Elzéar reviendrait aux Murmures, il suffisait d’attendre. Quelques lunes, deux à trois saisons, peut-être une année entière. Il reviendrait, reviendrait aux Murmures. Mais plus jamais je ne serais ces bras où il se blottissait comme en lui-même. Il reviendrait, mais ce second cordon qu’est la caresse serait rompu et jamais plus nous ne goûterions cette sublime proximité de la mère à l’enfant. Il reviendrait, reviendrait...

Ô mon amour ! Je ne me rappelais plus avoir un jour vécu sans toi. Je ne me rappelais plus la jeune fille que j’avais été, ce qui occupait tout son temps avant que tu ne vinsses le dévorer.

Mon petit ogre m’avait quittée en riant sur son vieux cheval. Se souviendrait-il seulement de sa mère quand on le ramènerait aux Murmures ?

 

Après son départ, je n’ai plus eu la force d’accueillir les pèlerins ni même de prier pour eux. L’univers était déchiré et mon ventre de pierre, vide et froid.

L’été qui régnait de l’autre côté des barreaux n’y changeait rien. La douleur est une saison en soi.

Je ne mangeais plus, sans que mon jeûne eût quoi que ce soit de religieux, et, n’étant pas portée par la foi, je m’affaiblissais fort vite. Si bien que mes proches cherchaient un moyen de me soustraire à une mort qui commençait de rôder, terne, derrière mon regard. Ivette colportait que qui regardait en mon œil pouvait désormais y voir une ombre se débattre. D’après elle, la Mort était captive de ce pâle cercle bleu. L’avais-je enfermée dans mon regard à force de la contempler à l’ouvrage par les yeux de mon père ? Toujours était-il qu’elle n’avait pas encore reparu dans les masures du fief et que les plus hardis des jeunes gens, se croyant à l’abri dans la sphère de ma prière, commençaient de la narguer et d’abandonner toute prudence.

La Faucheuse faisait le dos rond. Elle attendait dans l’ombre.

 

Un midi de plein été, Bérengère a chassé sa cour de galants avant de s’avancer seule jusqu’à moi dans le soleil.

Les pans de sa jupe verte ondoyaient si harmonieusement autour de ses courbes que j’ai cru que la Loue elle-même — ce cours d’eau voilé par endroits de longues algues lascives affleurant la surface et abandonnées aux caprices du courant — venait, majestueuse, à ma rencontre. La faim me troublait l’esprit au point qu’il m’a alors semblé que cette géante à la démarche fluide se changeait progressivement en rivière. Ses prunelles et sa longue chevelure blonde elle-même ne se chargeaient-elles pas de nuances vertes ? Il fallait bien qu’elle fût victime de quelque sortilège pour attirer soudain dans son sillage tout ce que ce pays comptait d’hommes, ai-je songé alors, en cherchant à surprendre à sa surface, comme à celle d’une onde, mon reflet brouillé.

« Pourquoi ne rejoins-tu pas le monde ? m’a-t-elle demandé de sa voix rocailleuse et profonde. Il est aisé de mettre à bas ce méchant mur à coups de masse et de te dégager des pierres ?

— Et comment espères-tu me délivrer de ma promesse ?

— Je n’entends rien à ce que tu racontes ! Tu as vingt ans, tout au plus, et une vie qui t’attend au-dehors, mais tu restes toute vive dans ta tombe ! De quoi as-tu si peur ? Du monde à l’entour ? Du retour de ton père ? De ce pauvre Lothaire ? Du désir que ce garçon sublime en chansons ?

— Mon père ne reviendra pas, je l’ai vu mourir dans les mains de mon fils. Je n’en ai rien dit à Douce encore. Guillaume et Jean sont morts aussi. Seul Benjamin a pris le chemin du retour en compagnie d’Amey de Montfaucon. Quant à Lothaire, il est vrai que je ne l’ai jamais autant craint qu’aujourd’hui. Mais ni sa passion ni ses poèmes ne me tiendraient enfermée ici... Reste le monde. J’ai appris dans ma cellule à quel point il était vaste et sublime, j’ai appris qu’il y avait tant à parcourir sans en toucher le bout. Des voyageurs m’ont donné à voir les paysages fabuleux qu’ils avaient traversés en se contentant d’avancer les pieds. Quelle merveille pour l’emmurée que de s’imaginer sillonnant un si vaste univers ! Quelle ivresse ce doit être que de marcher ainsi simplement sans rien pour arrêter l’œil, et de sentir la terre battre sous ses talons, et de respirer l’haleine du monde à pleins poumons !

— Martin peut te faire sortir. Il n’est pas homme à se laisser arrêter par les murs d’une chapelle. Les gardes me mangent dans la main, je m’occuperai d’eux, tandis qu’il enfoncera les pierres.

— Et ensuite ? L’Église ne laisse pas ses recluses s’échapper si facilement. Et m’imaginer, fuyant sa main, seule et démunie sur les routes avec Elzéar, me donne le vertige.

— Alors, demande au chapitre de Saint-Jean de te libérer de ton vœu, je veux bien te servir d’émissaire.

— Seul le pape pourrait rouvrir mon sépulcre et me rendre à cette vie que j’ai quittée.

— Eh bien, écris au pape, toi qui sais te servir d’une plume, et ne te contente pas comme nous autres de confier tes phrases au vent ! J’irai jusqu’à Rome lui porter ta missive.

— Tu aurais si peu de chances de l’atteindre.

— Je suis bien plus puissante que je n’en ai l’air.

— Et que lui écrirais-je pour motiver ma requête ? Que la sainte femme qui a accouché d’un enfant dans son tombeau n’en peut plus de vivre loin de son petit ? Que Dieu ne me suffit plus ? Ce n’est pas ainsi que je protégerai Elzéar. Si je quitte mon trou, je m’éloigne de la sainteté et, ce faisant, je condamne mon fils dont la mystérieuse naissance fera bien vite jaser. Je dois tenir ma place pour mieux le protéger.

— Alors nourris-toi et ne te laisse pas emporter par la peine ! Elzéar est heureux dans la famille d’Ivette, il s’est pris d’amitié pour le vieux cheval que Douce lui a offert et il joue avec des petits de son âge. Il réclame sa mère souvent et Phébus aussi parfois, mais il ne s’abandonne jamais au chagrin. Ma maîtresse lui fait régulièrement porter du lait d’ânesse et du pain blanc.

— Ne lui demande-t-on pas de montrer ses cicatrices aux pèlerins de passage ? Ne souffre-t-il pas d’être le fils de la vierge recluse ?

— La vieille a veillé à cela, elle sait se faire obéir. Nul étranger n’apprendra que ton petit est chez elle. Quant aux gens du pays, ils se sont habitués. Il n’y a pas eu miracle dans le voisinage de ton fils et il joue tant dans la terre avec les autres marmots que leurs paumes se ressemblent toutes. Il se noie dans la masse.

— Et comment s’endort-il sans ma main ? Il tenait ses doigts accrochés à mes doigts et ne pouvait trouver le sommeil sans eux.

— On lui a donné une patte de lapin. Il s’en accommode fort bien. Il aime à se pelotonner au milieu de la marmaille qui vit là et, sur la paillasse, ses bras, ses jambes s’emmêlent délicieusement à ceux des autres enfants. Les pèlerins en revanche ne comprennent pas que tu refuses ainsi de les rencontrer. Certains se sont même plaints à Besançon de ton manque de charité. Ceux de la cathédrale Saint-Jean te protègent, mais le doyen de l’église Saint-Étienne finira par venir jusqu’ici te poser ces questions que tu redoutes et que nul n’a osé te poser jusque-là.

— Te rends-tu compte, Bérengère, que, cherchant à justifier ma réclusion, je ne t’ai même pas parlé de ma foi ? N’est-il pas terrible de perdre ainsi son cap en pleine traversée, de ne plus savoir ni où l’on va ni comment rentrer chez soi ? De ne plus même comprendre pourquoi on est partie ? Je me suis condamnée à errer jusqu’à la mort dans un réduit de quelques pieds de large, et j’ai oublié ce que je comptais trouver entre ces murs.

— On ne te laissera pas longtemps errer en paix. Méfie-toi, ta position est plus périlleuse que tu ne le crois ! Si tu restes ici, tu dois jouer ton rôle. À moins, bien sûr, que tu ne saches mentir à ceux qui viendront t’arracher cette auréole dont les gens d’ici t’ont couronnée. Si tu choisis de m’envoyer à Rome, Martin m’y escortera. »

 

Dieu était toujours en mon cœur, mais il n’y tenait plus qu’une si petite place que j’avais bien du mal à prier sereinement.

Je mastiquais ma solitude dans ma cage, j’y tournais en rond indéfiniment dans un sens puis dans l’autre jusqu’à l’abrutissement. Quatorze pas me permettaient d’en faire le tour, j’avais d’abord tenté de repousser un peu les murs en réduisant l’amplitude de mes enjambées, mais, à force de privations, j’avais fini par tant m’affaiblir que cette minuscule promenade m’était devenue le bout du monde. J’étouffais d’autant plus dans la puanteur aigre de mon corps abandonné que je n’ouvrais plus que rarement mon volet. Je ne retrouvais rien de cette force que ma foi m’avait donnée durant toutes ces années. Prière et contemplation ne ligotant plus ma pensée, celle-ci me torturait. Je m’étais devenue une compagne insupportable et le temps croupissait.

J’avais aimé mon fils comme un Christ incarné et l’on m’avait exilé de l’Enfant, de l’Hostie.

M’étais-je définitivement éloignée de la béatitude ?

 

C’est alors que je l’ai vue, tapie dans l’ombre à mes côtés. Mon cœur a bondi dans ma poitrine. Elle ne disait rien, elle m’observait, recroquevillée dans un coin. Comment avait-elle pu se glisser dans mon monde sans que je m’en aperçoive ? Comment avait-elle réussi à entrer dans cette tombe scellée ? Elle ne bougeait pas ou à peine et je ne fixais jamais son visage de peur que cela ne la poussât à se déplier ou à m’approcher.

Cette créature affreuse, Mort ou démon, semblait remodelée sans cesse, comme de la vase qu’on remuerait, si bien que je ne parvenais pas à m’en faire une familière. J’avais beau la savoir là, je sursautais chaque fois que mon regard tombait sur cette forme sombre.

L’avais-je inventée pour lutter contre ma folie ?

Avais-je projeté l’adversaire au-dehors pour résister contre autre chose que contre moi-même ? Car il n’y a rien de pire qu’une bataille sans ennemi.

Je me suis persuadée que, si je la combattais, mon enfant reviendrait bientôt courir sous le grand érable.

Alors j’ai repris le fil du temps, priant neuf fois par jour, rouvrant mon volet dès prime pour que le soleil entrât dans mon réduit. J’ai accepté de me nourrir de nouveau (à la grande joie d’Ivette qui avait maigri autant que moi durant cette terrible période), de me laver, je me suis même coupé les cheveux et les ongles, j’ai fait lessiver ma tunique et j’ai couvert ma tête d’un voile clair avant de me dire prête à recevoir les pèlerins et ce pauvre Lothaire que ma folle faiblesse avait désespéré. J’ai tenu bon jusqu’à ce que cette forme terrifiante se fût totalement dissipée. Elle était là sans doute encore, quelque part dans la pièce à mes côtés ou circonscrite dans mon œil, mais je ne la craignais plus.

J’avais gagné ma bataille contre la mort, il me suffisait désormais d’attendre.

Elzéar me reviendrait.