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Alisha et son fils suivirent le sentier qui menait à la forêt. En compagnie des arbres, Nathan interrogeait sa mère. Un rituel. Cette boule était-elle un fruit ou un champignon ? Quel jour reviendraient les coccinelles ? Que mangeait la salamandre ? Pourquoi le merle sifflait-il si fort ? Les moustiques étaient-ils les seuls à boire du sang ? Pourquoi les escargots bavaient-ils ? Combien de temps fallait-il à un gland pour devenir le roi de la forêt ? Ils se posèrent contre le grand chêne. Alisha lui avait appris comment se ressourcer auprès du doyen végétal, le dos en contact avec le tronc, en n’oubliant jamais de demander la permission, puis de remercier.

– À l’école, ils ont coupé un arbre. On était tous tristes parce qu’on aimait bien jouer avec.

– Qu’est-ce qui n’allait pas ?

– Il était malade, il aurait pu nous mourir dessus.

– Ils l’ont remplacé ?

– Non.

– Alors on vient de perdre un aspirateur à carbone et un créateur d’oxygène…

Alisha expliqua à son fils que la surface cumulée de toutes les feuilles recto, verso d’un jeune châtaignier représentait cinq mille mètres carrés utiles à la production d’oxygène. Un vieux chêne de quarante mètres de haut offrait dix mille mètres carrés de surface absorbant le dioxyde de carbone.

– C’est pour ça qu’il est important de laisser vieillir les arbres, conclut-elle.

– Est-ce que tu crois que les gens qui s’intéressent à la nature, c’est parce qu’ils en ont ras le bol ? interrogea Nathan.

– Ras le bol de quoi ?

– De tout, comme la maîtresse.

– Les gens qui en ont ras le bol de tout ne s’intéressent qu’à eux. Il faut s’aimer soi-même pour se tourner vers les autres et la nature.

– Il y a des gens qui s’aiment pas et qui s’intéressent à la nature pour faire mourir les hommes, dit alors Nathan.

– Utiliser la nature pour tuer…, répéta Alisha.

– Oui, répondit fermement Nathan.

– C’est papi qui t’a raconté ça ? Il t’a fait lire la prophétie ? demanda-t-elle d’un air excédé.

– Non, c’est Gabriel qui me l’a dit.

Alisha fronça les sourcils.

– Quand Gabriel est mort, tu n’avais que deux ans. C’est impossible que tu te souviennes de lui…

– Il est venu me voir, dans ma chambre, l’autre jour. C’est lui qui me l’a dit.

– …

– Il vient me voir souvent, la nuit. Il ressemble à la photo que papi Derrone a dans son tiroir, mais en plus transparent.

– Tu sais, il y a beaucoup de gens sur cette planète qui ne croient pas à ces choses-là. Alors c’est mieux de ne pas en parler. À personne. D’accord ?

– D’accord. Pourquoi tu sais tout sur la nature ?

– J’ai appris auprès de quelqu’un qui en sait beaucoup.

– Qui ?

– Ton grand-père, papi Derrone.

– Et lui, il a fait comment ?

– C’est une longue histoire. Tu veux que je te la raconte ?

Nathan fit oui avec la tête.

– Papi habitait dans un village du Tarn-et-Garonne et travaillait comme jardinier, pour la mairie. Il n’utilisait aucun produit chimique et parlait aux plantes. Les gens le trouvaient farfelu, mais le laissaient tranquille. Il faut dire qu’il avait les plus beaux parterres de fleurs du département. Grand-père arrachait les mauvaises herbes à mains nues. Même les plus coriaces, tu sais, celles qui ont des racines d’un mètre de long, les carottes sauvages. Il leur demandait la permission.

– Aux plantes ?

– Oui. Elles sortaient toutes racines dehors, comme si elles avaient poussé dans du beurre. Il leur disait qu’elles devaient libérer le lieu. Ces plantes, pour la ville, ne méritaient plus d’être regardées ni même d’être foulées. Mais il existait un paradis pour la mauvaise chlorophylle. Deux sites pas bien grands, laissés à l’abandon. Un coin du jardin de papi et un espace retiré, situé derrière un entrepôt qui appartenait à la mairie et qui n’intéressait personne. Ronces, orties, chardons, pissenlits et ombellifères fleurissaient là, tranquillement.

– Ça devait être beau ! dit Nathan.

– La ville embauchait du personnel que ton grand-père formait. Un jour, un nouvel assistant est arrivé en l’absence de papi, parti en vacances. Quand le jeune homme a vu le site abandonné, il a acheté du désherbant et, croyant bien faire, il a répandu le poison sur toute la zone franche. Six jours plus tard, ton papi a découvert le terrain où le monstre gorgé d’arsenic avait déployé ses tentacules. Le soleil avait encouragé l’action chimique et, pour la première fois, la terre était nue, couverte de cadavres d’herbes folles.

Nathan écoutait, la bouche ouverte.

– Grand-père a compris que son lien privilégié avec la nature était rompu. Il ne pourrait plus négocier avec les plantes.

Nathan ne disait rien, les larmes aux yeux.

– Il est resté à genoux devant le terrain abandonné du vieil entrepôt. Le soleil s’est couché, papi ne bougeait pas. Certains le croyaient décédé, mais le trouvaient trop original ou trop impressionnant pour le déranger même dans la mort. D’autres pensaient qu’il pleurait. Moi, je sais qu’il demandait pardon aux herbes. Au milieu de la nuit, grand-père s’est levé. Au petit matin, il donnait sa démission. Mais ce papi-là avait encore une petite flamme dans les yeux. Un endroit sur cette planète abritait des populations capables de traiter la nature avec respect. Le lendemain, il partait loin de France.

– Et mamie ?

– Elle avait eu une grave maladie, quelques mois plus tôt.

– C’est pour ça que je l’ai jamais connue ?

– Oui.

– Et toi, t’étais où ?

– Avec papi. On vivait avec des gens qui connaissaient les pouvoirs des plantes. Grâce à eux, ton grand-père a compris qu’il pouvait soigner. Nous sommes revenus en France pour mes huit ans et il s’est installé comme guérisseur. Voilà ! On rentre, je vois Yoann ce soir, tu sais le monsieur qui est venu voir grand-père l’autre jour.

– Oui, il va venir souvent, maintenant.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– C’est pas moi, c’est dans ma tête.

Alisha se garda d’émettre un commentaire. Les choses se mettaient en place et ça l’inquiétait.

Sur le chemin du retour, Nathan soliloquait, perdu dans ses pensées : « C’est pas normal que des plantes elles peuvent pas vivre tranquillement et qu’il faut leur demander pardon parce qu’y en a qui les ont tuées autre part… »

 

Je retrouvai Alisha à L’Auberge du boulevard, porte d’Auteuil. J’avais réservé une table à l’abri des regards, placée à proximité des épaisses tentures en velours grenat du restaurant. La jeune femme dégageait une assurance qui me perturbait et m’attirait. Elle travaillait comme chercheur en agroalimentaire à l’université de Paris-Sud à Orsay. Le repas s’acheva sans que je tente de la séduire. Je l’avais imaginée à genoux devant moi, portant seulement sa blouse de jardin, courbée en avant contre une table, puis nue sous les draps, sa peau se découvrant petit à petit.

Nous nous levâmes et prîmes nos manteaux.

– Au sous-sol, la salle de réception a des clefs de voûte, dit-elle.

– C’est moi qui t’invite et c’est toi qui sais ça !

– Oui, monsieur. Tu m’imaginais recluse à côté de mes ruches !

– Que dois-je savoir d’autre ? Tu as couru les plus grands restaurants en compagnie d’un maharadjah ?

– Exactement. Je m’appelais Lisa, il m’a rebaptisée Alisha qui signifie « la protégée de Dieu » en Inde.

– Donne-moi ta carte d’identité.

– Viens la chercher, dit-elle en dévalant l’escalier de pierre.

Les appliques diffusaient une lumière douce qui s’estompait au bas des marches. Alisha avait disparu dans l’obscurité. Plus un bruit. Nous étions seuls. La fraîcheur de l’endroit, les pierres sombres… je me trouvais maladroit. J’enfonçai les deux mains dans les poches de mon blouson, attendis sans un mot et fis un pas. Je sentais sa présence, tout près. Comme un putain d’adolescent, j’entendais les pulsations de mon cœur qui couraient le long de mes tempes. Je pris la main d’Alisha, me glissai dans son dos et l’entourai délicatement, comprimant ses seins contre mon bras.

– Pas une seconde sans penser à toi, murmurai-je.

– C’est impossible, répondit-elle.

Je déposai un baiser dans son cou puis lentement, soufflai sur la peau mouillée comme pour dégager une plume. Elle allait frissonner, je dégageai le col de son chemisier et lui mordis doucement la peau, juste dans le creux formé par l’épaule, là où ses poils commençaient à se dresser. Elle poussa un petit cri de surprise. Je la goûtai enfin. Elle sentait la mie du pain qui sort du four. Cet accès à sa peau et à son odeur alors que nous ne nous étions pas embrassés me fit un effet considérable. Nous étions trop proches pour qu’elle ne s’en rendît pas compte. Elle se dégagea et me laissa seul, à nouveau, dans le noir.

– Je ne peux pas.

– Pourquoi ?

– Ma vie est compliquée, j’ai un enfant…

– Je n’ai pas de problème avec ta vie.

– J’ai quelqu’un…

– Je ne te crois pas.

Je tendis le bras en avant, sans bouger et continuai à allonger la main en espérant qu’elle s’approcherait. Cinq longues minutes à triturer l’invisible. Je m’obstinais à penser qu’elle allait me rejoindre. Soudain, ma main rencontra le bout des doigts d’Alisha et j’eus un choc. Elle aussi tendait la main vers moi ! Je pris son poignet. Elle se dégagea et saisit le mien. Elle relâcha son emprise et fit mine de s’éloigner. Avant qu’elle ne s’échappe, j’enfonçai mes doigts au creux de sa main et la forçai à s’ouvrir pour que nos phalanges s’emmêlent. Mon pouce caressa la partie charnue de sa paume. Tout doucement, j’insistai sur la zone sensible, le centre de la main, là où toutes les lignes de vie, de cœur et de chance se retrouvent. Le grain de sa peau me donnait la chair de poule. Elle se mit à bouger les doigts d’arrière en avant entre mes phalanges. C’était si puissamment suggestif qu’elle devait lire dans mes pensées. Je m’approchai d’elle et glissai mes mains sur ses épaules.

– Alisha…

– Oui…

Je l’embrassai.

– Je vais rentrer, dit-elle.

– Je te raccompagne.

– J’ai ma voiture, ne t’inquiète pas.

– On se voit demain ?

– Oui, appelle-moi.

 

Impossible de trouver le sommeil. À deux heures du matin j’affichai l’énergie d’un coureur de marathon au départ. Mon portable sonna. Alisha.

– Tu ne dors pas ? demanda-t-elle.

– Non.

– J’hésitais à t’appeler.

– Tu as bien fait. Comment ça va ?

– Je pense beaucoup à notre soirée…

– Si j’étais près de toi, je te raconterais ce à quoi je pense…

– Quel genre ?

– Une image de toi qui m’obsède.

– Dis-moi…

– Je te vois nue, de dos, devant une fenêtre ouverte, avec tes longs cheveux noirs qui descendent jusqu’aux fesses.

– Viens, j’ai une fenêtre qui peut s’ouvrir, dit-elle en riant.