Quelques jours après le baptême d’Elzéar, Douce est revenue me trouver à la nuit, avant vigiles. Elle a gratté de nouveau à mon volet. La lune, énorme, versait sa lumière en pluie sur l’érable et sur les traits de craie de ma jeune marâtre, laissant ses yeux noirs dans l’ombre de ses cils.
« Et comment va mon père ?
— Il est si faible à présent qu’il se contente de geindre. Il s’éteint. Depuis six jours, je le calme grâce aux remèdes de Bérengère, je l’assomme à force de drogues sans parvenir à réduire sa folie.
— Personne n’a tenté de le voir ?
— J’ai appris à terrifier nos gens. Mes menaces tiennent la maison à distance. Seul ton frère Benoît insiste un peu. Mais la naissance de ton fils, l’arrivée de l’évêque, les préparatifs de Pâques et le passage incessant des pèlerins l’ont tant accaparé qu’il ne voit pas le temps filer. J’ai interdit à tous la chambre conjugale et je la tiens toujours fermée à clef. Tout ce monde les divertit et ces visites m’arrangent. Rassure-toi, moi seule peux entendre les divagations de ton père. Et crois-moi, je préférerais trouver moyen de le rendre muet à jamais. Je m’en veux de t’avoir parlé si durement lors de notre premier entretien. Mon ignorance m’avait laissé penser que tu avais crucifié ton nouveau-né pour tenter de faire oublier ta faute.
— Tu m’as crue si mauvaise ?
— Pardonne-moi. Grâce aux délires de mon époux, j’en sais plus maintenant et sur toi et sur lui. Mais, vois-tu, je ne viens pas seulement pour te faire cet aveu. Nous sommes liées par le même secret, nos destinées sont sœurs et j’ai compris qu’à toi seule je pouvais me confier. Il faut donc que tu m’écoutes et qu’à ton tour tu me croies !
— Parle ! Tu fais trop de mystère.
— En m’éveillant tout à l’heure, j’ai vu que la deuxième main de ton père avait été clouée au lit. La porte était pourtant fermée de l’intérieur, j’en avais moi-même tiré le verrou. Personne n’a pu entrer pendant mon sommeil. Personne ! Esclarmonde, j’ai bien peur, penses-tu que les morts y soient pour quelque chose ?
— Les morts ? Et pourquoi eux ?
— Depuis que, par crainte de partager la couche de ton père, je dors au sol sur une paillasse dans un coin de notre chambre, j’entends des murmures pendant mon sommeil. Quelqu’un gratte et gémit dans l’épaisseur des murs. Je perçois la voix d’une femme, morte depuis longtemps déjà. Ma Bérengère a questionné les gens, tous lui ont raconté la même histoire : celle dont les pierres laissent parfois passer la parole se nomme Emengarde et la grosse tour a été bâtie par Achard, le grand-père de mon époux, sur son corps. Cette femme a été enterrée vivante dans les fondations du bâtiment, comme graine.
— Tout le monde au pays connaît cette légende, elle a donné son nom au fief des Murmures, mais je n’ai jamais entendu les murs de ce château pleurer.
— Voilà plusieurs nuits déjà que les plaintes d’Emengarde se mêlent aux gémissements de ton père. Je suis certaine que c’est son spectre qui a enfoncé ce deuxième clou. »
Douce a alors porté ses mains à son visage. En essuyant ses larmes, elle a étiré des ombres tout autour de ses yeux. Le passage de ses doigts salis laissait de longues traînées sombres sur sa peau.
« Est-il vrai que tu as peur de la nuit ?
— Pas de la nuit, du sommeil.
— On dit que tu forces Bérengère à se coucher en travers de ta porte.
— Elle le fait, mais je ne l’y oblige pas. C’est elle qui a compris que cela m’apaisait.
— Et de quoi ta servante espère-t-elle te protéger ?
— Il m’arrive de me promener quand je suis endormie. En vérité, je n’ai peur que de moi-même.
— Montre-moi tes mains ! »
Douce s’est avancée au plus près du mur et elle a passé ses mains à travers les barreaux. Je les ai placées sous ma chandelle. Ses doigts étaient tachés de sang et c’était ce sang sec qui, mêlé aux larmes, dégoulinait désormais le long de ses joues.
« As-tu touché aux plaies de ton époux en t’éveillant ?
— Non. La nuit est si claire que j’ai pu voir ton père crucifié depuis ma natte de paille. Je suis restée prostrée un moment, avant de trouver le courage de te rejoindre.
— Alors, je crois que les morts n’y sont pour rien ! »
Douce a regardé ses mains à son tour.
« Tu penses que je l’ai cloué moi-même à son lit pendant mon sommeil ?
— Te voilà tiraillée entre la haine et l’amour ! Tu ne peux plus le protéger. S’il reste ainsi chevillé au lit conjugal, il mourra d’ici quelques jours malgré les médecines de ton amie et peut-être même mourra-t-il de tes propres mains, alors que tu seras endormie. Si tu veux demeurer aux Murmures, tu dois lui répéter ce que je t’ai dit lors de notre première entrevue. Dis-lui qu’Esclarmonde exige qu’il se prépare à partir en croisade. Rassure-toi, Guillaume, mon frère aîné, suivra son père, il est ardent et avide d’aventures, sa femme manque de caractère, elle n’aura pas la force de le retenir ; Jean, son cadet, le suit toujours, où qu’il aille, il partira aussi ; Benoît ne quittera pas les ordres ; quant à Benjamin, il n’est pas en âge encore de diriger une maison. Mon père te laissera donc la charge du fief, il demandera à l’archevêque que tu en sois maîtresse durant son absence. Si tu portes un fils, quoi qu’il arrive à ton époux, tu resteras au château longtemps encore et nul n’essaiera de te remarier. Sinon, j’userai de mon pouvoir tout neuf et j’exigerai ta présence à mes côtés pour élever Elzéar. Laisse ton mari partir et se racheter !
— Je lui répéterai mot pour mot tout ce que tu m’as dit, il y a six jours. Mais je ne sais pas s’il aura la force de m’entendre.
— Fais-le au plus vite et surtout lave-toi le visage et les mains. En te voyant ainsi souillée de sang à la lumière d’une torche, on pourrait croire que tu viens d’assassiner quelqu’un. »
Ma belle-mère, pensive, ne bougeait pas encore et ne se décidait pas à clore notre discussion.
« Cette part de moi qui m’échappe, ce que je vis endormie, m’appartient si peu que je ne saurai jamais qui de moi ou du spectre d’Emengarde a ainsi crucifié mon mari ! a-t-elle fini par chuchoter comme pour elle-même.
— L’essentiel est que cet acte t’ait aidée à te plier à la volonté de Dieu. Comment comptes-tu t’y prendre pour arracher ces clous ?
— Bérengère m’assistera. Elle a la force d’un homme et elle sait ce que ton père s’est fait subir, je ne lui ai pas caché son état, je ne lui ai jamais rien caché d’ailleurs, hormis ce que les dires fous de ton père m’ont appris sur Elzéar. C’est elle qui m’aide à soigner mon époux. Cette gueuse n’est pas restée couchée devant la chambre du maître cette nuit, elle n’a pas protégé mon sommeil. La ribaude a profité du clair de lune pour courir le guilledou. Rien ne lui fait peur, il faut dire qu’une femme charpentée comme elle l’est est de taille à se défendre contre tous les diables. Elle a sans doute rejoint l’affreux vendeur de reliques quelque part dans les bois et ne reviendra qu’au matin. C’est à peine croyable, mais elle s’est follement entichée des manières de ce gros charlatan.
— Oui. Je l’ai vue faire avec Martin. Ils sont plutôt bien assortis. Je ne la pensais pas si avenante.
— C’est qu’à dormir ainsi devant ma porte dès que je prends mari, elle s’expose à tous ceux qui chassent les filles la nuit à tâtons et je crois bien que, à force de s’offrir dans le noir, elle a pris goût aux caresses. Plus elle mûrit, plus ses retenues s’écroulent. Le jour, elle joue les sévères, car elle tient à sa réputation, mais sa vertu n’est que de façade. Elle se dit déjà tachée et n’est plus à une salissure près. À ses yeux, tout cela n’est qu’un péché de paille qui brûlera bien vite dans le feu de la purgation.
— Comment fait-elle pour ne pas attraper d’enfant ?
— Ma mère a trouvé Bérengère sur les berges de la Loue. Elle n’avait pas plus de deux ans et ne portait rien sur elle qu’une pauvre chemise verte. Nul n’a jamais su d’où venait cette mystérieuse enfant. Sans doute avait-elle été abandonnée là par quelque vagabonde. Par charité, elle a été élevée avec moi. Longtemps, tournant le dos au monde des hommes, elle n’a parlé qu’aux arbres et aux pierres. Et puis, peu à peu, cette petite sauvage s’est attachée à moi. Nous ne nous sommes jamais quittées et je l’ai vue au fil du temps engranger son incroyable savoir sur les plantes. Où qu’elle aille, elle questionne les anciens, recueille leurs recettes et ramasse des graines. Elle connaît tous les secrets des fleurs et sait s’y prendre pour ne pas être pleine. Elle répète souvent qu’elle n’a rien acquis ici-bas que cette science, mon amitié et les deux robes vertes que je lui ai cousues, elle dit que ce n’est pas assez pour faire vivre un petit, qu’elle se refuse à en mettre un au monde et à le confier aux flots agités de ce siècle en un petit berceau.
— Je prierai pour elle.
— Elle reviendra au matin et alors nous déclouerons ton père qui n’a plus la force de nous en empêcher. »