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Si vous saviez les heures que l’on passe à éplucher les notes, les rapports d’expertise, les comptes rendus d’interrogatoires en essayant de trouver la faille, les mensonges qui vous permettent de comprendre ce que l’on ne veut pas que vous voyez. Ces infimes détails qui forment le puzzle, ce déclic imperceptible tant attendu, cette piste qui se déclarait sur toute enquête bien menée, ne venait pas. Quel mobile avait conduit Louis Luzignan à ce déchaînement de violence ? Les quatorze premiers jours d’enquête n’avaient pas éclairci mais opacifié l’affaire. Cartes de crédit, téléphones portables et ordinateurs ne révélaient pas d’aventure extraconjugale, ni la moindre tension au sein du couple. Les dérives sexuelles avaient été exclues. Berckman explora la piste pathologique pour expliquer l’agressivité du père, mais aucun antécédent psychiatrique ou casier judiciaire n’entachait les qualités manifestes de l’homme. Je creusai le volet professionnel. Louis Luzignan, ancien biologiste reconverti en patron de société, achetait des huiles essentielles produites à Madagascar et les revendait en Europe. On avait alors espéré un lien avec la Mafia, mais finances et gestion de la société s’annonçaient transparentes. L’épouse, Chantal, était sans emploi, artiste peintre pour son plaisir. Proches et amis s’interrogeaient encore sur ce qui avait bien pu arriver à cette famille modèle. Nous consacrâmes deux jours aux allées et venues des voisins. Personne n’avait franchi le perron de l’immeuble le matin des meurtres. Quant au Colissimo, il contenait une simple documentation envoyée au couple par une agence de voyages en vue d’un séjour aux Antilles.

Penché sur mon bureau couvert de rapports d’enquête et de procès-verbaux, je réfléchissais en espérant qu’un élément allait me sauter aux yeux. Berckman avait fixé au mur les photos du mari, des victimes et des personnes connexes. Il se tenait contre la fenêtre et fumait, le bras tendu à l’extérieur. L’air froid s’infiltrait, réduisant à néant ses efforts pour empêcher l’odeur de cigarette d’entrer dans la pièce. Ça m’était égal, j’aime bien l’odeur de la cigarette. À côté des photos, un schéma représentait la chronologie de l’affaire, heure par heure. Le jeune Honfleur prit un post-it, nota « eau chaude » et le colla sous le dessin de la douche. Berckman se tourna vers moi :

– Les empreintes sur le couteau sont celles de Luzignan. Même chose pour les traces de pas. Faut arrêter de se prendre la tête…

– Et le mobile ? lançai-je d’une voix forte.

La propension de Berckman à suivre les évidences, à défaut d’autres hypothèses, m’exaspérait. Dès qu’une affaire ne tournait pas rond, qu’on s’embourbait, il cherchait la ligne droite. Je dois pourtant concéder qu’avec sa manie des raccourcis, Berckman tombait souvent juste. Une prédisposition à la chance. Il suggérait, l’air de rien, et ça tombait pile. Une veine de joueur. Une chance de cocu. Il était d’ailleurs divorcé, mais personne n’osait la blague tellement son cas était grave et l’affaire douloureuse. En matière de cocufiage, il pouvait prétendre au trophée d’un genre spécial.

– C’est inhabituel ? interrogea Honfleur en remontant ses lunettes.

Berckman et moi, nous sursautâmes. Nous avions oublié la présence du gamin.

– C’est normal qu’il n’y ait pas de mobile ? insista Honfleur.

– Putain, non ! C’est vraiment une question à la con ! hurlai-je.

J’étais connu pour mes coups de gueule qui vous explosaient à la figure comme un tir de chevrotine. Berckman plissait les yeux et le nez, l’air de dire : « Et c’est reparti ! » Je fixai le gardien de la paix qui piqua du nez.

– Il y a toujours un mobile, ajoutai-je en me calmant.

Sauf pour les crimes sexuels, mais ça je te le dirai une autre fois. Et puis, c’est pas le cas ici, pensai-je, pétri de mauvaise conscience comme chaque fois que je m’emportais. Je repris mon soliloque.

– On s’est fait la totale. D’après les salariés, Luzignan est un gars bien. Elle, à fond dans sa peinture. Et pour finir, une gamine adorable, première de sa classe, jolie comme un cœur. Pas une ombre au tableau. Génial !

– Qu’est-ce qu’ils ont dit à l’autopsie ? essaya courageusement le gardien de la paix.

Le petit gars me plaisait. Il ne se laissait pas démonter. Berckman s’assit sur le bureau, entre Honfleur et moi – me recommandant implicitement de cesser de brusquer le gamin – et prit la parole :

– L’heure des trois morts se situe entre 8 h 00 et 9 h 00 du matin. Ils venaient de petit-déjeuner. Le couteau est bien l’arme du double crime et du suicide. Le type est droitier. Il s’est ouvert l’artère fémorale et s’est vidé en trois minutes.

– Tu vois, ça colle pas, enchaînai-je. Avec un minimum de préméditation tu achètes un calibre et tu fais ça proprement. On devient pas Jack l’Éventreur en deux secondes. Pourtant, notre gars se lève un matin, trucide sa famille alors qu’il avait prévu de l’emmener en vacances, et se suicide en se tailladant la jambe jusqu’à se sectionner l’artère ! C’est dingue !

Berckman saisit une petite boîte d’allumettes dans la poche intérieure de son blouson, l’agita comme si elle contenait des dés, fit glisser le couvercle et regarda à l’intérieur. Il hocha la tête, semblant compter quelque chose puis referma la boîte.

– Combien ? demandai-je.

– Six…

– Merde !

La boîte contenait six cloportes. Des crustacés d’un autre âge, sortes de tatous miniatures de la taille d’une coccinelle qui avaient la capacité de former une boule parfaite au premier stress. Dans les moments de grande nervosité, à l’heure des décisions, Berckman les remuait et, si tous les cloportes s’étaient mis en boule, il parlait de mauvais présage. Je croyais qu’il s’agissait de superstition avant d’estimer que le rituel relevait de la manie du joueur. Un moyen de se singulariser… À la troisième division de la police judiciaire, les collègues s’étaient pris au jeu – au départ, dans l’idée de se moquer de Berckman –, puis ils avaient admis que les pronostics tombaient juste. Zéro crustacé en boule et l’affaire se réglait en un tour de main. Lorsque deux ou trois s’enroulaient, quelques complications survenaient. Nous n’avions jamais eu les six en même temps. Petit à petit, la boîte à cloportes, surnommée « l’oracle maison », est devenue la première info non officielle à laquelle les nouveaux avaient droit.

L’animal de compagnie, si on pouvait appeler ainsi ce faux insecte à quatorze pattes, avait fini par doter Berckman d’une aura particulière. Pour expliquer ce petit miracle de la divination, je crois tout simplement que les cloportes avaient développé une empathie pour celui qui les nourrissait jusqu’à sentir l’énergie générée par Berckman lui-même. Un fait exceptionnel en soi, si l’on réalisait que Berckman avait la capacité inconsciente de deviner la complexité d’une enquête sans jamais se tromper et de transmettre malgré lui son stress à ses crustacés. Je jouai donc son jeu, uniquement pour connaître son état d’esprit. Et sur cette affaire, ses propos – une affaire simple : le père meurtrier – disaient le contraire de ce qu’il ressentait réellement. Foi de cloporte.

 

Au même moment, quelque part, la communication Internet entre Éliaz et le docteur Lentoine débutait.