À presque trois ans, Elzéar parvenait, en poussant ma chaise au plus près du mur, à se hisser à la hauteur des barreaux de ma fenestrelle et à se laisser glisser jusqu’au sol de l’autre côté. Il était plus libre que je ne l’avais jamais été, bien qu’il dormît en ma cellule. Je ne le contraignais pas à cet espace minuscule et le laissais gambader au-dehors à sa guise. Je l’aidais même lors de ses évasions et masquais l’angoisse grandissante qui m’étreignait au moment de la séparation. Car, à mesure qu’Elzéar gagnait en agilité, il lui devenait plus difficile de se faufiler entre les tiges de fer pour courir dans les écuries et regarder les hommes y travailler. Je le suivais des yeux aussi longtemps que possible, puis je m’imaginais ses jeux à partir de ce que chacun m’en disait, j’assemblais des morceaux. Elzéar tentait lui aussi de me conter ses découvertes en sa langue décousue, mais son monde n’était que de fragments, les mots lui manquaient encore autant que la faculté d’organiser ses souvenirs dans le temps et l’espace.

Ses mains percées ne me donnaient accès qu’au regard de mon père — l’au-delà du grand érable m’était étrangement plus lointain que la Syrie, l’enfer ou les cieux —, et mes nuits étaient toujours emplies des souffrances du croisé que les caresses quotidiennes d’Elzéar me condamnaient à partager.

Je vivais son calvaire de l’intérieur, j’étais ses pieds, ses yeux, sa chair. J’étais accrochée à mon père comme le gui à l’arbre, j’embrassais sa pensée aussi clairement qu’au soir de mes noces manquées.

 

À Tyr, malgré leur fatigue extrême, le seigneur des Murmures et ses compagnons d’infortune n’avaient pu trouver le sommeil tant leurs nuits étaient troublées par les exigences des fantômes. Je sentais qu’ils ne se reposeraient qu’en mourant à leur tour ou en conduisant ces spectres là où ils les pressaient d’être menés. Ils n’avaient que quelques lieues à parcourir encore pour rejoindre les troupes qui assiégeaient Acre depuis plusieurs mois. Mais ils ressemblaient à des cadavres en armes, exténués de faim, de douleur et de soleil, et je ne les imaginais pas capables de faire un pas de plus. Pourtant les morts ne les lâchaient pas, les morts et leur rêve de gloire inassouvie les harcelaient sans cesse, hurlant en leur crâne comme des oiseaux de mer en plein ciel, si bien que les goélands, qui survolaient la ville de Tyr, semblaient reprendre leurs cris. Une armée mugissait dans les têtes de ceux qui n’étaient pas morts encore, puisque leurs corps brisés les faisaient tant souffrir, mais qui, entendant vociférer les défunts abandonnés en route, savaient qu’ils touchaient déjà aux rives du Styx. Cette frontière était intenable, il leur fallait se résoudre à satisfaire ces spectres dont ils n’étaient plus que les réceptacles, à les aider à payer le prix de leur passage, à les mener à la bataille censée leur accorder le pardon et leur ouvrir la porte des cieux. Les survivants de l’armée du Saint Empire se sont donc résolus à obéir à des morts obstinés qui disaient les avoir portés jusque-là — bien qu’on n’eût jamais su qui avait porté qui —, ils se sont pliés à la volonté folle de ce bataillon d’ombres dont les voix mortes refusaient de se taire, des voix que j’ai moi-même entendues dans ma cellule, aussi distinctement que tu entends mes murmures aujourd’hui.

Seuls quelques-uns d’entre eux, dont Amey, Amaury de Joux qui pleurait toujours son Gauvin, Thierry et mon père, ont pu se procurer une nouvelle monture pour remplacer les bêtes dont ils avaient dû boire le sang et manger la chair en route, mais tous, à pied ou à cheval, ont quitté l’ombre de la ville pour poursuivre leur croisade.

Portant leurs bannières en lambeaux et arborant leurs croix sanglantes sur le corps, les rescapés du naufrage de la plus grande armée du monde sont arrivés en vue de Saint-Jean-d’Acre dont les murailles tombaient dans la mer.

Du promontoire où mon père se tenait, je pouvais embrasser du regard cette ville de pierre repliée derrière ses murs et comme acculée à se jeter dans les flots et cette autre cité qui lui faisait face, immense et décousue, une folle cité de toile, bâtie par les croisés, disséminée sur toute la chaîne des collines qui encerclaient la plaine où était plantée Acre. Et au-delà de ces collines, mon père et ses compagnons tentaient d’apercevoir les feux des campements de Saladin qu’ils imaginaient sur un autre demi-cercle concentrique de rayon plus grand encore.

Ils avaient enfin atteint cette première étape qu’ils s’étaient fixée en quittant qui sa chaumière, qui son château, qui son église, ils avaient atteint ce lieu où s’étaient donné rendez-vous toutes les forces de la chrétienté, cette ville qu’il leur faudrait reprendre avant de se lancer sur Jérusalem.

Alors, silencieux, ils se sont assis un moment sur les pierres, ils se sont assis côte à côte, les vivants et les morts, ils se sont arrêtés en bordure du tableau pour attendre leur chef, car Frédéric de Souabe, traînant derrière lui dans sa besace de cuir souple la dernière relique de son père — ce crâne lourd du plus grand des rêves et de la foule des ombres —, avançait encore moins vite qu’eux, qui pourtant s’étaient crus immobiles.

Ils se sont assis et ont contemplé la bataille qui faisait rage dans la plaine. Une pestilence sans nom montait de l’abîme saturé de soleil et de douleurs. Ils ont vu les croisés, écrasés comme fourmis au pied des murs d’Acre et leurs dépouilles entassées pour combler les fossés et faciliter l’échelade, tandis que les cavaliers de Saladin en profitaient pour attaquer à revers leur ville de tissu désertée et pour la ravager par le feu. Ils ont discerné une tour immense posée sur la mer, une tour que les chrétiens avaient embarquée sur un navire, grand comme une arche, et lancée contre la ville. Ils ont suivi du regard cette improbable construction, pleine à craquer d’hommes en armes, jusqu’à ce qu’elle se changeât en une torche incandescente et qu’elle fût avalée par les eaux. Ils ont assisté impuissants à la déroute terrestre et maritime de leur camp en attendant le crâne de cet empereur qui les avait poussés jusque-là.

Imagine, toi qui m’écoutes, imagine la déception des Francs qui, de retour dans leurs cantonnements ruinés et encore sous le coup de leur double défaite, ont vu se traîner vers eux cette misérable escouade de mourants, dont les yeux immenses et vides semblaient dévorer les visages émaciés ; imagine l’amertume éprouvée par ceux qui espéraient depuis des mois l’arrivée imminente de cette armée du Saint Empire, qu’on leur décrivait comme la plus belle et la plus ordonnée du monde ; imagine leur stupeur quand ils ont compris que les renforts tant attendus se réduisaient à cette poignée de loqueteux affamés, à ces quelques pantins décharnés, manœuvrés par des ombres acariâtres venues jusqu’à eux pour réclamer leur dû.

Chaque armée avait son jargon, ses quartiers, ses vivres, ses artisans et ses boutiques, et, sous les regards hostiles, Frédéric de Souabe cherchait un lieu où s’arrêter dans la pagaille des tentes. La disette commençait à sévir et nul ne se réjouissait à l’idée d’accueillir ces pouilleux chargés de leur seule folie, ces débris d’un désastre traînant un crâne dans une besace en cuir. On les soupçonnait de porter malheur et certains évitaient même d’effleurer leurs ombres de peur d’être contaminés par l’infortune. Comme enkystée dans l’esprit de mon père, j’ai entendu par ses oreilles les persiflages à l’entour, la masse malveillante des murmures accusant ces nouveaux venus de puer la mort. Les soldats, chacun en son patois, crachaient des mots durs sur leur passage, affirmant qu’il aurait mieux valu pour la chrétienté qu’ils mourussent tous noyés dans ce fleuve qui avait emporté leur chef.

On leur a désigné un lopin de poussière un peu à l’écart, non loin du coin réservé aux lépreux.

Insensible à la fatigue comme à la désespérance, Thierry II a aussitôt déplié son paquetage et mon père, qui l’assistait, s’est étonné de n’y trouver que de lourds traités de géométrie et d’architecture, contenant les principes des machines de guerre, et des rouleaux de parchemins couverts de notes et de dessins. À Antioche, l’archevêque avait échangé sa précieuse Bible enluminée contre les plans d’un ingénieux système de transmission de roues permettant de réduire le nombre d’hommes nécessaires à la mise en branle des engins de guerre les plus imposants. Mais, autour de cette extraordinaire esquisse, sans doute volée à quelque ingénieur sarrasin, toutes les notes étaient en arabe et cet élégant charabia rendait l’archevêque hystérique. À peine installé, il a sillonné les camps en compagnie de mon père à la recherche d’un homme suffisamment instruit pour les lui déchiffrer ainsi que d’artisans capables de réaliser la machine qui l’obsédait depuis le début du voyage et dont ce plan semblait résoudre l’épineux problème du poids. Si bien que, quelques jours à peine après son arrivée, on lui présentait un homme remarquable qui, ayant travaillé un temps à la cour de Saladin, a aussitôt reconnu en ce schéma le génie de Murda al-Tarsûsî, l’un des plus brillants ingénieurs musulmans de son temps. Dès lors, le projet a bénéficié du soutien de toute la chrétienté et l’on a fourni à Thierry II autant de charpentiers et de deniers qu’il voulait afin que l’incroyable trébuchet, qu’il avait inventé entre deux prières tout le long du chemin, fût dressé au plus vite et que leur camp pût bénéficier d’un savoir-faire dérobé à l’ennemi.

Une semaine après son arrivée pitoyable, Frédéric de Souabe, toujours aiguillonné par les spectres, a décidé d’attaquer par surprise les avant-postes de l’armée de Saladin afin de leur voler de quoi nourrir sa misérable troupe squelettique et de prouver sa vaillance à tous ceux que sa malchance effrayait. Mais, ce jour-là, les guerriers musulmans n’ont été surpris que par la maigreur de leurs assaillants, dont les os venaient se briser sur leurs sabres comme des insectes se jettent dans les flammes. Mon père savait la lassitude de ses compagnons et, lui-même, ne se battait plus que pour ses fils qu’il avait eu la bêtise d’entraîner à sa suite. La mort a fauché un si grand nombre de ces désespérés lors de cette folle équipée, qu’un temps, elle a paru repue. Les fantômes, accrochés en grappes aux flancs des survivants, ont enfin cessé de jacasser et, de retour sous les tentes, chacun a pu dormir tout son saoul. Certains ont atteint un sommeil si profond qu’ils ne se sont plus jamais éveillés.

La construction du monstrueux trébuchet de Thierry II s’est poursuivie tandis que l’hiver inondait la plaine d’Acre, la transformant en un immonde marécage où pourrissaient les cadavres. Le souffle infect de la mort contaminait les vivants et les maladies frappaient indifféremment les deux cités de pierre et de toile. Une minuscule église de bois avait été édifiée par un prêtre anglais au beau milieu de ce charnier boueux et, tel Charon sillonnant le Styx, on voyait dès l’aurore sa silhouette brune traverser la brume des marais et entasser les trépassés sur une charrette à bras pour leur offrir une sépulture de fortune autour de sa chapelle bancale.

Un matin, mon père a remarqué qu’une bête avait été harnachée à l’affreuse charrette. Tête basse, un cheval squelettique à la robe boueuse traînait lentement les morts dans la plaine. Quelqu’un aurait donc finalement offert une carne à ce pauvre Charon pour l’aider dans son entreprise surhumaine ! Ce don a d’autant plus étonné mon père que les montures se faisaient rares dans les campements. Comme les bateaux, arrêtés par le mauvais temps, ne ravitaillaient plus personne, on avait autant faim dans un camp que dans l’autre. Ceux des croisés qui possédaient encore des vivres les cachaient sous la terre, on achetait à prix d’or les boyaux d’un cheval et mon père, comme d’autres seigneurs, en était parfois réduit à brouter les herbes sauvages qui poussaient entre les pierres et à mâcher des racines.

Le goût âpre et amer de ces plantes terreuses, que mon père mastiquait pour calmer sa faim, me collait au palais et j’avais toutes les peines du monde à me l’ôter de la bouche quand, parvenant enfin à m’extirper du sommeil, je m’arrachais à sa pauvre carcasse affaiblie et regagnais mon propre corps en son réduit.

Chaque nuit, je replongeais en enfer, vivant ce que vivait mon père, voyant ce qu’il voyait, mangeant ce qu’il mangeait. Les mains de mon fils ne m’épargnaient aucune de ses souffrances, et cette étrange communion de douleur ne ressemblait pas à celle que j’avais voulu vivre dans le Christ.

Durant ce siège d’Acre, famine et maladies se sont révélées bien plus meurtrières que les batailles, et j’ai frémi d’horreur le jour où celui dont je partageais le sang, le nom et le regard a dû, à quelques heures d’intervalle, fermer les yeux de Jean, son deuxième fils, et ceux de Frédéric de Souabe, emportés tous les deux par le même mal. J’ai vu ses doigts maigres se poser sur leurs paupières tièdes avec la même tendresse paternelle. Plus rien ne l’animait que cette tendresse, ce sentiment doux dont il n’avait jamais pris conscience avant cet écroulement final. Sans révolte, sans orgueil et sans force, absolument démuni de ce qu’il avait longtemps cru essentiel à un homme de sa trempe, mon père a compris que son sentiment dernier serait cette tendresse, qu’elle seule avait pu résister à cette horrible guerre qu’on disait sainte, qu’elle seule le tenait encore en vie, alors même qu’il avait passé la plus grande partie de son existence à l’ignorer ou à la combattre.

Il s’est alors chargé de la besace de cuir souple qui contenait toujours la relique d’un empereur dont personne ne voulait plus prononcer le nom et, avec l’aide des quelques compagnons qui lui restaient, il a transporté les deux cadavres jusqu’à l’église de l’Anglais, plantée à mi-chemin de l’enfer. Là, Thierry II et Charon ont béni pour la dernière fois, avant de les ensevelir dans la glaise, Jean, Frédéric de Souabe et le crâne de l’empereur, vide de tout espoir, comme dépeuplé par cette ultime défaite et, désormais, aussi léger qu’une coquille de noix.

Alors la haridelle du curé, ce piteux cheval à la robe boueuse, qui se tenait à distance de la poignée de croisés assemblés là, l’œil éteint, l’échine basse, comme accablé par la folie des hommes, épuisé par les charretées de cadavres qu’il avait dû arracher à la boue, a soudain lâché un long soupir comme seules les bêtes sont capables d’en avoir.

Non, vraiment, les hommes n’étaient pas beaux à voir ! Mieux valait qu’ils crèvent tous, semblait dire le cheval.

« D’où tiens-tu cette rosse ? a demandé mon père au prêtre.

— Elle est venue à moi, mais je n’ai presque rien à lui offrir en récompense de l’aide qu’elle m’apporte. Comme les chiens errants, ce cheval trouve sa pitance dans les marais, il broute ce qu’il trouve entre les corps décomposés. Il mange l’herbe des morts. Je ne suis pas certain qu’il survive longtemps à ce régime. C’est un animal, bien brave, qui paraît comprendre nos peines et juger les hommes, autant qu’il les plaint. »

Amaury s’est alors approché de la pauvre bête somnolente qui ne le regardait pas, il lui a flatté l’encolure et une flamme a soudain traversé les grands yeux vitreux du cheval. Un éclat fugace grâce auquel Amaury a reconnu Gauvin, cet étalon merveilleux qui, devenu l’ombre de lui-même, ne s’intéressait plus qu’aux morts. Amaury de Joux l’a enlacé comme un frère en pleurant et le cheval a frotté sa grande tête triste contre l’épaule de son maître. Amaury s’est élancé sur son dos et, en un rien de temps, il a métamorphosé la rosse en destrier, l’a redressée, éveillée, embrasée. Les muscles de la bête ont frissonné sous sa robe souillée, Amaury a retrouvé cette noblesse qu’il n’avait qu’à cheval, tandis que Gauvin piaffait comme au temps de sa splendeur. C’était étrange toute cette maigreur associée à une puissance ancienne, une force recouvrée en l’espace d’un instant. Peut-être était-ce le cadavre d’Amaury que le superbe étalon avait désespérément cherché dans ce charnier, cherché pour le conduire sur l’autre rive, pour l’emporter au-delà. L’homme avait repris sa place sur le dos de la bête, dans un accord parfait qui les glorifiait tous deux, et, comme vertébré par le souvenir de ce qu’il avait un jour été, le couple formidable est parti au triple galop, droit sur les lignes ennemies. Comprenant où le menait Gauvin à ce train d’enfer, Amaury a tiré son épée et il s’est tourné vers ses camarades encore vivants pour les saluer une dernière fois. Cheval et homme se sont lancés ensemble dans la mort.

Les quelques obstinés exsangues qui avaient assisté à ce baroud d’honneur d’un centaure, ces hommes dont l’argile ne vivait plus qu’à peine — si bien que les morts, lassés peut-être de ne plus parvenir à les agiter à leur guise, avaient fini par les lâcher — ont attendu plusieurs semaines avant de se résoudre à les déclarer perdus à jamais.

Alors Amey de Montfaucon, le frère de Lothaire, a aussitôt recouvré sa vigueur et décidé de rentrer au pays pour annoncer son veuvage à la jolie Berthe, cette femme qu’il avait follement aimée avant qu’elle épousât le comte de Joux. Il a réussi à s’embarquer dans un navire en partance pour l’Italie. À Amey, mon père a confié Benjamin, son plus jeune fils, le seul qui lui restât encore de ce côté-là du monde, et il a pleuré en le voyant s’éloigner du rivage, il a pleuré sans même trouver la force de lever le bras pour lui faire un signe d’adieu. Puis, une fois l’enfant parti, il s’est allongé sur cette Terre qu’on disait sainte, sur cette terre gorgée de sang musulman, chrétien, juif, philistin, qui n’était pas seulement le berceau d’une humanité déchirée et violente, mais la pierre de sacrifice où les fils d’un Dieu unique se tuaient comme des chiens en Son nom, oui, pas seulement le début, mais la fin dernière, le tombeau de l’humain. Il s’est allongé sur le dos à même le sol glacé sous la nuit percée comme un vieux dais mité et il a songé à moi, enfermée entre mes murs, à Elzéar et Phébus qui marchaient désormais, il a songé aux longs cheveux parfumés de Douce, aux corps chauds des jeunes filles, fragiles coquilles qu’il avait autrefois tenues entre ses mains, et j’ai su combien il regrettait d’avoir tenté de briser la plus fine de toutes, de l’avoir déflorée dans les fougères. Il a pensé à sa faute, emmurée en lui-même comme je l’étais en mon reclusoir, et a décidé de la laisser s’échapper, d’en parler à cet homme de Dieu qui était devenu son ami, car lui seul l’écouterait avec bienveillance, peut-être.

Au matin, il s’est rendu sur le chantier où l’archevêque avait dressé sa tente. Le bataillon de charpentiers et de forgerons, qui y travaillait à la construction des machines de guerre imaginées par Thierry II, n’était pas encore à pied d’œuvre. Dans les premières lueurs du jour, le lieu était désert et, comme tous les croisés, mon père a ressenti une vive émotion en s’approchant du plus incroyable de tous ces engins, ce formidable trébuchet auprès duquel les autres mécaniques étaient reléguées au rang de vulgaires jeux d’enfants. Acre capitulerait à la seule vue du monstre, nul n’en doutait.

« Tu viens admirer mon chef-d’œuvre ? lui a demandé l’archevêque ravi de surprendre l’ahurissement de son vassal face à l’énorme masse sombre presque irréelle dont le bras de géant s’élevait vers le ciel.

— Non, je viens parler à un ami. »

Alors Thierry l’a invité à s’asseoir dans sa tente.

« Je suis le père d’Elzéar », lui a avoué cet homme brisé non par les deuils successifs ou par la faim, mais par cette faute qui, bien que sienne, l’avait débordé et que son esprit malade rendait désormais responsable de l’échec de toute cette lamentable expédition.

Comme l’archevêque restait muet, il a enchaîné.

« J’ai forcé Esclarmonde au matin de sa réclusion et percé les paumes de notre fils avec une masse et un gros clou le jour de sa naissance. Elle ne vous a pas menti à toi et à ta clique, elle s’est contentée de répondre à vos questions sans en devancer aucune. Ne juge pas son silence, elle est droite et ne mentira pas si on lui demande un jour qui est le père d’Elzéar et d’où lui viennent ses stigmates. »

Sans un mot, Thierry s’est contenté de serrer affectueusement la main percée de son ami dans la sienne, dégantée depuis des mois et écorchée par la besaiguë, la tarière et tous ces outils qu’il avait appris à manier sur son chantier, et ces deux hommes sont restés ainsi silencieusement accrochés l’un à l’autre, comme deux naufragés.

 

Le jour même de cet aveu, mon père a surpris son ami alors qu’il dépêchait un clerc muet dans le comté de Bourgogne, un homme de confiance chargé d’un message cacheté à la double attention d’Esclarmonde, la recluse, et de celui dont Thierry pressentait qu’il serait bientôt son successeur sur le trône de l’archevêché de Besançon, et j’ai vu par les yeux de mon père le visage de ce clerc plus d’un an avant qu’il ne parût devant ma fenestrelle et qu’il ne me délivrât l’ordre posthume de l’archevêque Thierry II, cet ordre dont j’ignorais alors la teneur, mais que je me suis représenté à juste titre, pendant tout ce temps qu’a duré son long voyage, comme le destin en marche, cet ordre lancé sur les routes et censé protéger le chapitre de Saint-Jean de la faiblesse qu’avait eue son chef le jour où, croyant un instant à la beauté du monde, à la force des fables et à l’éclat divin d’un bâtard, il avait béni ce vivant mensonge qu’était mon fils.

 

Au début du mois d’avril, l’arrivée des rois de France et d’Angleterre sous les murs d’Acre était imminente, ils débarqueraient bientôt sur cette côte avec leurs redoutables armées, mais Thierry II ne souhaitait pas leur laisser les honneurs d’une victoire que sa machine leur offrirait, si bien que, sans les attendre, on a poussé son gigantesque trébuchet sur la plaine asséchée par un printemps presque écœurant de parfums.

L’archevêque squelettique au long visage livide — étroit masque de bois sec percé d’yeux charbonneux et couronné d’une mitre dépoussiérée, étincelante de dorures et de pierreries, immenses mains de nouveau gantées de blanc, large chasuble masquant l’absence de chair, le tout assis sur un cheval efflanqué et gesticulant crosse en main comme quelque marionnette animée par un manipulateur hystérique — devançait de quelques pas seulement sa formidable machine.

Tout à l’excitation de voir bientôt son invention cracher les boulets spécialement taillés pour elle dans les plus denses rochers de l’Etna, ce tas d’os couronné n’a pas remarqué l’enfant brun immobile, armé d’une fronde et de cinq petites pierres pointues, qui les observait, lui et sa machine, depuis le trou où il s’était niché. Et mon père a soudain vu ce garçon surgir de sa cachette et se camper, minuscule, sur la trajectoire du Goliath de bois et de fer. David, cette fois, n’a pas visé le géant, il a tranquillement fixé Thierry II et lui a décoché une pierre en plein front.

Alors l’archevêque s’est écroulé, victime d’une simple fronde — identique à celle avec laquelle il avait dit à mon père avoir tant joué enfant avant qu’on la lui confisquât — et dans sa chute il a paru se démantibuler, se décomposer en ces éléments qui, quelques instants auparavant, semblaient déjà avoir tant de difficulté à tenir ensemble — mitre, crosse, chasuble, visage de bois, regard brillant et os gantés — et tous ces morceaux sont tombés en tas les uns sur les autres, comme si ce pauvre pantin n’avait plus eu de chair du tout et que ce choc final avait coupé les fils de la panoplie qui parvenait encore tant bien que mal à le contenir.

Au moment où le seigneur des Murmures a vu son ami s’abattre au sol, au moment où celui-ci a compris que le trébuchet suivait son créateur de trop près pour éviter le petit tas d’os et de tissu auquel un jet de pierre l’avait réduit, mon père a songé qu’il était juste que Thierry mourût ainsi, terrassé par un enfant, semblable au petit garçon qu’il avait été, par un jeune Sarrasin armé d’une simple fronde, pareille à celle qu’il s’était fabriquée jadis.

Oui, il était juste, s’est-il dit plus tard, qu’il tombât ainsi sous les roues de son chef-d’œuvre et qu’il n’assistât pas à l’enlisement dans la plaine d’Acre de ce fabuleux trébuchet dont le poids resterait décidément un problème insoluble.

Il ne restait plus que mon père.