Quantité d’inconnus se sont alors installés autour de Sainte-Agnès, mon père toujours cloué à son lit n’était pas en mesure de lutter contre cette prolifération de marchands, de pèlerins, de curieux, de clercs qui voulaient voir mon fils et m’entretenir, ou qui se contentaient de rester à l’entour pour profiter du passage. Il n’affleurait à l’esprit de personne de me demander qui était le père d’Elzéar ou même comment ses stigmates lui étaient venus. Chacun me livrait sa peine, me confessait son grand péché, me suppliait d’intercéder auprès du Christ, de la Vierge, des anges et des saints, pour quelque proche vivant ou quelque parent mort. On tentait même parfois, par mon entremise, de négocier un petit miracle avec un Dieu trop lointain. Je souriais de la folie de ceux qui s’imaginaient résoudre ainsi leurs soucis temporels, mais leur foi était grande et je m’engageais à faire mon possible, tout en essayant de leur souffler des solutions plus simples.

Très vite, j’ai remarqué qu’on parlait surtout à mon oreille mutilée, qu’on se penchait ostensiblement vers elle pour y lâcher ses phrases. Mon oreille absente avait la profondeur d’un puits, on y jetait pêle-mêle tout ce que Dieu devait savoir.

Quel intérêt y aurait-il eu pour tous ces gens de tuer la poule aux œufs d’or ? De douter de celle dont ils espéraient tant ?

Chaque matin, dès l’ouverture des portes de l’enceinte, quelques privilégiés montaient leurs échoppes dans la cour du château — sans doute avaient-ils monnayé auprès du chef des gardes ou de l’intendant le droit de s’installer au plus près de ma logette —, les autres marchands restaient hors les murs au pied de la palissade. Chacun cherchait à tirer parti de ce chamboulement magnifique et Douce, qui dirigeait la maison durant la maladie de son époux, ne s’opposait à rien, elle laissait entrer les visiteurs sans armes dès midi et se contentait d’exiger que la cour fût vidée de tous, pèlerins et marchands, pour les vêpres, afin que la grande porte pût être refermée. Le château redevenait alors un espace privé pour quelques heures et les gens s’organisaient comme ils le pouvaient au-dehors.

Nous étions au début du printemps, en cette période de l’année où une heure de jour valait une heure de nuit. Les heures en mon siècle étaient des divisions aux durées élastiques. Les jours comme les nuits en comptaient toujours douze en décembre comme en juin. La durée d’une heure de jour était donc trois fois plus longue au début de juillet qu’aux alentours de Noël. Les cloches du presbytère de Hautepierre, où un moine avait charge du temps, imposaient leur rythme à tout le fief, elles battaient les neuf heures de prières appelant les fidèles au recueillement et les cloches des chapelles du pays leur répondaient en canon. Ivette dormait désormais au château, c’était à elle que, de sexte à vêpres, je confiais Elzéar pour qu’il s’habituât à l’air du dehors et ne passât pas tout son temps dans mon local exigu et malsain.

Juste après le passage de l’archevêque, un marchand de reliques s’était installé sous le grand érable. Ce géant rougeaud, qui proposait aux curieux toutes sortes de débris de saints, me distrayait beaucoup ; il se vantait de détenir quelques-uns de mes cheveux, ainsi qu’une mèche de ceux de sainte Agnès qui changeait chaque jour de couleur et ne s’épuisait jamais bien qu’il en vendît quotidiennement la plus grosse partie. Je l’ai vu remettre à un pèlerin une dent de lait du Christ contre une petite bourse bien pleine, il prétendait détenir un morceau du prépuce de l’enfant Jésus, ainsi qu’une incroyable poudre de craie à mêler à du vin, « du lait de la Vierge, disait-il, que j’ai recueilli moi-même non loin de Bethléem en cette grotte blanche où la mère de Dieu a jadis allaité son enfant », et il venait d’ajouter à son fol étalage des lambeaux du tissu censé avoir enveloppé Elzéar à sa naissance alors que ce carré de drap, qui avait été blanchi par Ivette et sur lequel j’avais brodé une petite prière, était encore intact autour du corps de mon fils. Le gros homme s’enflammait, tenant en main son misérable morceau d’étoffe, trompetant qu’il s’agissait là d’un textile imbibé des parfums de l’enfant saint.

« Un tissu dont une friction sur les plaies suffit à les cicatriser, et j’ai aussi rapporté de Terre sainte ces éclats de la vraie croix à laisser infuser dans de l’eau chaude, seul remède contre la plupart des maux incurables, et voici dans cet écrin d’ébène un tout petit os de saint Pierre, facile à porter en voyage, qui s’est laissé voler à Rome par votre serviteur ! »

Ce colosse se nommait Martin, il ressemblait à une énorme barrique, n’avait plus un poil sur le chef, mentait de façon éhontée, mais son sourire avait une telle grâce qu’il voilait sa laideur. Il le distribuait chaleureusement à chacun et donnait à ses auditeurs le sentiment d’être gens importants. S’adressant à ses clients comme s’il les avait toujours connus, ce charlatan respirait la sincérité, l’honnêteté et la bonne humeur. Si bien que c’était un vrai bonheur de le voir embobeliner son monde. À son cou pendaient des formulettes protectrices qu’il proposait aux femmes enceintes.

« Des récits de la vie de sainte Marguerite qui a réussi à s’échapper du ventre d’un dragon à l’aide d’une petite croix, récits que toute femme grosse doit porter sur elle pour s’assurer qu’elle se délivrera plus vite de l’enfant, qu’il ne périra pas et qu’elle-même ne mourra pas en couches ! »

Il interrompait souvent ses discours pour avaler un morceau de fromage ou de pain, animer une petite statue articulée de la Vierge, dont il pouvait agiter les bras à sa guise à l’aide de deux baguettes, ou pour lancer un compliment à Bérengère comme on jette du grain aux poules : « Revoici la plus belle fille du château ! » Et la servante de Douce prenait plaisir à passer et repasser devant lui, picorant ses louanges. Ils se taquinaient sans cesse. Elle gloussait en lorgnant son sourire, se saoulait de ses belles paroles et, dès qu’elle s’arrêtait à sa portée, il en profitait pour palper un peu ses seins lourds ou lui pincer tendrement les fesses juste à la naissance de la cuisse à deux doigts du sexe.

Jusqu’à l’arrivée du bonhomme, je n’avais jamais remarqué la beauté de cette grande fille qui m’avait toujours paru bien austère et sans charme, mais, soudain glorifiées par le regard du godelureau, ses courbes de géante ondulaient sous les tissus verts qui les couvraient, ses formes se trémoussaient, sa cambrure jubilait, ses yeux pétillaient. Peu lui importait de faire jaser la maisonnée, elle semblait tirer tant de plaisir à tout cela. Bérengère prenait corps en présence de Martin.

J’aimais observer leur danse amoureuse, voir la grosse Bérengère si légère dans la paume du bonimenteur, sentir la joie simple qu’ils avaient à se regarder, à se tenir tout près l’un de l’autre, à s’effleurer, à se frotter l’air de rien au passage, à modifier leur posture : gonflant leur poitrine comme des jabots, rentrant leur ventre, peignant leur sourcil du bout du doigt ou s’humectant les lèvres. Et le plus beau, c’était d’ouïr le gros tintement de leurs rires.

 

Peu à peu, sans même que je m’en aperçoive, mon attention s’est détournée de l’hagioscope pour se porter sur mon fils et sur tous ces gens qu’il attirait. Dieu m’occupait moins que Ses créatures désormais, et je ne me lassais plus de les regarder, de les écouter, tentant de comprendre quels ressorts animaient leurs petites cervelles. Je ne redoutais plus leur jugement, ni même celui de Dieu. Je n’avais pas menti, je m’étais contentée de taire une vérité que personne n’avait envie d’entendre et mon silence avait offert un espace blanc à broder, un vide dont chacun s’était emparé avec délice. Même Benoît, mon confesseur, choisissait avec soin dans son pénitentiel les questions qu’il me posait au guichet de mon réduit.