Les beaux jours se sont égrenés si vite, l’été s’est dissous en lectures saintes, en contemplation, en prières, en rencontres. Je rendais grâce à Dieu en me crucifiant à ses côtés par ma reclusion et chaque douleur me rapprochait de lui, chaque mortification m’élevait. Ma foi se nourrissait de mes renoncements et de ma souffrance. Je vivais à genoux dans la terre.
Mes yeux n’ont plus jamais déniché de fraise des bois, cependant, malgré l’épaisseur des murs, je pouvais voir dans le cadre rectangulaire de ma fenestrelle un petit morceau de la cour du château, le bel érable qui en tenait le centre et même, en approchant mon visage au plus près des barreaux, un bout de ciel juste au-dessus. Parfois, en automne, le soleil rasant passait entre les feuilles rouges du grand arbre et trouvait son chemin jusqu’à moi, agenouillée au carrefour des vivants et des morts.
Pierre m’avait aménagé une cheminée dans la paroi, luxe suprême qui m’a permis de ne pas trop souffrir du froid. Je m’étais vidée de ma bile et les vomissements avaient enfin cessé, je souffrais pourtant encore terriblement de la faim et la tête me tournait, m’empêchant de prier dès que je tentais de m’imposer un jeûne plus sévère. Je parvenais tout de même à refuser les présents des visiteurs dont j’avais décidé d’endiguer le flot, ne les recevant plus qu’entre none et vêpres afin que mon adoration ne fût point brisée à tous moments par ces vagues de pénitents.
Bien qu’en ma logette on ne trouvât qu’un vase en fer, une cuvette de faïence, une étroite puisette, une lampe à huile, une solide chaise de bois et la fosse pleine de paille où je dormais, cette cellule était bien douillette, comparée à celles de certaines recluses des villes qui n’avaient pas même la place de s’allonger au sol et devaient, m’avait-on rapporté, se tenir soit debout soit assises les pieds dans la fange. Les visiteurs souvent se contentaient d’entendre les prières de ces saintes femmes couvertes de vermine dont le visage n’arrivait pas au niveau d’une fenestrelle minuscule aménagée si haut que l’emmurée ne voyait au mieux du monde extérieur qu’un ridicule carré de ciel. Les bourgeois leur lançaient du pain au passage en remerciement de leur sacrifice. Lorsque je songeais à mes sœurs, j’étais honteuse que ma cellule fût si spacieuse, si propre, si chaude, ma fenêtre si large et qu’Ivette, ma simplette, prît si bien soin de moi.
Moi qui mangeais moins qu’un oiseau, je sentais mon corps enflé et lourd, et il me semblait que je le traînais à mes côtés. Je ne comprenais ni comment l’air pouvait m’entrer ainsi dans les entrailles au point de me gonfler la panse ni comment faisaient les autres recluses pour conserver leur vigilance dans des conditions tellement plus difficiles que les miennes.
Au cinquième mois de mon enfermement, j’ai senti des mouvements dans mon ventre. Ce n’était pas douloureux, mais totalement nouveau et incontrôlable. Quelque chose se débattait en moi. Et ces troubles sont devenus de plus en plus sensibles, de plus en plus fréquents, à mesure que passaient les semaines. Mon corps, auquel je ne portais que fort peu d’attention, se modifiait, j’ai mis du temps à m’en convaincre et encore plus longtemps à en comprendre la raison. Malgré la frugalité de mes repas, ma panse, dure comme pierre, s’arrondissait toujours davantage et ma peau était tendue à se déchirer. Les turbulences dont elle était parfois le siège ont fini par être perceptibles de l’extérieur : mes mains, posées sur mon ventre, pouvaient sentir les déformations imposées par ce qui s’y agitait.
Quel démon venait ainsi me remuer les entrailles ? Me dévorer de l’intérieur ? Ça m’habitait, ça frappait là-dedans, ça courait sous ma peau comme une main sous un drap.
Je ne saignais plus depuis qu’on m’avait emmurée et j’avais eu la naïveté de croire que cet arrêt des menstrues était lié à ma réclusion, que Dieu m’avait délivrée de ce que les clercs nommaient l’impureté périodique de la femme. Ce sang que je ne perdais plus m’enflait les veines. Elles dessinaient leurs ondulations bleues sur mon corps décharné.
La réalité m’a saisie si brutalement que j’ai cru défaillir. Comment avais-je pu m’aveugler si longtemps ?
Je ne pouvais plus me berner : Christ avait décidé de ne pas me soustraire au fardeau de la grossesse.
Et moi qui me croyais à l’abri du diable en ma tombe !
Qu’allais-je faire seule dans ces murs avec une tête d’enfant coincée entre les jambes ? Il faudrait bien que ce petit sorte et j’étais tellement ignorante.
Personne ne devait savoir !
Il était facile de cacher mon état à tous ceux qui, venant réclamer mon aide, s’agenouillaient devant ma fenestrelle et ne voyaient de moi que mon visage et mes épaules. Mais que se passerait-il ensuite ? Que ferais-je de ce poupard si, par miracle, nous survivions tous les deux ? L’angoisse est vite devenue si forte qu’elle m’aurait rendue démente si je ne l’avais dépassée. Face à cette situation impensable, je n’avais plus qu’une ressource : m’abandonner à Dieu. Je me suis donc persuadée qu’Il se chargerait de tout et, confiante, j’ai accepté cette nouvelle épreuve.
Mon occupant ne m’effrayait plus, il m’est peu à peu devenu familier. Quand l’enfant bougeait la nuit, j’imaginais qu’il avait peur dans le noir, alors je priais à voix haute et il se calmait, m’accompagnant sans doute dans ma prière. Le jour, à l’heure où je recevais, je le sentais jouer en mon ventre et cela me faisait sourire.
De temps à autre, j’avais des nouvelles de Jehanne. Elle allait trouver les recluses dans les cités qu’elle traversait et leur demandait de me faire parvenir quelques phrases. Le pouvoir des immobiles était grand en mon siècle. Grâce à ce réseau d’emmurées, ses paroles m’arrivaient, portées par les pèlerins, transformées par les patois, les accents, les oublis des messagers. Derrière ces visages inconnus, se dessinaient les grands yeux noirs de ma sœur de lait et, dans leur voix, son rire se faufilait. La plupart des logettes se bâtissaient en ville ou dans des monastères, rares étaient les reclusoirs aussi isolés que le mien. La rumeur du monde venait aux fenestrelles et cette rumeur se chargeait de nos dires. Quelle joie c’était pour moi d’entendre les mots de Jehanne dans d’autres bouches et de confier mes réponses à de braves gens qui les feraient circuler jusqu’à Vézelay puisque c’était là qu’elle s’était arrêtée et qu’elle avait mis son petit Paul au monde ! Je lui ai même fait parvenir plusieurs lettres par cette voie, sachant qu’elle trouverait bien quelqu’un pour les lui lire.