Je suis Esclarmonde, la sacrifiée, la colombe, la chair offerte à Dieu, sa part.
J’étais belle, tu n’imagines pas, aussi belle qu’une fille peut l’être à quinze ans, si belle et si fine que mon père, ne se lassant pas de me contempler, ne parvenait pas à se décider à me céder à un autre. J’avais hérité de ma mère une lumière sur la peau qui n’était pas commune. Derrière mon visage d’albâtre et mes yeux trop clairs, une flamme semblait vaciller, insaisissable.
Mais les seigneurs voisins guettaient leur proie.
J’étais l’unique fille et j’aurais belle dot.
Parmi les vigoureux fils que Dieu avait offerts à mon père, parmi ses compagnons d’armes et leurs jeunes écuyers, j’étais oiseau et je chantais à toute heure, je chantais dans le fracas des sabots et des armes ce que Pudeur m’interdisait de dire. Je résonnais comme une cloche de verre au centre du jardin clos où l’on me tenait aux beaux jours, cousue sur cette tapisserie « mille-fleurs » au milieu des renoncules et des glaïeuls sauvages arrachés aux prairies du pays, et ma voix montait dans leurs parfums, ma voix montait vers Dieu, légère et claire, ma voix montait telle la fumée d’Abel.
Tous parlaient au pays de cette jouvencelle, de ce doux ange, si bien gardé aux Murmures, posé sur le frais gazon de son pré haut et l’on disait qu’il suffisait pour gagner le château, planté au bord de sa falaise, de suivre par la forêt cette voix toujours vive, voix que seule la nuit semblait pouvoir éteindre.
J’avais été dessinée, modelée par les paroles des hommes. Nous l’étions toutes, à l’entour, nous l’étions toutes, mais mon père sans doute était meilleur sculpteur, il avait oublié de me parler des défauts de mon sexe et avait chassé son chapelain qui ne savait se taire ! Imagine comme on devait rêver de cette pucelle, douce et sage, de ce chant de vierge qui guidait, du trésor qui m’était attaché, de cette enfant tant aimée par son père !
Mais, de mon désir, nul ne se souciait.
Qui se serait égaré à questionner une jeune femme, fût-elle princesse, sur son vouloir ?
Paroles de femme n’étaient alors que babillages. Désirs de femme, dangereux caprices à balayer d’un mot, d’un coup de verge.
Mon père, pourtant, était doux pour moi parmi les gens de guerre. Il s’opposait juste obstinément à m’envoyer là où Dieu me réclamait. Il me refusait le couvent qui m’aurait arrachée à lui plus sûrement qu’un mariage.
C’était un petit seigneur, mais un grand chevalier, il s’était taillé si belle réputation tant aux tournois qu’aux combats que nombreux étaient les garçons qu’il avait dû former : mes cousins maternels, les fils aînés de ses vassaux, quelques cadets de seigneurs plus puissants. Notre monde débordait de chevaux, de chiens et de jeunes gens parlant haut, buvant, chassant et me suivant du bout des yeux.
De tous ceux qu’il avait accueillis au logis, mon père en avait aimé un davantage, Lothaire, le benjamin du seigneur de Montfaucon. Ce puissant voisin lui avait confié son garçon à huit ans, avant de l’armer lui-même.
Après son adoubement, Lothaire avait couru les tournois, se jetant dans les mêlées avec violence et enthousiasme, ne craignant ni ses adversaires ni les démons qu’on voyait parfois voleter au-dessus des champs et des lices et emporter les âmes des trépassés, car qui mourait dans ces combats, alors interdits par l’Église, n’avait pas droit à une sépulture chrétienne. Deux belles saisons, il avait circulé de terre en terre en quête de prestige, revendant armes et destriers gagnés lors de ces affrontements pour fêter dignement ses exploits, menant grand train, courtisé par de très importants personnages désireux de le compter dans leur « conroi ». Deux belles saisons, il avait été honoré, avant de tourner bride et de rentrer au pays.
Il revenait vers moi tout auréolé de victoires, mais, à mes yeux, son visage avait gardé ses rondeurs et je ne voyais en lui qu’un enfant capricieux à l’habit de métal, formé à tuer, toujours en cotte et à cheval, et n’en descendant que pour trousser les vilaines dès que l’envie lui en prenait. Je savais son inconduite, les filles des serfs qui venaient en corvée filer et tisser au château me contaient sa violence. De tous, celui-là aux beaux yeux d’ardoise était le plus avare en caresses, celui qui aimait à piller, disaient-elles. Ne demandant jamais rien et n’attendant pas même un regard qui aurait proposé, il jouait avec son vit comme avec la pointe d’une épée ! Et les filles perdues se taisaient pour éviter l’ignominie et ne pas être jetées sur les routes.
Mon temps aimait les vierges. Je savais ce qu’il me fallait protéger : mon vrai trésor, l’honneur de mon père, ce sceau intact censé m’ouvrir le royaume céleste.
Et c’était cet homme-là, ce Lothaire de Montfaucon, qui, le convoitant, m’entraînait dans le jeu courtois. Tentant de civiliser son désir, un genou à terre, il m’implorait de lui accorder un baiser. Toutes ces histoires de braves chevaliers aux ordres de leur dame ne m’intéressaient pas ! D’autres guettaient sans doute les troubadours, d’autres se délectaient des chants d’amour, de cette capitulation de la dame après un long siège. Se demandant, anxieuses, si le champion prendrait sa mie. Moi, j’avais cessé de trembler pour ces jeunes gens en armes, j’avais compris que la belle succombait toujours dans ces contes bleus, que le chevalier gagnait toutes ses batailles. Comment douter de sa puissance ? La lutte, ô combien inégale, était perdue d’avance. La dame se devait d’accepter les hommages, elle mettait à l’épreuve et, les obstacles passés, s’offrait en récompense à celui qui avait su être patient et ne s’était pas contenté de délacer sa culotte. Ces récits étaient chantés pour lui, seul véritable héros de la fine Amor. Raffinement des hommes violents pour lesquels prendre était sans doute devenu jeu trop aisé.
Moi, jamais je n’aurais voulu de ce garçon-là. J’éprouvais du dégoût pour celui qui, si laid en dedans, me jouait les gracieux, et je n’acceptais pas l’idée de changer de main.
Mais voilà que, mon père ayant cédé, on nous avait fait monter tous deux sur un beau coffre de mariage où Lothaire avait pris dans sa main large cette petite main tremblante qu’on lui tendait : la mienne. Nous étions désormais promis l’un à l’autre et mon fiancé me faisait sa cour à la mode du siècle. Il s’aimait passionnément dans ce rôle, nouveau et difficile pour qui n’a jamais su attendre. Voilà qu’on exigeait de moi que je suive la règle, que je plie son désir le temps que dureraient les fiançailles, que je résiste vaillamment. Comme on me l’avait appris, je ne donnais ni regard ni paroles quand, avec l’assentiment de mon père, il se rendait après la chasse dans la chambre des dames pour y conter ses exploits ; et mes oreilles, ô mes oreilles, étaient ouvertes malgré moi à l’affreux verbiage de celui qui, bientôt, serait mon maître et n’en pouvait douter.
Le mariage n’était pas chose légère. Pas de choix, pas même celui de Lothaire en fait, le double consentement exigé par l’Église n’était que celui des familles. Mais mon galant y gagnait tant : benjamin en sa grande maison, il n’avait que peu de chance d’échapper au célibat et à l’errance du paladin. Les premiers-nés avaient eu leur part, les noms des deux plus jeunes n’étaient pas destinés à passer à la postérité. Amey de cinq ans son aîné, venant de manquer un beau parti, avait déjà renoncé à prendre femme. Restait Lothaire, gorgé de rage et d’ambition.
Sa fougue et son habileté aux tournois lui avaient si bien permis de se distinguer que, de l’avis de tous, même de mon père, son bon sang viril méritait de se perpétuer. Cette union était donc une aubaine. Une fois marié, il deviendrait seigneur à son tour : sa femme, aussi frêle, docile et muette fût-elle, lui conférerait une nécessaire épaisseur, celle des bâtisseurs de lignées. Il restait des places à prendre dans ce comté de Bourgogne. Ma matrice le projetterait dans l’avenir, il labourerait ma chair comme il faut pour que sa gloire pût s’y enraciner, pour que sa descendance fût forêt, beaux garçons qui, prenant sa suite, porteraient son nom, abriteraient son sang, sa mémoire, sa gloire pour les siècles des siècles, sans compter la dot et l’alliance attachées à celle qu’on lui donnait jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Je ne serais qu’un pudique récipient que les grossesses successives finiraient par emporter. Et même si Lothaire mourait avant moi, mon veuvage ne me protégerait pas. On m’abandonnerait de nouveau au plus offrant en gage de quelque pacte.
Comment échapper à cette destinée sinon avec l’aide du Christ ?
Christ était puissant dans l’esprit des femmes de mon temps. Christ seul pouvait tenir les hommes en échec et leur arracher une vierge. Il semblait alors aux familles qu’elles concluaient avec le ciel une alliance nouvelle en cédant à Dieu une enfant qui prierait pour eux depuis le sommet des cieux ou la cellule d’un cloître.
Cette force de la prière, cette énergie spirituelle tenait alors l’équilibre du monde, nul n’en doutait.
Béguines, mystiques, recluses volontaires parvenaient parfois à mener leur entourage et gagnaient une liberté autrement inconcevable. Une autonomie à laquelle presque aucune autre femme de ma caste ne pouvait prétendre.
Mais à quel prix ?
J’aurais tant aimé ne pas déplaire à mon père.