Nathan finissait ses devoirs sur la grande table de la cuisine, sa mère assise à ses côtés.
– Et votre sortie à Paris ? lui demanda-t-elle.
– Génial ! Une immense caverne avec des milliards de plantes.
– C’est le Conservatoire botanique. On l’appelle le Globe, précisa Alisha. Tu as appris des choses ?
– Pas trop parce qu’avec le bus, j’étais malade.
– Pourquoi tu n’as rien dit à la maîtresse ?
– Je lui ai dit.
– Quoi, exactement ?
– Maîtresse, j’ai mal au cœur… Et là, elle m’a dit : « Tu veux que j’appelle quelqu’un ? » J’ai dit que je ne savais pas.
– Tu ne savais pas quoi ?
– Je ne savais pas qui c’était « quelqu’un », alors j’ai rien dit. La maîtresse, elle a peut-être appelé quelqu’un, mais je crois qu’il était pas là, où c’était occupé, je ne sais pas… Alors je suis resté avec mon mal au cœur toute la journée.
Alisha leva les yeux au ciel en comprenant.
– Elle t’a demandé si tu voulais qu’elle appelle quelqu’un… que tu connaissais, ta maman, ton papi… tu comprends ?
– Et si j’avais répondu mon papa, elle serait allée le chercher ?
– Nathan, il est mort, tu sais bien…
– Si je meurs, je retrouverai mon papa ?
– Bien sûr. Mais tu ne peux pas mourir, tu as toute la vie devant toi.
– Tu sais, maman, ça se peut de mourir quand on est petit…
– On n’est pas à l’abri d’un accident, mais c’est rare.
– Ça va arriver bientôt…, annonça l’enfant.
– Mais de quoi tu parles ? Je n’aime pas que tu dises des choses pareilles…
– Cette nuit, j’ai rêvé de la mort. C’était une grosse méduse noire et elle se jetait sur moi à toute vitesse. Elle allait super vite, c’est ça qui faisait le plus peur dans mon rêve. Le truc noir méchant, il fonçait sur moi et je courais pas assez vite. Au dernier moment, je bougeais mon corps ou ma tête, elle me ratait et puis elle continuait à me courir après.
– Quel vilain cauchemar !
– Tu crois que c’était un seul rêve ? Eh bien non, il y en avait deux parce que je me suis réveillé pour me reposer un peu. Le premier rêve s’est accroupi et le deuxième s’est accroché au premier. C’était de plus en plus dur d’échapper à la méduse noire, je pouvais presque plus bouger la tête. J’étais prisonnier. Si j’arrivais à bouger la tête d’un « milligramme », eh bien je mourrais pas. La fin, je te la raconte pas parce que c’était horrible…
Alisha le prit dans ses bras.
– Mon pauvre chat, comme tu as dû avoir peur…
– Très, très peur. Une « trouille de bleu », même.
– Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
– Parce que je savais que tu dormais à fond et que tes oreilles m’entendraient pas. Et puis moi, j’arrive pas à parler dans mes rêves.
– Tu sais, les cauchemars ne se réalisent pas. C’est différent des visions que tu as parfois.
– Gabriel me dit que ça va arriver quand même…
– Gabriel a dit ça ?
– Oui…
Soudain, le père d’Alisha entra par la porte de derrière, celle qui donnait sur le jardin.
– Je peux te parler quelques petites secondes ? demanda-t-il à sa fille.
– Nathan, va jouer dans ta chambre. Je viens te voir tout de suite après.
– Est-ce que tu as dit quelque chose à « ton » Yoann ? demanda le magnétiseur.
– Je n’aime pas la manière dont tu dis « mon » Yoann. Tu lui reproches quoi, au juste ?
– Je ne sais pas. J’ai eu une drôle de sensation toute la journée.
– Nathan aussi. Il a des rêves étranges, il me parle sans arrêt de Gabriel Comte, ça m’inquiète.
– Nathan est médium, Gabriel nous avait prévenus. Tout ce qu’il a dit se réalise, tu le vois bien, les choses s’accélèrent et j’ai le sentiment que quelqu’un me cherche.
– Tu sens si l’on est après toi ?
– Ma pauvre fille, on voit bien que le don a sauté une génération…
– Tu es blessant, papa, franchement si c’est pour…
– Toute personne vivante émet des signaux quasiment imperceptibles…
– Oui, bon, tu les sens. Et alors ? dit-elle en plaquant les mains sur ses hanches.
– Lorsqu’on fait appel à moi pour des personnes disparues, je sais que j’émets, moi aussi, des ondes que la personne recherchée ressent, surtout si c’est un fugueur. Tout à coup, elle se sent traquée, précisément au moment où je « prends contact », lorsque les parents me donnent un élément lui appartenant, par exemple. Et là, je me sens bizarre…
– Et alors ?
– Clivel est flic. Qui d’autre que lui pourrait en avoir après moi ?
On frappa à la porte, ils s’interrompirent.
La petite Élodie, amie de Nathan, sa mère Chantal et moi-même, nous tenions sur le perron. Alisha, stupéfaite, ouvrit la bouche sans prononcer un mot. Le hasard nous avait menés sur le sentier de son domicile au même instant. Chantal venait pour un service. Elle souhaitait accompagner son mari, hospitalisé en urgence pour une hernie, et demandait à Alisha de garder Élodie pour la nuit. Nathan, alerté par le bruit, les avait rejoints et poussait des petits cris de joie. Il prit son amie par la main et l’emmena dans sa chambre.
– J’avais envie de te voir, lui dis-je, une fois la porte fermée.
– Tu as bien fait, répondit Alisha.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air préoccupé ? demandai-je.
– Non, je dois parler à mon père. Donne-moi cinq minutes, je reviens.
– Je vais dire bonjour à Nathan, répondis-je.
J’avançai dans le couloir éteint et m’approchai de la chambre. Aux murmures qui s’en échappaient, je compris que les deux enfants discutaient et décidai de rester invisible derrière la porte.
– Tu le gardes avec toi et comme ça, il va te protéger…, disait Nathan.
– D’accord.
– Mon papi, il m’a expliqué que pour se « faire protéger » encore plus fort, il faut dire des prières…
– Des prières ?
– Oui, il faut raconter des trucs spéciaux, dedans. « Jésus », « Marie », des mots comme ça. Je connais une chanson drôlement belle, je vais te l’apprendre. Dans l’église de Harlem… Allez vas-y, chante exactement pareil que moi. Sauf la voix de garçon, c’est pas la peine.
– J’ai pas trop envie de chanter…
– Mais t’es folle, c’est hyper important !
– Comment tu me trouves ? demanda Élodie en refaisant ses lacets.
– Gentille, répondit Nathan.
– Est-ce que tu me trouves belle ?
– Oui. Tout le monde est beau à sa façon.
– J’ai envie d’aller voir si ma maman est partie. Tu m’accompagnes ? C’est tout noir dans le couloir, j’ai peur, avoua Élodie.
– Moi aussi j’ai peur. Je me raconte des histoires dans ma tête et j’y vais.
J’entrai dans la chambre.
– Bonsoir les enfants !
Nathan se jeta dans mes bras.
– Tu vas me manquer, lança-t-il.
– Pourquoi tu dis ça ? demandai-je.
– Parce qu’on va plus trop te voir avec maman…
– Ta maman ne veut plus me voir ?
– Je sais pas. Dans mon rêve de dimanche, tu pars.
– Je suis là ! cria Alisha.
Je la rejoignis, soucieux. Qu’est-ce que l’enfant savait pour qu’il fasse un tel rêve ?
– Tout va bien ? demanda-t-elle en me dévisageant.
– Ton fils me disait qu’on allait se séparer.
J’avais lancé ma tirade en plaisantant, espérant un démenti de sa part.
– Magnifique ! C’est la journée des paranos ! dit-elle.
– Explique-toi.
– Mon père est persuadé que tu le fais suivre !
Mon visage impassible sembla confirmer les doutes de la jeune femme. Elle me gifla de toutes ses forces.
– Qu’est-ce qu’il te prend ? m’écriai-je.
– Ne te fatigue pas. Tes yeux te trahissent. Dégage !
– Est-ce que j’ai une raison de faire suivre ton père ? m’exclamai-je. Calme-toi. Je suis venu te dire que je pars demain matin à Londres !
– Très bien, Nathan a raison, tu pars. À moins que ce soit la fin de notre histoire. Je ne sais pas. Écoute, Yoann, je suis à cran, je ne sais plus où j’en suis. Laissons-nous un peu de temps et on verra plus tard.
– Bon. Puisque c’est ce que tu désires.
Je me surpris à capituler aussi vite. Ma relation avec Alisha m’empêchait de raisonner. Il devenait urgent que je cesse de réfléchir avec mes couilles. À cent mètres de la maison, je me retournai et vis s’éteindre les lumières de la cuisine, puis s’allumer celles de sa chambre. Je m’engouffrai dans ma voiture, me souvins de la filature et cherchai le planqué. Invisible. Je mis le moteur en route en songeant à la décision de la jeune femme. Peut-être la voyais-je pour la dernière fois, et malgré le sentiment d’avoir fait le bon choix, un grand vide m’envahit. Son odeur, sa peau allaient me manquer.
Le petit Nathan aussi.