La cour pétaradait de sabots et l’on avait ouvert la grande porte plus tôt qu’à l’accoutumée pour laisser s’échapper le seigneur des Murmures. Douze jours après que Bérengère l’eut décloué, il montait déjà son palefroi et le tenait rênes tendues, malgré cette douleur qui lui cisaillait les mains. Dès matines, Douce avait enduit ses plaies d’un onguent à base de lys et lui avait soigneusement bandé les paumes, les mains blessées s’étaient ensuite apaisées sur ses seins. Depuis qu’il avait repris ses esprits, mon père avait retrouvé goût aux caresses et, jour d’abstinence ou pas, il voulait jouir de sa femme aussi fort que possible avant de se croiser. Sachant que ses péchés lui seraient bientôt remis, peu lui importait de suivre les règles de continence imposées par l’Église, et puis les jours sans chair étaient si nombreux qu’on finissait par les ignorer malgré la pression des confesseurs.
En ce premier mercredi après Pâques, le seigneur des Murmures était sorti de bonne heure du lit de sa femme pour se rendre à Besançon et y rencontrer le prince archevêque Thierry II. Il lui fallait obtenir son autorisation de congé avant de se joindre à l’empereur du Saint Empire, Frédéric Barberousse, alors comte de Bourgogne, dans sa croisade pour libérer Jérusalem.
Mon père n’était pas à son aise en ville, il se sentait oppressé sitôt passé le Pont Battant. Entrer dans le méandre du Doubs, en cette boucle où les hommes s’entassaient pour faire cité, et se faufiler dans le bourbier des ruelles entre les hautes maisons aux pignons étroits l’angoissait. Il préférait rester à cheval et surplomber la masse affairée et bruyante. Autour de sa monture inquiète, on vidait les immondices à même la rue, proposait poêlons de tripes ou beignets aux passants, menait cochons et chèvres sur pied jusqu’aux halles, on roulait tonneaux, portait fagots, égorgeait des moutons, quémandait, volait, déféquait et tout cela dans un même mouvement, dans un même braillement. Le Carême était achevé et le commerce avait repris de plus belle depuis la fin du jeûne.
Mon père se demandait comment tant de corps pouvaient tenir ensemble en si petit espace, brassant le même air pestilentiel, se hurlant des choses inaudibles, se mélangeant jambes et têtes et bras et voix, s’agglutinant autour de son coursier, qui devait les pousser du poitrail pour parvenir à avancer. Ce monde de marchands l’agressait, il en détestait la fourmilière sombre et grouillante. En ville, chacun avait quelque chose à vendre et on l’interpellait de tous côtés. Les pauvres filles, elle-même, bien qu’elles n’eussent rien d’autre en main que leur gorge, l’appelaient, et lui faisaient des mines sur le seuil obscur des maisons.
Après la porte Noire, se dressait la cathédrale Saint-Jean. En la voyant au pied du mont Saint-Étienne, mon père, qui admirait cette construction colossale, s’étonnait toujours qu’une telle fleur de pierre eût poussé là, qu’une pareille splendeur fût née de toute cette agitation. Pourtant il n’y avait pas de doute, les cathédrales étaient filles des villes, sereines émanations de ces remugles urbains et de l’or de leurs foires. Elles couronnaient majestueusement cette puissance montante des cités.
Le seigneur des Murmures n’est descendu de cheval qu’une fois arrivé dans la cour du palais épiscopal. Ses pieds n’avaient pas foulé le sol fétide de la ville, seule sa monture avait marché dans sa boue. Il a été immédiatement reçu par son suzerain qui s’est déclaré ravi de le voir en meilleure santé et très impatient d’apprendre ce qui l’amenait à Besançon.
Le pontife a écouté avec attention ce que j’avais ordonné et, quand mon père s’est tu, il a paru surpris.
« C’est tout ?
— Oui, Monseigneur, a dit mon père.
— L’empereur se prépare à reprendre Jérusalem aux infidèles, il est juste de se joindre à lui. Les rois d’Angleterre et de France sont moins avancés dans leur projet, mais un grand rassemblement doit se tenir à Vézelay, cet été, et ils retrouveront sans doute l’armée du Saint Empire en chemin. Et ta fille n’a rien dit me concernant ?
— Elle m’a seulement demandé d’obtenir votre bénédiction.
— Je suis surpris qu’elle n’ait pas exigé que je te suive dans ce formidable voyage.
— Votre Excellence, on ne peut rien exiger du grand homme que vous êtes ! »
Alors la fureur de l’archevêque a éclaté sans prémices, avec la violence d’un orage d’été.
« Tu ne te risques pas à me répéter les paroles exactes de ta fille, c’est cela ? a-t-il éructé. Tu n’as pas son courage. Elle t’a demandé de m’accompagner en Terre sainte, et toi, homme de peu de foi, tu as peur d’être le messager de Dieu. Comment oses-tu me craindre davantage que tu ne crains Sa puissance ? Combien d’hommes d’Église voyageront à vos côtés ! Combien d’hommes de haute noblesse ! Princes, petits seigneurs, chevaliers, hommes de troupe, prêtres ou archevêques, nous marcherons côté à côte, partageant la même foi, et nous reprendrons le tombeau du Christ autant par la prière que par les armes. Il ne se peut pas que je reste en ce palais, si Dieu me veut au pied de la ville sainte. Tu trembles à l’idée de me dire la vérité, mais je sais cette jeune fille proche du Tout-Puissant et j’entends l’ordre que tu n’as pas osé formuler. J’ai vu dans les plaies de son enfant comme en une lucarne : nous croiserons ensemble, aux côtés de l’Empereur, et peut-être te montreras-tu plus courageux au combat qu’à ma cour ! »
Père a cru que son suzerain allait le battre tant il vociférait en agitant ses longs bras maigres en tous sens. Le vassal savait qu’il n’était pas possible de contredire un tel personnage et il a patiemment attendu que le flot de mots se fût tari. Douce ne lui avait rien rapporté concernant Thierry II, il ignorait absolument la volonté de Dieu dans tout cela, mais il n’a rien démenti : l’archevêque était homme et peut-être avait-il lui aussi quelque péché mortel à se faire pardonner. Les yeux noirs du pontife, plantés dans sa face maigre et pointue, semblaient charbons ardents. Sans redresser la tête, mon père a demandé à son seigneur l’autorisation de confier son fief à sa femme Douce. L’archevêque, qui s’était levé dans sa rage et s’apprêtait à quitter la grande salle, a acquiescé, mais ses pensées avaient déjà pris la route.
Pourtant, au moment de passer le majestueux huis de chêne garni de cuivre repoussé qui menait en ses appartements, il s’est soudain arrêté et a congédié sa suite pour parler un instant à mon père seul à seul. Sa colère était retombée comme soufflé :
« Prends garde de ne pas assécher les comptes de ta seigneurie pour armer tes hommes et ne laisse pas Esclarmonde sans défense en ton château des Murmures. Dieu sait combien de temps va durer notre guerre sainte. Je ne voudrais pas qu’il arrive quelque malheur à ta fille et à son prodigieux enfant en notre absence. De mon côté, je ferai les recommandations nécessaires afin qu’ils soient tous deux protégés par le chapitre de Saint-Jean. Le doyen de l’église de Saint-Étienne, qui nous dispute le statut d’église mère depuis si longtemps, est prêt à tout pour affirmer sa puissance. Notre querelle fait feu de tout bois. Il pourrait profiter de la vacance de mon trône pour tenter de m’affaiblir. Ta famille m’est précieuse, j’ai fait des choix aventureux la concernant. Que veux-tu, j’aime les belles histoires ! Christ était grand conteur, ses paraboles sont des bijoux. La force de l’Église réside aussi dans ces contes qui ont passé les siècles et dans notre capacité à forger aujourd’hui encore de merveilleuses fables au service de la foi. Mais je sais que notre temps aime à se trouver des coupables, et je ne voudrais pas qu’on fasse de ta fille une hérétique une fois que je ne serai plus. Car, mon ami, peut-être ne reviendrons-nous pas en ce comté. Si Dieu a décidé de faire de toi le compagnon de mes dernières heures, j’espère qu’Il te rendra ta langue et qu’Il m’épargnera tes lâchetés de courtisan. »
Le lendemain de cette entrevue, mon père a repris la route et chevauché d’une traite depuis Besançon jusqu’au château de Montfaucon afin de s’entretenir avec le père de Lothaire. Il avait entendu l’inquiétude de l’archevêque, il lui fallait trouver de quoi financer son départ sans trop démunir sa femme, sa fille et ces deux nourrissons qu’il laisserait derrière lui.
Montfaucon s’est tout d’abord tenu sur ses gardes, craignant que je ne l’oblige lui aussi à partir guerroyer en Palestine. Il avait fait ce voyage déjà et n’avait nulle envie de repartir suer sang et eau en Terre sainte, il vieillissait et préférait désormais la chasse aux combats. Rassuré d’entendre qu’il n’était pas directement concerné par toute cette histoire, il a chaleureusement convié mon père à dîner et s’est étonné de lui voir les deux mains bandées. Dans le brouhaha de la grande salle où la table avait été dressée sur ses tréteaux, il s’est penché vers le seigneur des Murmures, qu’il avait fait asseoir à sa gauche au plus près de la cheminée, pour lui parler.
« Ne me dis pas que tu portes des stigmates toi aussi ! C’est une manie dans ta famille, vous vous trouez les mains pour vous faire remarquer ? Dans mon souvenir, ton père avait lui aussi eu la main transpercée par une lance lors d’un tournoi. Depuis mon retour, ma femme n’a pas cessé de me rebattre les oreilles avec cette histoire d’enfant merveilleux dont elle serait la marraine et qui l’aurait guérie de ses sueurs. Elle va m’encourager à vous suivre, mon frère Thierry et toi, dans cette guerre sainte, c’est certain, elle rêve de tenir seule cette maison. Il faudra que tu lui dises bien que ta fille ne m’a pas mentionné ou, plutôt non, raconte-lui que le Tout-Puissant a besoin de moi ici, sur mes terres, pour protéger son cher filleul. Céderas-tu ton fief à ton fils aîné ?
— Non, mes fils partent avec moi. Je voudrais d’ailleurs te reprendre Benjamin qui est écuyer dans ta maison.
— Tu comptes l’embarquer dans cette aventure ?
— Il n’a que onze ans, il ne se battra pas, mais je tiens à ce qu’il soit du voyage. C’est une expérience que j’aurais aimé vivre aux côtés de mon père. Seul Benoît restera en son prieuré. L’archevêque a accepté que je laisse la garde de mes terres à Douce et m’a assuré que nul ne toucherait à mon fief ou à ma famille tant que durerait notre absence.
— Ta femme sera maîtresse des Murmures, voilà qui va rendre la mienne plus folle encore. Essaye de ne pas te faire tuer, mon ami ! Je te confierai une trentaine d’hommes. Avec les tiens, vous atteindrez les quarante chevaliers, sans compter la piétaille de mon frère. Je participerai à l’entretien de ta petite armée. Je me sens bien trop vieux pour me lancer avec vous dans une telle équipée, je me contenterai d’y investir un peu de ma fortune, à défaut d’y sacrifier ma vie. Mon quatrième fils, Amey, t’accompagnera. Depuis qu’Amaury de Joux a épousé sa belle Berthe, il ne songe qu’à quitter le comté. Il portera mes couleurs et ma femme s’en contentera ! Quant à mon frère, il pourra enfin expérimenter ses fameuses machines, je le soupçonne de partir avant tout dans ce dessein-là. Tu n’imagines pas le génie mécanique et l’obstination de cet homme, il fera désosser des bateaux, leur volera leurs mâts pour en faire des béliers, leurs poulies et leurs bouts pour équiper ses mangonneaux. Rien ne pouvait mieux correspondre à son rêve que le siège de Jérusalem. »
Un temps les deux hommes ont cessé de causer du voyage et la conversation a roulé sur la cuisson de la carpe, qu’ils aimaient tous deux bien molle, et sur la délicieuse chaleur du poivre long dont le queux de Montfaucon accommodait si largement ses plats.
« Si tu pouvais t’encombrer de Lothaire aussi, a finalement lâché Montfaucon, voilà qui serait une joyeuse nouvelle ! Cette sale bête n’en fait plus qu’à sa tête ! Il ne s’est jamais remis d’avoir manqué ses noces. Ta fille lui a noué l’aiguillette, il ne s’intéresse plus ni aux gueuses ni aux armes et m’assomme à force de musique. Qu’il parte avec sa vièle, ses chansons et le fol amour qu’il porte à cette sorcière d’Esclarmonde ! D’où vient que mes fils ont cette fâcheuse tendance à aimer plus qu’il n’est acceptable ?
— S’il veut me suivre, il a sa place. »
Côte à côte, au haut bout de la grande table, les deux seigneurs partageaient gobelet et tranchoir — cette épaisse tranche de pain rassis qui nous servait d’assiette — et attrapaient dans les plats les meilleurs morceaux de la pointe de leur couteau. Ils se connaissaient depuis toujours. Leurs pères et leurs grands-pères avaient fait route vers Jérusalem ensemble. Cette fois, l’un des fils partirait seul, déjà affaibli par les années.
Le lendemain, après avoir dormi sur l’une des paillasses dans la grande salle où ils avaient dîné, mon père a pris congé et s’est lancé dès prime sur la route de ses terres. Il voulait rejoindre sa femme au plus vite, se noyer dans sa couche, s’enivrer de ses parfums.