Prologue

 
 
 

On gagne le château des Murmures par le nord.

Il faut connaître le pays pour s’engager dans le chemin qui perce la forêt épaisse depuis le pré de la Dame Verte. Cette plaie entre les arbres, des générations d’hommes l’ont entretenue comme feu, coupant les branches à mesure qu’elles repoussaient, luttant sans cesse pour empêcher que la masse des bois ne se refermât.

La voie en proie à l’effacement, où nous marchons longtemps, résonne de cris d’oiseaux. Nous peinons un peu et poussons sur nos orteils pour décoller nos pieds du sol boueux, de la terre qui monte en pente douce. Des ronces nous agrippent aux mollets, nous griffent au visage, de petites araignées brunes courent sur la mousse entre les feuilles. Nous avançons sous une voûte végétale que seuls de rares rayons parviennent à traverser. Quelques glaives lumineux zèbrent d’or les sous-bois comme dans les enluminures d’un vieux livre de contes.

 

Enfin, la feuillée s’ouvre et nous débouchons sur une grande clairière, jadis ceinte d’une gigantesque palissade de troncs morts puis, deux siècles plus tard, d’un mur de moellons si haut qu’on apercevait à peine le sommet de la grosse tour par-derrière. Aujourd’hui, il ne subsiste de ces remparts que quelques ruines des vieilles courtines qui ceinturaient sur trois côtés l’éblouissante trouée où se dresse le château des Murmures.

Vers le sud, point n’était besoin de mur de bois ni de pierre : la tour seigneuriale déploie ses ailes dépareillées au sommet d’une falaise abrupte au pied de laquelle coule la Loue. La tranquille rivière continue de lécher l’escarpement rocheux, s’appliquant à dessiner depuis toujours les mêmes boucles vertes sur la terre.

Bravant le vide, les Murmures dominent un horizon noir de forêts.

Le château s’est extrait du sol par poussées successives, s’élevant ou plutôt se répandant davantage au fil du temps. Chacun de ses maîtres y a inscrit sa marque, ajoutant qui son pan de mur, qui sa volée d’escaliers, qui sa tourelle, sans jamais se soucier de l’unité de l’ensemble.

 

Nous passons l’énorme huis de chêne et de fer, aujourd’hui disparu, et foulons l’herbe haute du parc en friche qui s’étend devant la façade nord du château.

Une brise légère nous caresse le visage, elle joue sur nos cheveux, nous fait plisser les yeux, elle nous chatouille dans le creux de l’oreille. La rumeur éolienne incline les herbes folles. Comme au passage d’une traîne. Ça susurre quelque chose, une peine lointaine, ça s’effiloche en l’air.

Nous avançons à contre-vent dans ce long chuchotement qui semble s’échapper des pierres.

Et tout ce chemin que nous venons de parcourir, cette forêt et ces bois profonds, ce parfum d’humus et cette rivière aux boucles vertes que nous savons en contrebas, tout cela se dérobe et paraît irréel. La forteresse entière vacille sous nos yeux. Car ce château n’est pas seulement de pierres blanches entassées sagement les unes sur les autres, ni même de mots écrits quelque part en un livre, ou de feuilles volantes disséminées de-ci de-là comme graines, ce château n’est pas de paroles déclamées sur le théâtre par un artiste qui userait de sa belle voix posée et de son corps entier comme d’un instrument d’ivoire.

Non, ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il faut tendre l’oreille pour les percevoir. De mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux.

Un menu souffle se lève sur le blanc de la page, se faufile entre les pierres, nous remue l’âme, et c’est dans son haleine que s’esquisse l’ombre vibrante d’un château semblable à ceux qu’on se bâtissait enfant. Et ce sanctuaire spectral dévore le monument majestueux qui se tenait historique et solide sous nos yeux, il y a quelques secondes à peine. Les murmures dessinent des ombres fugitives sur sa façade austère et nous attendons le cœur battant, nous attendons d’y voir plus clair.

La tour seigneuriale se brouille d’une foule de chuchotis, l’écran minéral se fissure, la page s’obscurcit, vertigineuse, s’ouvre sur un au-delà grouillant, et nous acceptons de tomber dans le gouffre pour y puiser les voix liquides des femmes oubliées qui suintent autour de nous.