J’étais bien jeune alors, jeune, sotte et affreusement impuissante face à la douleur inarticulée de mon fils. Elzéar hurlait tant en refusant mon sein qu’il me venait des larmes. Et les gens du château, sortant de leur stupeur, en ont appelé d’autres, ils ont couru en tous sens annoncer la nouvelle, ce second miracle après l’agneau. Nul ne semblait avoir vu mon père me rendre ce petit, qu’il avait torturé, nul ne l’avait remarqué alors qu’il s’échappait comme qui sait bien qu’il a commis une faute. L’éclat d’Elzéar, ses mains percées et ses doigts tendus en étoiles dans un rai de lumière avaient occulté tous les doutes. Sa blondeur d’angelot, sa carnation exceptionnelle contrastaient si violemment avec la misère et l’obscurité de ma cellule que cette image seule aurait sans doute suffi à marquer les esprits.
Je restais muette, ne songeant qu’à bercer, ne songeant qu’à prier. Ma vieille nourrice, la mère de Jehanne, s’est alors avancée jusque devant ma fenestrelle et l’on s’est un peu écarté afin de lui faire place. Elle s’est imposée avec sa force placide de doyenne, son bon sens et ses herbes, pour soigner les manottes trouées. Se souciant bien peu du miracle, elle m’a demandé Elzéar d’une voix douce mais ferme, l’a allongé sur la margelle extérieure en tenant d’un geste la masse des ébahis à distance, a appliqué un emplâtre dans les paumes de l’enfant et en a profité pour l’emmailloter convenablement dans un linge frais avant de me le rendre. Mon tout petit, cette joie lestée de peur que Dieu m’avait donnée, s’en est trouvé mieux, il s’est même endormi contre mon sein, un filet de bave, blanc de lait, au coin de la bouche entrouverte.
Et tandis qu’il dormait, la rumeur s’enflait, grondait, s’étalait sur le fief des Murmures, la rumeur dépassait le grand calvaire, elle courait sur l’horizon, rebondissait de famille en famille, de bourgade en bourgade, empruntait la grand-route, coupait à travers champs, une bouche touchait vingt oreilles qui devenaient aussitôt autant de langues, et chacun se hâtait de répéter, de raconter, d’inventer ce miracle à sa façon, avec ses mots, ajoutant des détails, des trous aux pieds, une couronne d’épines, une auréole dorée sur mes cheveux et sur ceux d’Elzéar, et une étoile nouvelle au ciel, un astre bleuté si brillant que certains affirmaient l’avoir vu en plein midi et en avoir été aveuglés le temps de réciter vingt dizaines d’Ave. Esclarmonde, la pucelle emmurée, avait enfanté un petit ange en ce vendredi, s’extasiait-on, et cet enfant merveilleux portait les stigmates du Christ, cet enfant parlait le latin, récitait les Évangiles et avait déjà guéri deux lépreux et trois paralytiques.
« Réjouissez-vous, claironnait Hydre Rumeur par toutes ses gueules, Dieu vient d’offrir au monde un merveilleux présent ! »
Plus les heures passaient, plus le récit devenait fabuleux, la liste des miracles accomplis par l’enfant s’allongeait, la légende s’élaborait, se structurait, s’étoffait. Chacun mettait la main à la pâte pour l’épaissir un peu, ajoutant sa trouvaille, rivalisant d’invention, et elle levait d’autant mieux que Pâques approchait.
Comment pourrais-je me dépêtrer de tout cela ?
Dès le lendemain, j’aurais à m’expliquer devant les clercs, c’était certain, et j’ignorais ce qu’il me faudrait dire.
Ivette avait lavé mon petit, frotté son corps de sel et d’huile de fleurs, sa bouche et ses narines avaient gardé l’odeur et le goût du miel d’érable et de chêne qu’elle y avait déposé.
J’ai passé ma nuit en prière, plantée à genoux dans la terre, ne me levant que pour nourrir Elzéar, les articulations douloureuses, engourdies d’être restées trop longtemps pliées, implorant un Dieu soudain sourd et lointain de m’inspirer, caressant cet enfant aux joues si lisses, si pleines, m’étonnant de tant de douceur, et sachant désormais quelle torture ce serait d’en être séparée. J’espérais qu’il vivrait et cherchais moyen de le soustraire à la haine de mon père et aux griffes du diable.
Je me refusais à mentir. Cependant, le destin d’Elzéar serait façonné par mes paroles, on me l’arracherait dès que je dévoilerais la vérité. Oui, on me ferait sortir de ma cellule et subir la question pour que je livre le nom de son père, pour que j’explique d’où lui venaient ses stigmates, et nous finirions tous sur le même bûcher.
Que cherchais-je donc en entrant en ces murs ? L’extase mystique, la proximité de Dieu, la splendeur du sacrifice ou la liberté qu’on me refusait en m’offrant en mariage ?
N’allais-je pas tout perdre si je laissais ce vivant mensonge me ligoter l’âme ?
Mes certitudes s’effondraient, ma foi se déchirait dans ce tiraillement de pensées et le petit souriait aux anges, délicieusement repu.
Cet enfant n’était-il que le fruit de la frustration et de la haine ? Se pouvait-il qu’en m’offrant sincèrement à Dieu, j’aie provoqué un tel désastre ? Cette vague de folie nous emporterait tous tels des fétus de paille dans le souffle de l’embrasement !
Comme le diable devait rire de tout cela, de ce détournement de ma foi, de ce retournement en mon âme ! Sans doute tentait-il une fois encore de me séparer de Dieu. Ma cellule devenait le siège d’une bataille qu’il livrait au Tout-Puissant. Bataille dont cet enfant semblait l’enjeu. Je ne pouvais laisser l’adversaire emporter Elzéar, je ne pouvais lui livrer et mon fils et mon père en une même phrase. Non, je déjouerais les plans du démon. Il me suffirait de me taire et de donner à voir mon incompréhension.
Tout dépendrait de ce que père dirait. S’il avouait sa faute, il nous condamnait tous les trois à l’opprobre, mais s’il ne disait rien, qu’adviendrait-il de son âme ? Mes prières suffiraient-elles à le sauver ? À nous sauver ?
Christ était amour, Christ lisait en mon cœur, Christ nous protégerait ! Il ne fallait pas laisser le doute s’immiscer !
J’ai prié.
Un cri a alors déchiré la nuit, le cri de douleur et d’effroi d’un damné, et ce cri a aussitôt trouvé compagne. Un hurlement strident de femme a vrillé les ténèbres à sa suite.