tomber, il oubliera…
– C’est pas dit. Je connais le bonhomme. Maintenant qu’il est de la partie, je marche sur ses plates-bandes. Il l’a peut-être compris et peut me faire tomber comme il veut. Et nous faire tomber tous. Tu as vu avec Ponstain pour Jane ? enchaînai-je pour changer de sujet.
– C’est bon.
– Parfait. Je ne vais pas attendre lundi pour découvrir si ce lotus a son jumeau sur un mur du cinquième et du quatorzième… Tu viens ?
Jane nous rejoignit. Honfleur proposa de se consacrer à l’étude des symboliques du lotus sur Internet plutôt que d’enquêter sur le terrain. « Je suis myope comme un cul-de-bouteille de l’ère préindustrielle », affirma-t-il.
Nous scrutâmes les bâtiments autour de l’immeuble cossu de la deuxième affaire, rue du Moulin-Vert, sans rien trouver. À 18 h 00, nous nous rendîmes sur les lieux du cas Luzignan, avant que la nuit ne cache d’éventuels détails. Je frappai à la porte de la concierge. Elle parut surprise mais nous proposa aussitôt d’entrer.
– Nous avons besoin de vous, lui confiai-je.
Jane lui présenta la photo du symbole gravé sur le mur de la tour Bergame et demanda :
– Avez-vous déjà vu un motif semblable à celui-ci ?
– Oh ça, c’est encore un coup des gamins du quartier !
– Que voulez-vous dire ?
– Qu’il ne se passe pas une semaine sans que ces morveux viennent taguer les murs ou les poubelles ! Mon mari leur fait la morale, ils arrêtent pendant quelques semaines et puis c’est plus fort qu’eux, ils recommencent…
– Vous avez vu cette forme quelque part ?
– Oui, sur la poubelle, je vous dis.
– Ça date de quand ?
La poubelle en question servait à collecter les emballages de plastique. Le camion recycleur la vidait tous les quinze jours, le mercredi. Le mari de la concierge se rappelait que le tag avait été griffonné trois semaines plus tôt, entre le 24 septembre, date où il avait sorti la poubelle et le samedi 27 septembre lorsque sa femme l’avait découvert. Je vérifiai la date des meurtres sur mon carnet : le 26 septembre. Deux jours avant, cela concordait.
– Et avant le 24, c’est possible ? demanda Berckman.
– Non, c’est relativement récent. Je me suis même fait la réflexion que cela changeait des vulgarités habituelles, répondit la femme.
– Vous pouvez nous montrer ?
– Elle est dans le local, suivez-moi.
La poubelle jaune, couverte de graffitis à moitié estompés, présentait un lotus peint sur le couvercle. Nous tenions la confirmation que les trois affaires n’en étaient probablement qu’une. Jamais, en vingt ans de police judiciaire, je n’avais vécu pareille situation. Quarante-quatre personnes décédées, aucune revendication, aucun mobile, aucune piste. Avec le juge Gutineau, nous avions choisi de dissimuler à la Crim’ ce lien potentiel entre les affaires. Ce deuxième lotus indiquait que mon intuition ne m’avait pas trompé, mais apportait la preuve de notre mensonge par omission.
Rentré chez moi, je notai sur mon cahier : Affaire Luzignan, trois morts. Un lotus. Affaire tour Bergame, vingt-huit morts. Un lotus.
« Ils » avaient pris de l’assurance…