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Jeudi 30 octobre 2008 à 8 h 15

Je remontai le couloir de la troisième DPJ en poussant chacune des portes des bureaux de mes collègues. Seul le commandant Ponstain, assidu aux tâches administratives et insomniaque – ce dont il se vantait, sans que l’on sache pourquoi – rédigeait un rapport. Je me débarrassai de mon blouson et allai le trouver pour un compte rendu officieux concernant la vie de Gabriel Comte. Les meurtres semblaient annoncés par la prophétie. Son auteur décédé, il restait le fils. Une piste intéressante. Cette logique plut au commandant. Un stagiaire nous interrompit. Lauran Saléni, le pharmacognoste, demandait à me parler, ligne trois.

Le chercheur à la retraite, visiblement heureux de trouver une oreille attentive, s’épancha longuement. Il qualifiait l’archiviste du CNRS de nouille et vérifiait avec la rigueur d’un entomologiste, que chacune de ses études et publications était classée au bon endroit pour être certain qu’on les retrouverait facilement après son départ. J’allais conclure l’entretien, convaincu de l’inefficacité du vieil homme sur l’enquête, lorsqu’il me donna un premier avis. Il s’agissait bien d’un poison. Les pieds sur le radiateur, le fauteuil en bascule, je faillis tomber à la renverse. La Crim’ avait analysé quantité de substances toxiques et n’avait rien trouvé. Le retraité insista, sûr de lui. Les décès avaient une seule et même origine, un poison très violent.

– Comment ce poison opère-t-il ? lui demandai-je.

– L’alimentation, la respiration, une forme gazeuse, des fumées, tout dépend des propriétés de la plante. C’est un peu tôt pour le savoir, mais j’ai plusieurs pistes très sérieuses.

– Prévenez-moi dès que vous aurez une idée précise.

– Comptez sur moi.

Je relevai la tête. Valentin Amerti, mon vieil ex-ami, se tenait face à moi, dans l’embrasure de la porte.

– Tu écoutes aux portes, maintenant ? m’écriai-je.

– Totalement inutile ! Tu parles tellement fort qu’on t’entend du fond du couloir.

– Qu’est-ce qui t’amène ? Tu as besoin d’aide ? suggérai-je, non sans agressivité.

– Je te rappelle que c’est toi qui m’as appelé la semaine dernière ! répliqua Amerti.

– OK. Je voulais des renseignements sur une affaire que vous aviez récupérée… C’est de l’histoire ancienne, je lirai les infos dans la presse si ça te fait plaisir.

– Donc, t’en as plus rien à foutre ?

– Je suis sur d’autres chiens écrasés, des décès de petites gens, tu sais, notre quotidien, affirmai-je.

– Le bruit court que tu n’aurais pas décroché. Que tu enquêterais en douce…

– Qui a inventé un truc pareil ?

– Personne, des rumeurs…

– C’est des conneries.

– Je voulais juste te prévenir de ce qu’on raconte… C’est pour t’aider que je suis là, dit-il en se frottant l’aile du nez.

Le geste me parut familier et cela me revint. J’avais gardé en mémoire l’attitude embarrassée de mon père qui se frottait invariablement le menton lorsqu’il devait justifier ses absences à ma mère.

– Depuis quand ça t’intéresse ? Je te croyais au-dessus de cette merde !

– C’est quoi cette affaire de poison dont tu parlais au téléphone ? demanda soudain Amerti.

– Un grand-père qui a empoisonné la grand-mère, hurlai-je en brandissant un des dossiers posés sur sa table. Tu veux lire mon compte rendu ?

– Laisse tomber.

– C’est ça. Tu connais le chemin.

Amerti claqua la porte. Je reposai le dossier Luzignan, la main agitée de tremblements. La sueur me coulait le long de la colonne vertébrale. J’essayai de me concentrer. Pourquoi une telle visite ? Avait-il deviné que je poursuivais l’enquête ? La sonnerie du téléphone interrompit mes réflexions.

– Allô ! aboyai-je.

– Qu’est-ce que tu es accueillant, souffla ma mère.

– C’est vraiment pas le moment…

– J’ai compris. Je voulais t’annoncer que j’ai changé de chambre et que, depuis, ma douleur a disparu. C’est un miracle. Mais il en faudrait un deuxième pour que tu te calmes, alors, bonsoir. (Puis elle ajouta :) Je m’inquiète pour toi Yoann, tu es bizarre ces derniers temps.

– Attends, attends. Raconte-moi, tu n’as plus mal du tout ?

– Depuis deux jours. J’ai attendu pour être sûre.

– C’est formidable.

– Tu es en plein travail, je te laisse.

J’appelai aussitôt Alisha. Le père de la jeune femme avait guéri ma mère et ce prodige légitimait un dîner. Je lui servis cet argument sans réfléchir.

– C’est lui qu’il faudrait inviter ! s’exclama Alisha, amusée.

– Pas du tout, c’est le principe des vases communicants, je vous expliquerai, lançai-je.

Elle me dit qu’elle demanderait à son père s’il pouvait garder Nathan, son fils de six ans, et me rappellerait le lendemain. Son fils avait six ans lui aussi… Ça vire à l’obsession, me dis-je en raccrochant. Je me levai et fis le tour de mon bureau avec l’intention de marcher. La chaleur qui m’envahissait n’avait rien à voir avec l’amour – beaucoup trop tôt pour reconnaître ce sentiment – mais à une certitude. Celle que j’allais l’attraper par les hanches avant la fin de la semaine. Je me rendis dans la salle de repos et me fis un café que je vins touiller sous le nez de Berckman, un sourire aux lèvres. Berckman n’avait rien à y voir, mais je ne cessais d’imaginer le corps d’Alisha sans soutien-gorge.

– Une nouvelle piste ou un plan cul ? demanda Christian sans lever les yeux.

– Qu’est-ce que t’es con ! répondis-je en retournant dans mon bureau.

Berckman lisait en moi comme dans un livre.

– Brune ou blonde ? renchérit-il.

– Brune ! Avec une carapace… genre cloporte, hurlai-je du couloir.

Je consultai mes notes. D’où provenait le poison ? Du savon, du pain, de l’eau, de l’air ? J’avais entendu parler de substances que l’on dépose sur les ampoules et dont les effets volatils opèrent dès que la lampe atteint une certaine chaleur. La Crim’ avait pourtant analysé toutes les poussières suspectes sans rien trouver. En fin de journée, une nouvelle enveloppe m’attendait dans le bureau d’Emmanuelle. Je passai la chercher, ce qui ne prit que quelques minutes étant donné les rapports que j’entretenais désormais avec mon ex. La brigade étudiait toutes les déposes de colis, visites par coursier et livraisons de nourriture pour trouver comment les victimes avaient pu être touchées simultanément. Les recherches d’ADN et d’empreintes n’avaient rien donné.

Je me rendis à L’Isileko pour dîner. Berckman, blouson épais, casque et gants de cuir, me rejoignit et lança un journal sur la table.

– La Crim’ a une fuite, dit-il en me présentant la une du Parisien.

« AFFAIRE DES MEURTRES SUICIDES : Les tueurs ciblent les enfants ! » Les premières lignes indiquaient le dénominateur commun : l’âge de six ans.

– C’est la panique ?

– Psychose générale.

– Je vais interroger les familles qu’Honfleur a dénichées aux archives avant que ça ne tourne au vinaigre, décidai-je.

Je réussis à fixer deux des trois rendez-vous au lendemain. La famille des jumeaux, absente pour la semaine, rentrait le lundi suivant.